IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Les hommes, assez volontiers, vantent leur esprit de suite, leur fermeté, leur persévérance. Pure fatuité de leur part.
C’est chez la femme seulement que la persévérance se trouve, mais opiniâtre, inflexible, intraitable, poussée jusqu’à la folie.
Sous ce rapport, Mlle Diane de Sauvebourg était dix fois femme.
Cette belle et naïve jeune fille, toute préoccupée en apparence de futilités, que son père appelait en riant sa « chère girouette, » cachait sous ses dehors frivoles une volonté de fer, et fût morte avant de renoncer volontairement au projet qu’elle avait conçu d’être un jour duchesse de Champdoce.
Cependant, ses longues promenades à travers champs, toutes savamment choisies pour amener une rencontre qu’elle jugeait devoir être décisive, étaient restées inutiles.
Bien que le temps fût souvent mauvais, que les sentiers détrempés fussent devenus moins praticables, qu’il fît froid, elle continuait ses charitables visites autour du château de Champdoce.
– Un jour viendra bien, pensait-elle, où je l’apercevrai, cet invisible.
C’était vers la mi-novembre, un jeudi, et, depuis le commencement de la semaine, la température s’était tout à coup radoucie.
Le ciel était bleu, les dernières feuilles frémissaient à la brise, les merles sifflaient dans les haies dépouillées.
Mlle de Sauvebourg, seule, un petit panier au bras, suivait le sentier qui conduit à Mussidan en longeant les bois de Bivron, dont il n’est séparé que par un fossé et une baie épaisse et haute.
Elle marchait lentement, au beau soleil tiède, lorsqu’un bruit de branches brisées sous des pas lui fit lever la tête.
Elle regarda, et tout son sang afflua à son cœur.
À travers une éclaircie de la haie, de l’autre côté, elle venait de reconnaître celui qui, depuis plus de deux mois, occupait toute sa pensée, Norbert.
Il s’avançait fort lentement, avec les précautions minutieuses d’un chasseur sous bois, l’œil et l’oreille au guet, le doigt sur la détente de son fusil.
Une insurmontable émotion cloua sur place Mlle Diane. Elle se sentait défaillir ; ses idées devenaient confuses. Elle mesurait l’abîme qui sépare du fait les intentions les plus formelles, et toute la belle fantasmagorie de ses projets s’évanouissait.
L’occasion si ardemment désirée, si patiemment épiée, se présentait, et si grand était son trouble qu’elle comprenait bien qu’elle n’en pourrait profiter. Articuler une seule parole lui eût été impossible.
Norbert allait passer près d’elle ; il la saluerait, elle répondrait par une inclination de tête, il s’éloignerait et ce serait tout, et elle attendrait peut-être des mois une seconde rencontre.
Toutes ces réflexions traversèrent son esprit en moins de temps que n’en met l’éclair à rayer le ciel.
Cependant, elle faisait pour rassembler son courage d’héroïques efforts, quand elle vit le fusil de Norbert s’abaisser vers elle.
Le double canon la menaçait. Elle voulut avertir, elle ne le put…
Une douleur aiguë, comme le serait la piqûre d’une aiguille rougie, mordit sa chair, un peu au-dessus de la cheville. Elle battit l’air de ses deux mains, poussa un grand cri, et s’affaissa sur le sentier.
Pourtant, elle n’avait pas perdu entièrement connaissance, car elle entendit l’explosion de l’arme, un cri terrible qui répondit au sien, et ensuite des aboiements furieux et un grand froissement de branchages.
Presque aussitôt elle sentit sur son visage comme une haleine chaude, puis quelque chose d’humide et de froid dont le contact la fit frémir.
Elle ouvrit les yeux. Bruno, le bel épagneul, était près d’elle, s’agitant, lui léchant les mains.
Au même instant, la haie s’écarta sous un énergique effort, et Norbert apparut, pâle, éperdu, les cheveux hérissés par la terreur.
Sa vue eut cet effet admirable de rendre subitement à Mlle de Sauvebourg sa présence d’esprit et son sang-froid. Elle eut conscience des avantages de sa position, résolut d’en tirer parti et referma les yeux.
Norbert, lui, en présence de cette femme étendue à terre, immobile, plus blanche que marbre, se sentait devenir fou. Il la reconnaissait, il avait tué Mlle de Sauvebourg.
Son premier mouvement fut de s’enfuir, de courir devant lui tant qu’il aurait de forces. Le sentiment inné du devoir l’arrêta.
Il s’approcha secoué par un horrible tremblement ; il se pencha et reconnut qu’elle ne pouvait être morte.
Alors, il s’agenouilla près de cette jeune fille que souvent il avait admiré à l’église, et bien doucement souleva cette tête charmante et l’appuya au pli de son bras. Il cherchait où il pouvait l’avoir frappée.
– Mademoiselle, d’une voix que l’angoisse rendait à peine intelligible, de grâce, parlez-moi, un seul mot !
Elle ne répondait pas, elle se recueillait, elle bénissait l’événement.
Enfin, elle fit un mouvement qui arracha une exclamation de joie à Norbert ; puis, bien lentement, elle souleva ses paupières ombragées de longs cils et promena autour d’elle le regard surpris d’une personne qui s’éveille.
– C’est moi, mademoiselle, balbutiait le pauvre garçon, Norbert de Champdoce ; ne me connaissez-vous pas ? Grand Dieu ! quel affreux malheur ! C’est moi qui vous ai blessée. Me pardonnerez-vous jamais ! Sans doute vous souffrez beaucoup…
Son anxiété était si poignante, que Mlle Diane en eut pitié et n’abusa pas. D’un geste d’une douceur infinie, elle repoussa le bras qui la soutenait et se redressa.
– Rassurez-vous, monsieur, dit-elle ; c’est à moi de vous demander pardon de m’évanouir comme une femmelette, et pour rien, car j’ai eu bien plus de peur que de mal.
Elle souriait si délicieusement en disant cela, que Norbert crut voir le ciel s’entrouvrir. Il respira.
– Je puis courir chercher des secours, proposa-t-il.
– À quoi bon ! Si j’ai quelque chose, ce ne peut être qu’une égratignure insignifiante.
En même temps elle allongea un pied à faire tourner une tête plus solide que celle de Norbert, et ajouta :
– Tenez, c’est là.
En effet, un peu au-dessus de la bottine, une tache de sang assez large rougissait le bas fin et blanc.
À cette vue, l’effroi de Norbert le reprit. Il se releva vivement.
– Je cours jusqu’au château, fit-il, et avant une heure…
– Je vous le défends bien, interrompit la jeune fille, ce n’est rien, je vous l’affirme. Regardez, je remue très bien le pied dans tous les sens.
Elle le remuait, en effet, d’un geste mutin et gracieux.
– Cependant, je vous en prie…
– Taisez-vous, nous allons voir ce que c’est.
Sur ces mots, elle sortit de sa poche un petit canif, et, fendant son bas, elle découvrit ce qu’elle appelait en riant « l’horrible blessure. »
À vrai dire, c’était une plaisanterie. Deux grains de plomb l’avaient atteinte. L’un avait éraflé la face interne de la cheville qui saignait un peu ; l’autre s’était logé dans la chair, mais il était resté à fleur de peau et on le distinguait très bien.
– Il faudrait un médecin, fit Norbert.
– Pour cela… Ah ! ce n’est vraiment pas la peine.
Et fort adroitement, de la pointe de son canif, elle dégagea le grain de plomb, qui roula à terre.
Debout au milieu du sentier, immobile, retenant son souffle, comme l’enfant qui arrive au troisième étage de son château de carton, Norbert contemplait d’un œil surpris et ravi de cette belle jeune fille assise à ses pieds.
Jamais il ne s’était imaginé qu’une créature humaine pût réunir tant de divines perfections. Il n’avait nulle idée d’un tel accueil, si amical, si bon et si gai à la fois. De sa vie, il n’avait entendu une voix comme celle-là douce et sonore, et qui allait droit au cœur.
Puis, comme elle était jolie, encore mal remise de son émotion ! Une larme tremblait encore dans ces beaux yeux, retenue par les cils, et cependant ses lèvres roses souriaient. Son teint était si transparent qu’on croyait voir le sang courir plus vite dans ses veines. Avec quelle grâce étrange ses cheveux, à demi dénoués dans sa chute, retombaient en grappes dorées sur ses épaules !
Et lui, si facile à effaroucher, il ne se sentait aucunement déconcerté.
Cependant, Mlle de Sauvebourg avait déchiré son mouchoir de fine batiste et en avait fait quatre bandes dont elle entoura son égratignure, et qu’elle assujettit avec des épingles.
– Voilà qui est fait, dit-elle gaîment, le mal est réparé.
Elle tendait en même temps sa main fine et délicate à Norbert pour qu’il l’aidât à se relever.
Une fois debout, elle essaya de marcher et fit quelques pas en boitant légèrement, – un peu volontairement peut-être.
– Ah ! je ne le vois que trop, s’écria Norbert désespéré, vous souffrez, mademoiselle !
– Mais non, je vous le promets. Cela me cuit bien un peu en ce moment, mais ce soir je n’y penserai plus.
Elle eut un petit éclat de rire franc et sonore, vrai rire de pensionnaire, et, d’un ton d’amicale ironie, elle ajouta :
– Et quand même, monsieur le marquis, ce serait un souvenir de notre première rencontre.
Norbert ne songea pas à se demander si c’était un reproche. Il était surtout frappé de ce que Mlle Diane l’appelait monsieur le marquis. Jusqu’ici, Dauman seul lui avait donné ce titre. Cette attention fut comme un baume versé sur les plaies toujours saignantes de son orgueil.
– Du moins, pensait-il, elle ne me méprise pas.
Mlle de Sauvebourg poursuivait :
– Cette aventure tragi-comique devrait être une leçon pour moi. Maman me recommande toujours de suivre le grand chemin, mais je ne puis le souffrir ; il m’ennuie. Combien je préfère cet étroit sentier où on marche à l’ombre et d’où on découvre toute notre vallée…
Elle étendait la main, en disant cela, et il parut à Norbert qu’à ce geste un rideau se levait comme sur un théâtre, et que, pour la première fois, il voyait ce paysage familier où il avait vécu.
– C’est vrai que cela est beau ! murmura-t-il.
– Je passe donc tous les jours par ici, continuait Mlle Diane, quoique ce soit bien laid de désobéir à sa mère, lorsque je vais chez la Besson, dont la maison est au bas de la côte. Pauvre femme ! elle se meurt d’une maladie de poitrine, et le médecin croit bien qu’elle ne passera pas l’hiver. Je fais ce que je peux pour la secourir : je lui porte du pain blanc, du bouillon, un peu de viande…
C’est avec l’onction attendrie d’une fille de Saint-Vincent-de-Paul qu’elle s’exprimait. La femme s’effaçait, faisant place à l’ange. Dans la pensée de Norbert, il ne lui manquait que les ailes.
– Et ce n’est pas tout, disait-elle, cette pauvre Besson a trois petits enfants qui manquent de tout. Où prendrait-elle de quoi les vêtir, quand elle n’a pas toujours assez de pain pour leur faim ? Le père de ces malheureux est bon ouvrier, dit-on, mais mauvais sujet et fainéant. Le peu qu’il gagne, il le dépense dans les cabarets, et quand il rentre chez lui ayant bu, il bat sa femme.
C’était justement à ce Besson, un ivrogne dont la femme était à la mendicité, que Norbert se trouvait d’avoir souscrit une obligation de 4.000 francs.
C’était là un des deux clients qui, à entendre maître Dauman, lui confiaient pour les faire valoir, leurs économies.
Mais Norbert ne fit pas attention à ce détail.
Il ne comprenait qu’une chose, c’est que Mlle Diane allait le quitter, regagner Sauvebourg, et qu’il ne la verrait plus.
Déjà elle avait ramassé le panier qu’elle avait laissé échapper en tombant.
– Avant de vous dire adieu, monsieur le marquis, commença-t-elle avec une véritable hésitation, je désirerais… je voudrais… si j’osais… vous demander un service.
– À moi, mademoiselle ? Oh ! je vous en supplie, parlez !…
Elle ne put s’empêcher de sourire de l’enthousiasme de Norbert.
– Vous m’obligerez beaucoup, reprit-elle, en ne parlant à personne du petit accident de tout à l’heure. Si le bruit en arrivait aux oreilles de mes parents, ils s’inquièteraient et me priveraient peut-être de la petite liberté qu’ils me laissent et qui profite tant à mes pauvres.
– Je me tairai, mademoiselle ; personne ne saura l’horrible malheur qui a failli…
– Merci, monsieur le marquis, interrompit Mlle Diane, merci !…
Et dessinant une coquette révérence, elle ajouta gaiement :
– Par exemple, une autre fois, avant de tirer, vous ferez bien de vous assurer qu’il ne passe personne dans le sentier.
Ce fut tout, elle s’éloigna.
Mais elle ne boitait plus ; elle était si heureuse qu’il semblait que ses pieds ne touchaient plus la terre.
C’est qu’elle n’avait pu se méprendre aux regards de Norbert, au tremblement de sa voix, à ses gestes, à son attitude. Elle avait lu sur sa physionomie comme dans son cœur même ses pensées les plus secrètes, et elle ne pouvait douter de l’impression profonde que gardait cet adolescent.
Les femmes, d’ailleurs, ont comme un sixième sens qui leur révèle cela.
– Maintenant, se disait-elle, plus d’incertitudes, je serai duchesse de Champdoce.
Oh ! comme elle le bénissait, ce bienheureux coup de fusil qui pouvait la tuer !
En moins de cinq phrases, et avec toutes les apparences du plus candide abandon, elle avait appris à Norbert tout ce qu’il importait qu’il sût.
Lui dire qu’elle passait tous les jours par ce sentier, ce n’était certes pas lui donner à entendre qu’elle espérait l’y revoir ; mais c’était avouer qu’elle ne serait pas bien surprise de l’y rencontrer.
Parler de la petite liberté dont elle jouissait, cela ne signifiait-il pas, ou à peu près, que, le cas échéant, elle ne serait pas réduite à compter les minutes d’un entretien ?
Elle était bien sûre que Norbert n’était pas de force à la deviner, mais elle était certaine aussi que pas une de ses paroles ne serait perdue.
Donc, elle n’apercevait pas d’obstacles.
Ah ? si, pourtant. Le duc de Champdoce !…
Elle rejoignant en ce moment la route, elle se retourna cherchant si elle n’apercevait pas encore Norbert.
Elle l’aperçut à la même place où elle l’avait quitté, dans la même attitude, ne bougeant non plus que les arbres qui l’entouraient.
Le pauvre garçon, lorsque Mlle Diane s’était éloignée, avait senti quelque chose se déchirer en lui. Longtemps il l’avait suivie des yeux, et longtemps après l’avoir perdue de vue, il restait sous le charme et comme en extase.
Quel événement !… Mais ne rêvait-il pas ? Était-elle bien là, tout à l’heure, près de lui, le regardant, lui parlant ?…
Une inspiration lui vint qu’il jugea divine. Il pouvait se procurer une preuve de la réalité de ses impressions, et quelle preuve !…
Il s’agenouilla sur le sentier et après de minutieuses recherches, sous un brin d’herbe, il découvrit ce grain de plomb qui avait blessé Mlle Diane. Même, un peu de sang s’était caillé autour…
C’est lentement, perdu dans une rêverie d’une douceur infinie, qu’il regagna le château.
À sa grande surprise, quand il entra dans la cour, il vit la grande porte ouverte, et, sur le perron, son père lui cria dès qu’il parut :
– Enfin, vous voici ; vite, hâtez-vous, que je vous présente à notre hôte.