Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

VI

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VI

Depuis la mort de l’infortunée duchesse de Champdoce, les étages supérieurs du château restaient rigoureusement fermés.

 

Les appartements n’en demeuraient pas moins habitables. Le duc en prenait soin, de même qu’il se plaisait à embellir son hôtel de Paris, non pour lui, mais pour ses petits-enfants.

 

La salle à manger, par exemple, était splendide, avec ses grands dressoirs de chêne noir sculpté, rehaussés d’incrustations d’acier, chargés de montagnes de vaisselle plate, aux armes des Dompair de Champdoce. Tout y était grandiose, les buffets et les consoles, les sièges larges et bas, recouverts d’une précieuse tapisserie ; la table, si pesante que deux hommes la remuaient à peine.

 

Lorsque Norbert, à l’appel de son père, pénétra dans la salle, il aperçut tout d’abord, au fond, près d’une fenêtre, un gros petit homme, haut en couleur, à la lèvre épaisse et lippue, aux yeux à fleur de tête, un peu chauve, portant moustache et royale.

 

Sa mise était soignée, recherchée, même. Il avait à coup sûr un homme de goût pour tailleur, mais sa tournure était commune et mesquine.

 

Humble et mesquine à la fois était sa mine. On eût dit un subalterne de la veille mal initié aux relations de l’égalité, s’exerçant timidement à l’insolence.

 

À l’entrée de Norbert, M. de Champdoce le prit par la main et, doucement, l’attira vers ce personnage.

 

– Monsieur le comte, fit-il, le marquis de Champdoce, mon fils.

 

Il se retourna ensuite vers Norbert, et dit :

 

– Marquis, M. le comte de Puymandour.

 

Norbert tout en s’inclinant un peu trop, était stupéfait et le laissait voir. Ce titre de marquis, jamais son père ne le lui avait donné.

 

Cet étranger soudainement introduit, contre toutes les habitudes du château, ce dîner dans la grande salle, cette cérémonie d’une présentation dans les règles de l’étiquette, la physionomie singulière du duc, tout cela était pour lui matière à réflexion.

 

Il n’était pas remis encore de son émotion du tantôt, et déjà un nouvel événement extraordinaire se présentait.

 

Une inquiétude vague l’agitait, comme s’il eût pressenti confusément que cette journée allait avoir sur sa destinée une influence décisive, et qu’elle serait comme le point de départ d’une vie toute différente de l’ancienne.

 

Cependant, la grosse cloche du perron, immobile depuis quinze ans sur ses gonds rouillés, sonna une volée.

 

Presque aussitôt, un valet de chambre parut, qui portait gauchement, avec les plus respectueuses précautions, une énorme soupière d’argent qu’il déposa sur la table.

 

Les convives s’assirent.

 

Ce dîner à trois, dans cette salle immense, eût été lugubre sans M. de Puymandour. Mais ce gros homme, outre qu’il avait la parole abondante et facile, possédait un fonds inépuisable de souvenirs, d’aventures, d’anecdotes et de balivernes, qu’il débitait d’une grosse voix vulgaire, riant d’un large rire de ses plaisanteries.

 

Tout en causant, il mangeait ferme et s’extasiait sur l’excellence du vin que le duc était allé chercher dans ses caves, où il en tenait en réserve des quantités considérables, destinées à égayer les repas de ses descendants.

 

Et le duc de Champdoce, si grave d’ordinaire, presque morose, silencieux comme les gens qu’obsède une idée fixe, M. de Champdoce souriait bonnement, paraissait prendre un plaisir extrême au bavardage de son hôte.

 

Était-ce pure politesse d’amphitryon ? Son approbation était-elle sincère ? Sa gracieuseté ne cachait-elle pas une arrière-pensée ? Le discerner était difficile.

 

Toujours est-il que Norbert n’en revenait pas.

 

Sans être doué d’une grande pénétration, il avait étudié son père comme l’esclave étudie son maître, et il le connaissait. Il avait retenu son opinion exacte sur quantité de choses, et savait précisément quels sujets avaient le don de lui plaire ou de l’irriter.

 

Or, M. de Puymandour eût parié de froisser toutes les idées du duc de Champdoce, de heurter tous ses préjugés, qu’il ne s’y fût pas pris autrement.

 

Mais il n’avait rien parié de semblable, le digne homme. Une telle pensée était bien loin de son esprit, cela sautait aux yeux. Sa figure n’exprimait que le parfait contentement de soi et des autres ; il s’épanouissait, il triomphait en dehors, il jouissait.

 

Ces manières d’être n’avaient rien de surprenant pour qui était au fait de sa position dans le pays.

 

Il y jouissait d’une exécrable réputation.

 

M. de Puymandour habitait avec sa fille unique, Mlle Marie, une ravissante maison moderne, éloignée de moins d’une lieue de Champdoce. Recevoir était son plus grand bonheur, et il recevait magnifiquement.

 

Mais les hobereaux du voisinage, qui acceptaient de la meilleure grâce du monde ses bons dîners, ne se gênaient pas pour le déchirer à belles dents, tout en digérant. On disait très nettement : « Ce voleur de Puymandour, » ou encore : « Puymandour, ce coquin. » Il eût été prouvé qu’il s’était enrichi à arrêter des diligences sur les grands chemins, qu’on ne l’eût pas traité beaucoup plus mal.

 

C’est qu’en effet, il était riche. Il ne possédait pas moins de cinq millions, assuraient les bien informés. De là, certainement, la haine.

 

La vérité est que M. de Puymandour était un galant homme, avait fort honnêtement gagné ses millions, à faire le commerce des laines sur les frontières d’Espagne.

 

Son grand, son seul tort était de s’appeler simplement Palouzat.

 

Hélas ! il vivait heureux et estimé à Orthez, sa ville natale, quand un matin la tarentule nobiliaire le piqua, et sa vie fut empoisonnée.

 

Son nom de Puymandour, il l’avait emprunté à une de ses terres ; son titre de comte, il l’avait acheté à l’étranger ; ses armes, il les avait commandées chez le meilleur faiseur de Paris.

 

Dès lors, il n’avait plus eu qu’une préoccupation : être, ou du moins paraître noble.

 

Chassé d’Orthez par les plaisanteries béarnaises, il vint s’établir en Poitou, espérant y trouver la noblesse moins exclusive et plus clémente. Funeste erreur !

 

Il fut toléré dès le premier jour ; reconnu jamais. Et depuis douze ans, une moyenne de cinq allusions par jour lui prouvait qu’on n’oubliait pas son origine.

 

C’est dire quels sentiments de gratitude profonde il apportait au château de Champdoce.

 

Dîner chez ce terrible duc, qui jamais n’admettait personne à sa table, c’était recevoir un indiscutable brevet de noblesse.

 

Aussi, lorsqu’on eut servi le café, – le duc en avait envoyé acheter à Bivron, – la reconnaissance de M. de Puymandour déborda en actions de grâces et en promesses d’absolu dévouement.

 

Mais dix heures sonnaient, il parla de se retirer, et bientôt il sortit, fier d’offrir son bras au duc de Champdoce, qui avait insisté pour l’accompagner jusqu’à la route. Ils allaient lentement, s’arrêtant de temps à autre, et Norbert qui marchait derrière eux, pouvait saisir quelques bribes de leur conversation.

 

– Je n’ai qu’une parole, faisait M. de Puymandour, j’irai jusqu’au million tout rond, c’est une somme cela.

 

– Trop faible de moitié, répétait le duc.

 

– Songez que ce sera comptant.

 

– Jarnicoton ! mon cher comte, vous irez bien jusqu’à quinze cent mille francs.

 

– Ah !… monsieur le duc, vous m’égorgez

 

Mais qu’importait à Norbert cette discussion d’intérêts mesquins !

 

Il était à cent lieues de la situation présente. Depuis que cette jeune fille si belle lui était apparue comme une vierge miraculeuse à un mystique, sa pensée ne lui appartenait plus.

 

Sa préoccupation était si profonde, que c’est pas un instinct purement machinal qu’il s’arrêta quand s’arrêtèrent son père et M. de Puymandour.

 

Et certes, il n’entendit rien des phrases qu’ils échangèrent avant de se séparer, tout en se prodiguant les poignées de main.

 

– Vous avez mon dernier mot, disait le duc de Champdoce.

 

– Oh ! jamais, c’est impossible.

 

– Laissez donc, vous y viendrez… dans votre intérêt.

 

– Enfin, je réfléchirai. Nous avons du temps devant nous et nous sommes gens de revue. Sans adieu, monsieur le duc !…

 

– Sans adieu, cher comte. Mes respectueux hommages à Mlle de Puymandour.

 

Il était déjà loin, ce « cher comte, » et le duc de Champdoce restait en place, écoutant le bruit de ses pas qui devenait de moins en moins distinct.

 

Quand il fut certain qu’on ne pourrait l’entendre :

 

– Jarnicoton ! s’écria-t-il, ce sire de Puymandour peut s’estimer heureux que j’aie besoin de lui. Vit-on jamais faquin plus outrecuidant !…

 

Sur cet amical adieu, il prit le bras de Norbert pour regagner le château. Mais sa contrainte de la soirée avait été trop forte pour qu’il n’éprouvât pas le besoin d’exhaler sa colère dissimulée.

 

– Voilà pourtant, disait-il, un des représentants de la nouvelle aristocratie. Et des meilleurs, notez-le. Car enfin, s’il est du dernier bouffon, et pitoyablement vaniteux, il a de l’intelligence et de la probité. Dans cent ans les fils de ces gens-là, mieux éduqués que messieurs leurs pères, constitueront une noblesse nouvelle tout aussi avide de prérogatives et d’influence que l’ancienne.

 

Pendant plus d’une heure encore, M. de Champdoce parla sur ce sujet, texte habituel de ses méditations. Il eût pu parler toute la nuit sans contradiction.

 

D’abord, son fils n’eût jamais osé l’interrompre ; ensuite, il ne l’écoutait même pas.

 

Norbert en était à s’efforcer de ressaisir les plus minutieux détails de l’aventure du matin, et telle était la puissance de son désir, qu’il arrivait à la sensation intense de la réalité. Il revoyait Mlle de Sauvebourg, il touchait son bas taché de sang, sa voix harmonieuse vibrait à son oreille.

 

Mais n’avait-il pas été un peu niais et même ridicule ?

 

Cette question, surtout, le préoccupait et l’inquiétait.

 

Après avoir failli tuer Mlle Diane, il s’était excusé avant autant d’à-propos, à peu près, que s’il lui eût simplement marché sur le pied ou déchiré la robe.

 

Quelle opinion avait-elle pu emporter de lui ?

 

À cette idée, que sans doute elle le jugeait un être grossier et mal élevé, absolument indigne d’elle, il lui montait au cerveau des bouffées de rage folle.

 

À qui devait-il s’en prendre de n’être, par les façons et par l’éducation, qu’un paysan, un rustre ? À son père. Ah ! si le duc l’eût élevé selon sa condition, il connaîtrait les usages de la belle compagnie et saurait comment on parle aux jeunes filles pour s’en faire aimer. Et cette raison s’ajoutant à toutes celles qu’il croyait avoir de haïr son père, sa haine redoublait.

 

Cependant, ce que Mlle Diane avait préparé et prévu, se réalisa.

 

Norbert ne pouvait oublier qu’elle lui avait dit que tous les jours elle passait par ce sentier où il l’avait rencontrée.

 

Donc, il pouvait se trouver sur son passage, réparer sa maladresse.

 

En ce moment, il lui semblait qu’il avait mille choses à lui dire, et que si elle était là il trouverait des paroles pour l’émouvoir.

 

N’importe, il pouvait être trahi par sa timidité, et il passa la nuit à méditer et à écrire une lettre qu’il se proposait de lui remettre.

 

Ah ! il eut du mal. Il déchira et brûla plus de quarante brouillons.

 

Écrire : « Je vous aime » tout simplement, lui semblait hardi et malséant, et il s’épuisa à chercher l’équivalent de cette phrase sublime.

 

Enfin, sur le matin, il crut avoir composé un chef-dœuvre.

 

Il se jeta sur son lit, dormit mal, et aussitôt après le premier déjeuner, il prit son fusil, siffla Bruno, et alla se poster à l’endroit précis où la veille il avait vu Mlle Diane gisant à terre, évanouie.

 

Hélas ! c’est vainement qu’il attendit.

 

Les heures se traînaient lentes, éternelles, toutes pleines de fébriles impatiences. Elle ne vint pas.

 

Un instant, il eut la pensée d’aller s’informer d’elle chez la Besson, il n’osa.

 

Il y avait longtemps que le soleil était couché quand Norbert se décida à rentrer. Les plus cruelles angoisses l’obsédaient.

 

On l’eût certes bien surpris sil on lui eût dit qu’en ne se montrant pas, Mlle de Sauvebourg obéissait à un calcul.

 

Cela était ainsi cependant.

 

Et même, pendant que Norbert, en proie aux plus affreuses incertitudes, l’attendait et se désespérait, par deux fois elle était venue l’observer en prenant bien des précautions pour ne pas être vue.

 

C’était là le trait d’une coquette expérimentée, et Mlle Diane sortait du couvent. Mais au couvent, on apprend surtout ce qu’on n’y enseigne pas.

 

Le lendemain, après s’être assurée que Norbert l’attendait encore, elle se serait peut-être retirée comme la veille, sans une circonstance fortuite.

 

Norbert, en effet, était revenu à cette place qu’il considérait comme sacrée, et il s’était juré qu’il y reviendrait tous les jours, tant qu’il n’aurait pas revu Mlle Diane.

 

Il s’était assis tristement sur le rebord du fossé, et son chien Bruno était couché à ses pieds.

 

Au momentMlle de Sauvebourg arrivait au coin du bois de Bivron d’où on apercevait le sentier, le bel épagneul la devina. Il se dressa, aboya joyeusement et s’élança vers elle.

 

Il n’y avait pas à hésiter, elle avança rapidement.

 

Tiré à l’improviste de ses rêveries, d’un bond Norbert se releva.

 

Mais si prompt que fut son mouvement, il lui prit dix secondes, et quand il sauta sur le sentier, il se trouva en face de Mlle de Sauvebourg.

 

Ils devinrent fort rouges tous deux, elle plus encore que lui, toute bouleversée de cette idée que peut-être elle avait été surprise se cachant pour observer.

 

Pendant un moment, ils restèrent immobiles l’un devant l’autre, silencieux, affreusement troublés, si rapprochés que leur haleine se confondait presque.

 

Instinctivement, ils baissaient les yeux, chacun redoutant que l’autre y pût lire les secrets de sa pensée.

 

Le cœur de Norbert battait à rompre sa poitrine, sa raison s’égarait.

 

Il tenait la main sur sa fameuse lettre. La remettrait-il ?

 

Au dernier moment, il eut peur. C’était là une de ces démarches sur lesquelles on ne peut plus revenir. Le péril l’éclaira.

 

Il revit, comme en traits de feu, sa lettre entière et la jugea ce qu’elle était, puérile et ridicule.

 

L’inspiration devait le servir mieux que toutes les peines qu’il avait prises. Rassemblant toute son énergie, il eut le courage de rompre le premier le silence.

 

– Si j’ose me présenter ainsi devant vous, mademoiselle, commença-t-il de cette voix rauque et voilée que donne l’extrême émotion, c’est qu’une inquiétude insoutenable me déchirait. Aviez-vous seulement pu regagner Sauvebourg, blessée comme vous l’étiez !

 

Il s’arrêta, espérant un mot d’encouragement qui ne vint pas. Il poursuivit donc :

 

– Je brûlais de courir au château demander de vos nouvelles, mais vous m’aviez défendu de parler du malheureux accident… pour rien au monde je ne vous aurais désobéi.

 

– Je vous remercie, monsieur le marquis, balbutia enfin Mlle Diane.

 

– Hier, poursuivit Norbert, j’ai passé la journée ici, comptant les minutes. Me pardonnerez-vous ma folie ? Je me disais que peut-être, ayant vu ma douleur, vous devineriez mes anxiétés, que vous en auriez pitié, et qu’alors, vous daigneriez

 

Il n’acheva pas, effrayé de sa hardiesse, confondu de l’apparence d’impertinente présomption de ce qu’il allait ajouter.

 

Mlle de Sauvebourg, pourtant, ne parut point choquée.

 

– Hier, répondit-elle de son air le plus candide, j’ai été retenue par ma mère.

 

C’était tout dire… ou rien.

 

C’était, selon qu’on le prendrait, la reconnaissance d’un rendez-vous tacite où elle n’avait pu venir, ou simplement une formule de banale politesse.

 

Le secret des réponses équivoques, elle ne l’avait pas appris au couvent, toute femme le possède de naissance. Mais Norbert était trop naïf encore pour saisir la nuance.

 

– Depuis deux jours, reprit-il, j’ai perdu la possession de moi-même et mon libre arbitre. Dépend-il de moi de cesser de penser que j’ai failli commettre un horrible crime, et que je vous ai vue où nous sommes, étendue à terre, sans mouvement, plus blanche qu’une morte !

 

Comment oublier que, penché vers vous, j’ai épié votre réveil, que je vous ai soulevée, que votre tête s’est appuyée ici, sur mon bras !… Elle n’y a reposé qu’un instant, et pourtant il me semble que vos cheveux y ont laissé comme un parfum pénétrant et délicieux qui m’enivre, et qui ne saurait s’évaporer, quand je vivrais des siècles !…

 

– Monsieur le marquis !… murmura Mlle Diane, monsieur le marquis !…

 

Ce fut dit si bas qu’il ne l’entendit pas ; il poursuivit :

 

– Ah ! si vous saviez… si vous saviez !… J’étais si éperdu, l’autre jour, que je n’ai pu trouver une parole pour exprimer ce que je ressentais. Comment l’aurais-je osé, d’ailleurs ! Mais lorsque vous avez disparu, là-bas, au détour de l’allée, quand j’ai cessé d’apercevoir votre robe bleue, il m’a semblé que la nuit, tout à coup, se faisait, et que mon cœur cessait de battre

 

Il frissonnait, en disant cela, au souvenir de la sensation éprouvée.

 

– C’est alors, reprit-il avec une exaltation croissante, que je songeai à ce grain de plomb si petit, qui pouvait vous donner la mort, qui avait pénétré dans votre chair… Longtemps, courbé sur le sol, je l’ai cherché dans la poussière !… Non, vous ne saurez jamais quels transports ont été les miens, quand je l’ai découvert sous un brin d’herbe ! Vous ne pouvez savoir avec quelle sollicitude respectueuse je l’ai recueilli, humide encore et rouge de votre sang… Que seraient pour moi tous les trésors de la terre, comparés à cette relique sainte et précieuse qui est quelque chose de vous !…

 

Mlle de Sauvebourg détournait la tête ; elle ne se sentait pas assez maîtresse de sa physionomie pour empêcher d’y briller un rayon de la joie céleste qui inondait son âme.

 

Jamais elle n’avait espéré un si prompt, un si éclatant triomphe.

 

Et pourtant c’est bien ainsi qu’elle avait rêvé d’être aimée par Norbert.

 

Lui se méprit au geste de la jeune fille.

 

– Oh ! pardon, mademoiselle, fit-il, véritablement désespéré, pardon si, sans le vouloir, je vous ai offensée. Vous auriez pitié de moi, si vous pouviez seulement concevoir l’idée de la vie qui, jusqu’à ce moment, a été la mienne.

 

Hélas ! plaignez-moi. Lorsque vous m’êtes apparue, me souvenant de votre regard si bon, de votre voix si douce, j’avais rêvé qu’enfin je venais de trouver une femme qui s’intéressait à mon sort, et je me disais qu’en échange de sa compassion, ce serait peu que de lui donner tout mon sang, mon dévouement absolu, ma vie entière !

 

Sa voix vibrante avait des sonorités étranges, l’enthousiasme de la passion brillait dans ses yeux et enflammait ses joues.

 

Involontairement, Mlle de Sauvebourg recula d’un pas.

 

– J’étais donc fou, s’écria Norbert avec un accent déchirant, j’étais fou, je ne le vois que trop ! Je l’ai bien lu dans mes livres, il est des destinées fatales qui s’accomplissent quand même. Je puis défier le malheur !

 

C’en était trop pour Mlle Diane. Elle était capable de calculs habiles jusqu’à l’odieux, mais elle était femme, mais elle avait dix-huit ans.

 

L’émotion fut plus forte que sa volonté ; un sanglot monta à sa gorge, des larmes jaillirent de ses yeux.

 

– De grâce, monsieur le marquis, murmura-t-elle, ne parlez pas ainsi ! Ce n’est pas à notre âge qu’on désespère

 

Le regard qui accompagnait ces quelques mots était assez significatif pour rendre courage à Norbert.

 

Le pauvre garçon chancela, fléchissant sous le poids du bonheur entrevu.

 

– Par grâce, murmura-t-il, mademoiselle, ne vous jouez pas de moi, ce serait mal, ce serait cruel !… Ne m’abusez pas d’espérances irréalisables… ma misère après serait trop grande.

 

Elle baissa la tête sans répondre, et lui, alors, tomba à genoux, s’empara de ses mains, qu’il couvrit de baisers.

 

Pâle, toute frémissante, les lèvres serrées, Mlle Diane se sentait emportée dans le tourbillon de cette passion si jeune et si puissante. Ses tempes battaient avec une violence inouïe, sa respiration devenait haletante, ses mains tremblaient.

 

 

Elle était prise au piège qu’elle était venue tendre, et elle n’eut pas trop de toute son énergie pour se dégager mollement.

 

– Vous aviez raison, balbutia-t-elle avec un rire forcé, bien raison, vous êtes fou, vraiment fou !

 

Cependant, elle sentait la nécessité de rompre brusquement l’entretien.

 

– Et mes pauvres, s’écria-t-elle, mes pauvres que vous me faites oublier !

 

Norbert, qui s’était relevé, la regardait d’un œil suppliant.

 

– Oh ! s’il m’était permis de vous accompagner, mademoiselle !

 

– Soit ! mais il vous faudra marcher vite.

 

Il n’est que trop vrai que souvent l’existence entière dépend d’une circonstance frivole.

 

Si ce jour-là Mlle Diane se fût rendue chez la Besson, Norbert, en l’y suivant, y eût été mis en garde contre maître Dauman.

 

Malheureusement, c’est chez une vieille femme d’une commune voisine qu’elle portait des secours. Norbert l’y vit remplir avec un dévouement et une grâce admirables sa mission de sœur de charité, et comme il avait encore de l’argent de son emprunt, en sortant il déposa deux louis sur la table.

 

L’excursion avait duré bien près de deux heures. Ils avaient pris le plus long. Cependant le moment vint où il fallut se séparer ; ils arrivaient aux premières maisons de Bivron.

 

De son doigt placé sur ses lèvres, Mlle Diane ordonna le silence, puis elle s’élança sur la route en jetant à Norbert ce seul mot :

 

– Demain !

 

Alors seulement Norbert recouvra en partie son sang-froid et put recueillir ses idées, éparpillées comme les feuilles aux tempêtes d’automne, par cette bourrasque de passion qui venait de fondre sur lui.

 

La destinée, enfin, se lassait de le persécuter ; il allait apprendre le bonheur, – un mot vide de sens jusqu’ici pour lui.

 

Car elle l’aimait, cette jeune fille si jolie, pour laquelle il était prêt à verser tout son sang.

 

Il comprenait, en dépit de son inexpérience, que ce fait d’abandonner entre ses mains un souvenir comme ce grain de plomb, teint de son sang, constituait un aveu, presque un engagement.

 

Aussi, est-ce avec un beau geste de triomphe qu’il déchira sa lettre si laborieusement écrite, et qu’il en jeta les morceaux au vent.

 

En ce moment, nulle inquiétude de l’avenir ne l’agitait. Il se tenait pour assuré de la protection de la Providence, qui avait évidemment manifesté ses desseins, en ménageant les circonstances étranges de sa rencontre avec Mlle de Sauvebourg.

 

Il ne pouvait lui venir à l’esprit que cette jeune fille au regard si candide avait fait au moins une bonne moitié de la besogne de cette Providence qu’il bénissait du fond de l’âme.

 

Il fut si gai, ce soir-là au souper, sa joie débordait si visiblement que son père en fut frappé.

 

Mais comment le duc de Champdoce en eût-il soupçonné les motifs !

 

– Jarnicoton ! mon fils, dit-il, je gagerais bien une bonne pistole que vous avez été adroit à la chasse, aujourdhui.

 

– C’est vrai, mon père, répondit audacieusement Norbert.

 

Par extraordinaire, on ne lui demanda pas à visiter son carnier. Mais on pouvait avoir cette curiosité une autre fois ; aussi le lendemain, avant de se rendre au sentier de Bivron, il passa chez un braconnier qu’il connaissait, et lui acheta quelques perdreaux et un lièvre.

 

Il n’eut pas à attendre, à désespérer comme la veille.

 

Il n’était pas au rendez-vous depuis une demi-heure quand Bruno, par ses aboiements joyeux, signala l’arrivée de Mlle de Sauvebourg.

 

Contre son ordinaire elle était fort pâle et le cercle de bistre qui entourait ses yeux témoignait des poignantes angoisses qui la torturaient depuis vingt-quatre heures.

 

Tant que la partie n’avait pas été engagée, elle s’était interdit de réfléchir. Mais en quittant Norbert, sa raison lui avait représenté son imprudence et les risques qu’elle courait.

 

C’était sa vie entière qu’elle allait jouer, son avenir, et ce qu’une jeune fille a de plus précieux, sa réputation, son honneur.

 

Un instant, elle eut la pensée de se confier à ses parents.

 

– Non, se dit-elle, rejetant cette salutaire inspiration, non, ils ne me comprendraient pas. Mon père me prouverait que jamais l’avare duc de Champdoce ne donnera son consentement. On me retiendrait au château, on me mettrait peut-être au couvent.

 

Cette dernière crainte mit fin à ses hésitations et la détermina à persister dans sa résolution d’agir seule et sans conseils.

 

Cependant, au moment de courir à ce rendez-vous qu’elle avait donné, un sinistre pressentiment l’arrêta sur le seuil du château : elle le repoussa.

 

– Ah ! c’est trop de faiblesse, murmura-t-elle, je veux… je veux !… Le pis qui puisse m’arriver est d’être enfermée au couvent avec ma réputation perdue. Eh bien ! j’aime mieux cela que d’y rentrer tant qu’il reste une lueur d’espoir.

 

Elle partit donc, et, à mesure qu’elle avançait, la confiance lui revenait, et la vue de Norbert acheva de dissiper sa tristesse.

 

Comment craindre, en voyant dans les yeux de cet adolescent cet enthousiasme de pur amour prêt à braver tous les périls, et cette foi que ne rebute aucun obstacle ?

 

Elle fut donc ce qu’elle avait été la veille, enjouée et bienveillante, avec plus de réserve toutefois, instruite à se tenir en garde contre les surprises de son cœur.

 

Longtemps ils restèrent à causer à cette place qui leur était si chère, il ne fallut rien moins que le bruit des pas d’un paysan qui passait au bout du sentier pour rappeler Mlle Diane au sentiment de la situation.

 

N’avait-elle pas ses pauvres à visiter ? Négliger en ce moment ce prétexte de sa liberté eût été une insigne folie

 

Comme la veille, Norbert l’accompagna. Il s’était enhardi jusqu’à lui offrir son bras, elle avait accepté, et aux passages difficiles, quand le sentier devenait glissant elle s’appuyait légèrement sur lui.

 

Il en fut ainsi le lendemain et les jours suivants.

 

Ils se retrouvaient au même endroit, à une heure convenue, causaient quelques moments, puis se mettaient en marche.

 

On les rencontrait par les chemins, se donnant le bras, penchés l’un vers l’autre comme des amoureux, et les paysans qui les apercevaient interrompaient leur travail pour les suivre des yeux. On est aussi médisant qu’ailleurs, en Poitou.

 

C’était là une horrible imprudence, Mlle de Sauvebourg ne s’abusait pas ; mais il entrait dans ses vues de se laisser compromettre. Puis, pas plus que Norbert, elle ne savait se défendre du charme de ces promenades.

 

Il était avec elle la confiance même, et au bout d’une semaine, il n’avait plus un secret pour son amie. Et à mesure qu’elle apprenait à mieux le connaître, sa résolution lui semblait meilleure.

 

Elle ne doutait pas qu’il ne lui obéît en tout quand elle le voudrait, et elle calculait que bientôt il serait majeur, libre de ses actions, maître de la fortune de sa mère.

 

Ce furent les plus belles heures de leurs amours.

 

Malheureusement on était à la fin de novembre, et le répit accordé par l’hiver ne pouvait durer.

 

Un matin, en se levant, Norbert trouva le temps changé. Plus de soleil. Un vent glacé tordait les branches noires des arbres, et chassait des torrents de pluie.

 

Il dut reconnaître et s’avouer qu’on ne laisserait pas Mlle Diane sortir par un temps pareil, et tristement il alla s’installer avec un livre sous la haute cheminée de la salle commune.

 

Mlle de Sauvebourg était sortie cependant, mais en voiture, pour se rendre chez une pauvre veuve qui habitait une misérable masure à l’entrée du bourg de Bivron.

 

Cette malheureuse, la semaine précédente, s’était cassé la jambe en allant à l’herbe pour ses deux vaches, et ce n’est pas avec les douze sous que sa fille Françoise gagnait à aller en journée qu’elles pouvaient se suffire.

 

Quand Mlle Diane pénétra dans l’unique chambre de cette triste demeure, elle trouva la veuve en larmes, et sa fille qui sanglotait, agenouillée au pied du lit, la tête cachée dans la couverture.

 

– Quel malheur vous arrive ? demanda-t-elle, qu’avez-vous ?

 

La veuve lui montra une feuille de papier timbré, placée sur le lit, et avec une volubilité lamentable, lui apprit qu’elle devait cent trente écus, qu’elle n’avait pu les payer à l’échéance, qu’on la poursuivait, qu’on la ruinait en frais, qu’on allait saisir ses deux vaches et les vendre, qu’ensuite elle serait sans pain et que ce serait la fin de tout.

 

Et alors, avec la crudité des gens de campagne, qui n’habillent pas leur pensée moins simplement qu’eux-mêmes, et qui appellent un chat un chat, la veuve raconta qu’elle avait envoyé implorer un délai, que ce « gredin » de Dauman l’avait refusé, mais qu’il avait bien eu le front de dire qu’il changerait peut-être d’avis, si la fille de la veuve venait le lui demander

 

Cette fille n’était pas jolie, il s’en faut, mais c’était une robuste et plantureuse Poitevine, ayant sur la joue un pouce de fard naturel ; bonne travailleuse, et qui ne pouvait manquer de trouver un mari.

 

Elle accompagnait sa mère de cris aussi déchirants que si on l’eût écorchée.

 

Ce récit révolta Mlle de Sauvebourg.

 

C’est une indignité, s’écria-t-elle, je vais aller lui parler, à cet homme ; attendez-moi, je reviens.

 

Elle remonta vivement en voiture, ordonnant au cocher de presser les chevaux, et dix minutes après elle entrait chez le « Président ».

 

Maître Dauman était occupé à colorier un plan destiné à une expertise, quand l’équivoque vieille qu’il appelait sa ménagère, introduisit Mlle de Sauvebourg dans son « cabinet ».

 

À son entrée, il repoussa brusquement son fauteuil et se leva, son bonnet de velours à la main, s’inclinant jusqu’à terre, affectant un trouble respectueux qu’il était fort loin d’éprouver réellement.

 

La vérité est que, mieux informé de ce qui se passait dans le pays que le brigadier de gendarmerie, il n’ignorait pas les relations de Mlle de Sauvebourg et de Norbert, et qu’en lui-même il se demandait :

 

– Que diable vient chercher chez moi cette jolie fille ?

 

Mais Mlle Diane, sans connaître précisément le Président, n’était pas, comme Norbert, naïve au point de se laisser prendre à tout ce patelinage de mauvais aloi.

 

C’est du geste le plus dédaigneux qu’elle repoussa la chaise que lui tendait Dauman, se faisant, par cela seul, un ennemi de ce dangereux et rancunier personnage.

 

– Monsieur Dauman, commença-t-elle, de cette voix sèche et brève qu’affectent les plus jeunes filles de la haute classe, quand elle s’adressent à des subalternes, Monsieur Dauman, je sors à l’instant de chez la veuve Rouleau.

 

– Ah ! mademoiselle connaît cette pauvre femme ?

 

– Oui, je m’intéresse à elle.

 

– Mademoiselle est bien bonne, fit le Président en souriant bassement.

 

– Cette malheureuse est dans la plus profonde misère. Elle est clouée sur son grabat, sans ressources, sans pain, avec une jambe cassée.

 

– En effet, j’ai appris son accident.

 

– Et cependant on la poursuit, on la ruine en papiers timbrés, on la menace de lui saisir ses deux vaches, tout ce qu’elle possède au monde

 

Dauman était arrivé à donner à sa figure louche l’expression de la plus sincère compassion.

 

– Pauvre mère Rouleau ! fit-il ; le proverbe a bien raison de dire qu’un malheur ne vient jamais seul !

 

Mlle Diane resta tout interdite de cette impudence.

 

– Mais il me semble, reprit-elle, que ce nouveau malheur ne peut être attribué qu’à vous. On me l’a dit du moins…

 

C’est de l’air pénétré de l’innocence calomniée que le Président leva les yeux au ciel en murmurant :

 

– Si c’est, Dieu, possible !

 

– Qui donc persécute cette pauvre veuve, sinon vous ?

 

Cette fois, « l’homme de loi » de Bivron parut exaspéré.

 

– Moi ! s’écria-t-il, frappant sa poitrine de son poing fermé, moi ! Ah ! les langues de vipère ! moi !… C’est comme si je vous disais, mademoiselle… Mais non, vous ne comprendriez pas. Enfin, c’est égal. Le fin de la chose, le voilà ; la mère Rouleau emprunte à un homme de Mussidan deux pochées de blé et une de pommes de terre ; bon ! Un mois après, elle achète à ce même homme, à crédit, trois ouailles ; bien ! Puis encore je ne sais quoi. Tout cela monte à… je ne sais plus combien.

 

– Cent trente écus, je crois.

 

– Possible. Tant il y a qu’elle devait, qu’elle disait toujours : « je paierai, je paierai, » et qu’on ne voyait pas la couleur de son argent. À la fin, l’homme de Mussidan s’est lassé. Dame ! il a ses affaires, aussi, cet homme ; vous savez : charité bien ordonnée !… Bref, comme je suis son conseil, il est venu me trouver avec les pièces. Voici, m’a-t-il dit, assez longtemps qu’on me lanterne, faites des frais. Je lui ai parlé de patienter ; ah bien ouiche ! ça été comme si je chantaisMême il m’a menacé, si je n’agissais pas de rigueur, de porter sa pratique ailleurs… J’ai obéi. D’ailleurs, il a la loi pour lui…

 

Qu’y avait-il de vrai dans tout ce verbiage ? Mlle de Sauvebourg ne savait trop que croire

 

– Si encore, murmura-t-il, comme se parlant à soi-même, si seulement je voyais un moyen de la sortir de là, cette malheureuse ! Mais non, l’autre veut de l’argent. Où en prendre ? Si j’en avais, tout serait vite arrangé. Mais je n’en ai pas. Que j’aille à Bivron, avouer cela, on ne me croira pas. On dit : « Le Président, le Président !… il a du pain cuit, celui-là ! » Du pain ! c’est-à-dire que j’aime mieux faire envie que pitié. Mais quant à de l’argent, bonsoir !

 

Il ouvrit un tiroirtraînaient quelques pièces de monnaie, une cinquantaine de francs, et les montrant :

 

– Voilà, ajouta-t-il, tout ce qu’il y a à la maison.

 

Ton, geste, regards, tout était si parfait, qu’il était bien difficile de douter de sa sincérité.

 

– Mais que je suis bête ! s’écria-t-il tout à coup ; la mère Rouleau est sauvée, elle ne sera pas vendue, du moment où une demoiselle noble comme mademoiselle s’intéresse à elle.

 

Le malheur est que Mlle Diane n’avait pas d’argent. Elle avait tant étendu le cercle de ses charités, pour étendre le rayon de ses promenades, que non seulement toutes ses économies étaient dévorées, mais qu’elle avait, tour à tour, importuné de ses demandes le marquis et la marquise de Sauvebourg.

 

– J’en parlerai, en effet, à mon père, dit-elle d’un ton qui annonçait qu’elle doutait du succès de sa démarche.

 

La mine du Président redevint toute triste.

 

– À M. le marquis de Sauvebourg, fit-il, oh ! alors nous n’en avons pas fini. Il ira aux informations, il hésitera, il marchandera, et pendant ce temps, la veuve sera vendue. Si j’osais donner un conseil à mademoiselle, je lui dirais qu’au cas où elle n’aurait pas ces cent trente écus, elle ferait mieux de les demander à quelqu’un des amis de sa famille, à M. Norbert de Champdoce, par exemple.

 

Il prononça ce nom avec une insistance méchante. C’était un commencement de vengeance pour le mépris qu’on lui avait témoigné.

 

– Je sais bien, poursuivit-il, que monsieur le duc n’emplit pas d’or les poches de son fils, mais le jeune homme ne doit pas être embarrassé pour s’en procurer, n’étant pas éloigné de sa majorité. Sans compter que, même avant, un mariage peut mettre une immense fortune entre ses mains.

 

Mlle de Sauvebourg donna dans le piège qui lui était tendu.

 

– Un mariage !… fit-elle.

 

– Dame !… je ne sais pas ; je dis mariage, comme je dirais héritage… au hasard. Il est vrai que si Norbert prétend se marier à son gré et non à celui de son père, il a encore au moins six bonnes années à attendre.

 

– Six ans !… Mais il sera majeur dans quinze mois.

 

– Qu’est-ce que cela prouve ? Pour se marier sans le consentement de ses parents, il faut avoir non vingt et un ans, mais vingt-cinq accomplis.

 

Le coup était si rude, si inattendu, que Mlle Diane changea de couleur. Tout son sang-froid disparut.

 

– Est-ce possible ? s’écria-t-elle d’un ton d’affreuse anxiété, ne vous trompez-vous pas ? Mais alors…

 

Le Président eut un sourire de triomphe.

 

– Je ne fais jamais erreur, prononça-t-il, quand il s’agit de la loi. Je la connais, Dieu merci ! Mademoiselle en veut-elle une preuve ?

 

Il atteignit son « bréviaire » à tranches multicolores, et, l’ouvrant à l’endroit où il est traité du mariage, il le plaça sous les yeux de la jeune fille.

 

Elle lut avidement, et, pendant qu’elle lisait, il la regardait de côté, comme un chat qui guigne un oiseau sur un arbre.

 

– Avais-je raison ? murmurait-il. Pas de « sommations respectueuses » avant vingt et un ans pour une jeune fille et vingt-cinq ans pour un homme, le texte est formel. Ainsi M. Norbert attendra. Car espérer que son père s’en ira ad patres avant cela, ce serait folie, ces vieux-là, ça dure autant que les chênes

 

Mlle Diane n’était que trop convaincue. Elle se redressa, pâle, l’œil égaré.

 

– C’est bien, balbutia-t-elle sans savoir ce qu’elle disait que m’importe ! Très bien ! je parlerai à mon père pour la mère Rouleau. Merci… tout ira bien… Je suis très pressée

 

 

Elle sortit, faisant un effort terrible, car ses jambes fléchissaient ; mais elle ne voulait pas se trahir, se livrer davantage

 

Pour lui, toujours saluant, il l’accompagna jusqu’à sa voiture, et respectueusement ouvrit la portière.

 

– Ça va chauffer ! se disait-il en se frottant les mains, ça chauffe !…

 

Hormis ce qu’il pouvait logiquement déduire de l’attitude de Mlle de Sauvebourg et des paroles incohérentes arrachées à son trouble, maître Dauman ne savait rien des intentions de cette jeune fille.

 

Mais ce peu devait suffire à un homme doué d’un flair exercé tel que le « Président, » pour l’éclairer, pour lui faire prévoir un antagonisme terrible, une lutte où, des deux côtés, on aurait recours aux dernières extrémités.

 

Ces perspectives le ravissaient.

 

Seulement, pour tirer vraiment parti de la situation, il lui importait d’être exactement renseigné. Mais cela, il se le disait, n’était pas la mer à boire.

 

Ne pouvait-il pas attirer Norbert sous n’importe quel prétexte et le confesser ?

 

Bien mieux, en faisant la leçon à l’huissier qui poursuivait la veuve Rouleau, il lui était aisé de se ménager une entrevue avec Mlle de Sauvebourg. Adroit comme il l’était, il saurait bien jouer un beau rôle, poser en homme généreux et calomnié et mériter, ne fût-ce qu’à titre de conseil, les confidences d’une pauvre enfant ignorante.

 

– Dès ce soir, se disait-il, je passerai chez l’huissier, car elle doit être dans ses petits souliers, la chère demoiselle.

 

Il raisonnait juste.

 

Une fois en sûreté sur les coussins de sa voiture, Mlle Diane s’abandonna au plus violent désespoir.

 

Cette fatale prévoyance du législateur rendait vains tous ses calculs.

 

Elle s’était dit, se croyant bien forte : « Avec mes quarante mille francs de dot, jamais le duc de Champdoce, si riche, ne voudra de moi pour belle-fille. Je m’en moque ! Dès que Norbert sera majeur, il m’épousera malgré son père. C’est un peu plus d’un an à attendre. »

 

Au lieu de cela, elle entrevoyait six années de luttes, d’angoisses, et la possibilité, la probabilité d’un échec à la fin.

 

Et nulle présomption d’un malheur heureux pour elle. Les paroles de Dauman, à propos de M. de Champdoce lui revenaient en mémoire :

 

« Ces vieux entêtés-là durent autant que les chênes ! »

 

Comment ne pas le haïr, ce redoutable vieillard, seul obstacle entre elle et ce qu’elle croyait le bonheur !

 

Avec quelles armes lutter contre sa volonté armée de la loi ?

 

Faillirait-elle donc à ses devoirs ? Quitterait-elle la maison paternelle avec Norbert maître de sa fortune, mais non de sa main ? Cette seule idée la glaçait d’horreur.

 

Et elle sanglotait. Comme un palais de verre sous le marteau brutal, l’édifice entier de ses espérances s’écroulait, brisé en mille pièces.

 

Mais son énergie était trop robuste pour plier. Elle n’était pas de ces faibles qui, poursuivant un but, s’arrêtent à la première barrière et reviennent sur leur pas.

 

Ce qu’elle ferait, elle l’ignorait, mais plus que jamais elle s’affermissait dans la résolution de combattre et de vaincre. L’important était de voir Norbert le plus tôt possible.

 

En arrivant chez la veuve Rouleau, son parti était pris.

 

– J’ai vu le Président, lui dit-elle ; rassurez-vous, tout s’arrangera, grâce à quelqu’un qui m’aidera

 

Les bénédictions commencèrent, mais elle y coupa court.

 

– Seulement, ajouta-t-elle, il me faudrait de quoi écrire.

 

En mettant la masure à l’envers, on trouva un chiffon de papier assez malpropre, une plume qui servait à défunt Rouleau, et un vieil encrier dont on délaya la boue avec quelques gouttes de vin.

 

Alors, d’une main ferme, Mlle de Sauvebourg traça ces quatre lignes :

 

« Elle serait peut-être allée là-bas, en dépit de la tempête, si elle n’avait s’occuper des affaires d’une pauvre malade. Le devoir la retiendra encore demain et même la forcera, quelque temps qu’il fasse, de se rendre, vers les deux heures, chez un nommé Dauman.

 

« D… »

 

Cette lettre écrite, elle la relut deux fois lentement.

 

À qui la veille lui eût prédit qu’elle risquerait une telle démarche, si compromettante, hardiment elle eût répondu : Jamais.

 

Cependant, c’est ainsi. Du moment où on a quitté le droit chemin de la vérité pour s’engager dans les voies tortueuses du calcul et de la duplicité, on ne peut plus dire sûrement : Je ne ferai pas cela.

 

Après que Mlle Diane eût plié son billet :

 

– Il s’agirait, mère Rouleau, reprit-elle, de faire tenir ceci, aujourdhui même, à M. Norbert de Champdoce, mais secrètement, de telle sorte que ni son père, ni âme qui vive au château n’en sache rien.

 

Précisément, Françoise avait fait des blouses pour un des ouvriers de Champdoce, il lui devait une trentaine de sous, c’était un prétexte. Elle se chargea de la commission sans que la veuve y trouvât à redire, bien qu’elle ne fût pas absolument dupe de l’explication de Mlle de Sauvebourg.

 

Elle n’était pas maladroite, cette grosse Françoise ; elle chaussa ses sabots, prit sa cape et sortit, et une heure plus tard le message était fidèlement et discrètement remis.

 

Voilà pourquoi, le lendemain, un peu avant deux heures, par une pluie battante, Norbert se présenta chez maître Dauman, ayant à causer de sa créance, prétendait-il, parce que les deux mille francs s’épuisaient et qu’il fallait aviser à lui procurer de l’argent.

 

Lui aussi, le pauvre garçon, il était travaillé d’idées de mariage. Épouser cette jeune fille si belle, qu’il aimait à la folie, vivre près d’elle dans une belle habitation comme Sauvebourg, la voir, l’entendre, lui parler à toute heure, lui semblait le comble de la félicité humaine.

 

Mais si enflammés que fussent ses désirs, ils n’allaient pas encore jusqu’à lui donner l’audace de s’ouvrir à son père de ses projets. D’avance il était sûr d’un refus bien net et bien formel, et lui semblait ouïr les paroles dures et railleuses dont il serait accompagné.

 

Son sort n’était-il pas arrêté et fixé par une volonté inexorable ? Après l’avoir condamné à la plus misérable jeunesse, on prétendait le contraindre à épouser une femme qu’il détesterait. Le duc lui avait dit : « Tu épouseras une fille très riche. »

 

Mais sur ce point, Norbert s’était juré de résister. Il était décidé à mourir sous le bâton fourchu du duc de Champdoce, au roulement de ses Jarnitonnerre ! plutôt que de céder.

 

Or, il comptait sur Dauman pour lui fournir des moyens de résistance.

 

Il venait donc d’entamer ce sujet, quand on entendit une voiture s’arrêter devant la maison du Président. Presque aussitôt Mlle de Sauvebourg parut. Elle était fort pâle, et ses lèvres serrées trahissaient la violence qu’elle se faisait pour recourir à ce déplorable expédient.

 

D’un coup d’œil, maître Dauman comprit ses avantages ; aussi abrégea-t-il ses formules de civilité pour expliquer à mademoiselle que, jaloux de lui être agréable, il s’était occupé de l’affaire Rouleau et qu’il la considérait comme arrangée.

 

– Je puis même ajouta-t-il, montrer à mademoiselle la lettre de l’huissier ; il consent à arrêter les poursuites

 

Il la cherchait, cette lettre, avec acharnement, parmi ses papiers, partout, avec autant de persistance que si vraiment elle eût existé.

 

– Je ne puis mettre la main dessus, dit-il d’un ton dépité, je l’aurai laissée en bas ou dans ma chambre. J’ai tant d’occupations que j’en perds la tête. Il faut la trouver, pourtantVous permettez, je descends, je suis à vous à l’instant !

 

Il sortit en effet rapidement, et vivement referma la porte sur lui.

 

Véritablement, il était un peu étourdi du surprenant concours de circonstances qui, sans peines, sans efforts de sa part, amenait ces deux jeunes gens ensemble, dans sa maison, à son entière discrétion, et il avait besoin de réfléchir.

 

Sa sortie avait été une de ces inspirations qui jamais ne font défaut aux coquins à l’affût de l’occasion. Devinant un rendez-vous donné chez lui, il était bien aise de laisser un peu les « amoureux », comme il disait, en tête à tête.

 

Il ne risquait rien à cela, n’étant pas allé plus loin que l’autre côté de la porte.

 

Alternativement, il collait l’œil et l’oreille à la serrure, il entendait, il voyait.

 

Cet instant de liberté que lui laissait la grossière diplomatie de l’intrigant de village, parut à Norbert une faveur céleste.

 

Ce n’est pas que l’intelligence lui manquât, pour deviner le piège ; mais l’esprit, dans les grandes crises, ne s’arrête pas aux circonstances extérieures.

 

Depuis l’entrée de Mlle de Sauvebourg, il était frappé de l’altération de ses traits si purs, respirant d’ordinaire le calme assuré de l’innocence.

 

Il osa lui prendre la main, qu’elle ne retira pas, et chercha son regard, espérant lire jusqu’au fond de son âme.

 

– De grâce, mademoiselle, commença-t-il, qu’avez-vous ? Ce ne peut être le malheur de cette pauvre femme qui vous attriste à ce point !

 

Un soupir profond fut la seule réponse de Mlle Diane. Une grosse larme brilla dans ses yeux, trembla une seconde dans ses cils, et lentement roula, brûlante, le long de sa joue.

 

Cette larme emplit de douleur l’âme du pauvre jeune homme.

 

– Au nom du ciel, insista-t-il d’une voix étranglée par l’angoisse, que vous arrive-t-il ! mademoiselle !… Diane !… je vous en conjure, parlez-moi, répondez-moi… ne suis-je pas votre ami, le plus dévoué, le plus aimant des amis ?

 

Elle résista d’abord, écartant doucement Norbert, détournant la tête. Puis enfin, avec toutes sortes d’hésitations, et comme si elle eût fait à ses pudeurs de jeune fille la plus douloureuse violence, elle avoua que la veille au soir, et lorsqu’elle s’y attendait le moins, son père lui avait parlé d’un parti qui se présentait, un jeune homme offrant toutes les garanties de naissance, de caractère et de fortune qui enlèvent le consentement des familles.

 

Norbert l’écoutait, la joue blême, secoué par toutes les furies de la jalousie et de la colère.

 

– Et vous n’avez pas refusé, s’écria-t-il, vous n’avez pas repoussé ces propositions affreuses ?…

 

– Hélas ! le pouvait-elle ?

 

Sans répondre directement, elle se répandit en plaintes désolées, sur la tyrannie de la famille. Que peut faire une pauvre jeune fille, abandonnée sans défense aux caprices ou aux calculs de sa famille, obsédée, réprimandée, épiée ?

 

Comment disposerait-elle librement de son cœur, prise entre deux alternatives également effrayantes, réduite à opter entre un mariage qui lui faisait horreur, et le couvent, dont la seule menace la glaçait ?…

 

Accroupi derrière la porte de son cabinet, ne perdant ni un geste, ni un mot, ni un coup d’œil, ni une intonation, maître Dauman jubilait prodigieusement.

 

– Eh ! eh ! ricanait-il, pas mal, pour une petite pensionnaire émancipée d’hier. Elle a des dispositions, cette jeune commère, et inspirée par moi elle peut aller loin. Bien trouvé, pour forcer ce jeune benêt à se déclarer ! Mais réussira-t-elle ?…

 

Oui ! la mort la plus épouvantable, inévitable, imminente, la hache au-dessus de sa tête, n’eussent pas effrayé Norbert autant que ces horribles perspectives.

 

– Et vous avez pu hésiter ! fit-il d’un ton de reproche. On sort du couvent, si hauts qu’en soient les murs, tandis que le mariage !… le mariage !…

 

Il s’arrêta. Il ne trouvait pas d’expressions pour rendre la sensation qu’il éprouvait, en songeant que Mlle de Sauvebourg pourrait être à un autre.

 

Elle, cependant, rendue mille fois plus belle par son désordre, poursuivait ses lamentations d’une voix entrecoupée. On eût dit que sa poitrine gonflée par les sanglots allait éclater.

 

Quelles raisons donner à son père de sa résistance ? Ne savait-on pas bien qu’elle n’aurait pas de dot, qu’elle était sacrifiée à son frère aîné, immolée aux stupides préjugés de l’orgueil nobiliaire ? Qui donc dans de telles conditions s’intéresserait à elle, qui donc songerait à demander jamais sa main !

 

– Et moi ! s’écria Norbert frémissant, et moi, qui suis-je donc ! Vous ne m’aimez donc pas, que vous n’avez pas daigné penser à moi !…

 

– Hélas ! mon ami, murmura-t-elle, êtes-vous libre plus que moi ? Nos destinées ne sont-elles pas pareilles ? Oubliez-vous tout ce que vous m’avez dit ? N’êtes-vous pas, ainsi que moi, victime de l’implacable raison de famille !…

 

Norbert écoutait, les traits contractés par une rage froide. Il lui semblait qu’un homme nouveau s’éveillait en lui. L’énergie terrible de ses pères, courbée sous une main de fer, se révoltait. Le sang rouge des Champdoce qui coulait dans ses veines, enflammé par la passion, bouillonnait comme la lave.

 

– Je ne suis donc qu’un enfant débile et lâche ? dit-il, se contenant à peine.

 

– Votre père est tout puissant, lui fut-il répondu avec la douceur de la résignation ; il est rude, il est inflexible, et vous êtes en son pouvoir. Votre père, mon ami

 

C’en était trop ! L’orage terrible qui grondait dans le cœur de Norbert éclata.

 

– Mon père, s’écria-t-il d’une voix éclatante, mon père !… Eh ! que m’importe ! Je suis Dompair de Champdoce aussi bien que lui, et tant pis pour celui qui se trouve en travers du chemin d’un Champdoce ! Oui, malheur à celui-là, fût-il mon père, qui oserait se placer entre mon désir et la femme que j’aime ! Car je vous aime, Diane ; je t’aime, tu es à moi, et il n’est pas de puissance humaine assez forte pour t’arracher, moi vivant, à mon amour.

 

Il était hors de lui, il délirait ; il étendit les bras, et, saisissant la jeune fille par la taille, il la serra contre sa poitrine à la briser ; et comme pour prendre possession de sa personne, il la marqua au front d’un baiser brûlant ! L’œil grand ouvert au trou de la serrure, maître Dauman retenait son souffle.

 

 

– Cré chien !… grommelait-il, évidemment empoigné, pour n’importe qui, ma place vaut cent sous comme un liard… Pour moi elle vaut cent cinquante mille francs, que ces amoureux me donneront. Il tient de son papa, le petit. Quelle braise !… Quand la jeune personne et moi soufflerons dessus, l’incendie sera vite allumé

 

Plus palpitante que l’oiseau entre les mains d’un enfant, Mlle de Sauvebourg repoussait Norbert et se dégageait de son étreinte.

 

Il lui paraissait sublime en ce moment : transfiguré par la colère, admirable d’orgueil et de passion. Et, sentant vibrer toutes les cordes de son être, elle avait peurpeur de lui, peur d’elle-même. Après ce grand éclat, Norbert gardait le silence tout étourdi et confus de son emportement.

 

Il cherchait maintenant quelqu’un de ces arguments raisonnables et décisifs qui assurent le triomphe d’une cause en suspens. Bientôt il crut l’avoir trouvé.

 

– Me refuseriez-vous donc, mademoiselle, reprit-il d’une voix plus calme, me repousseriez-vous si, à genoux, à mains jointes, je vous demandais d’être ma femme, d’être duchesse de Champdoce ?

 

Mlle de Sauvebourg répondit par un seul regard, mais il n’y avait pas à s’y méprendre, il disait : Oui, oui avec bonheur.

 

– Eh bien ! répondit Norbert, pourquoi nous effrayer de vaines chimères ? Douteriez-vous de moi, de ma parole, de mon amour ? Il se peut que mon père s’oppose à des projets qui assureraient la félicité de ma vie ; qu’importe ! Avant longtemps j’échapperai à son despotisme. Je serai majeur dans quelques mois, c’est-à-dire libre, maître de suivre les inspirations de mon cœur, et alors…

 

De l’air le plus triste Mlle Diane hochait la tête. Il s’interrompit un peu inquiet et presque aussitôt demanda :

 

– Que voulez-vous dire ? Quel obstacle apercevez-vous ?

 

– Hélas ! mon ami, comment ne pas vous dire que vous vous bercez d’illusions vaines. Ce n’est qu’à vingt-cinq ans accomplis qu’un homme échappe aux dernières entraves du pouvoir paternel, et peut donner son nom à qui bon lui semble

 

Cet avertissement, le perspicace Président l’attendait derrière sa porte.

 

– Bravo ! murmura-t-il, bravo, la jeune demoiselle ! Voilà donc pourquoi elle est venue, elle voulait prévenir l’enfant. Peste ! il fait bon lui donner des leçons, elle ne les oublie pas.

 

Cependant Norbert ne pouvait en croire ses oreilles.

 

– Ce que vous dites est impossible, mademoiselle, dit-il.

 

– C’est la vérité, malheureusement, mon ami. Au-dessus de nous, de notre volonté, de nos plus ardents désirs, il y a la loi, et c’est la loi qui a fixé l’âge que je vous dis : vingt-cinq ans. Ce serait donc sept ans à attendresept ans ! Vous jouirez de votre fortune, alors, Norbert, vous habiterez Paris, vous serez fêté, entouré, flatté, toutes les séductions viendront au-devant de vous, tous les plaisirs, toutes les ivresses. Penserez-vous encore à moi ? Vous souviendrez-vous seulement qu’il existe une pauvre jeune fille que vous prétendiez aimer, et qui elle-même

 

– Champdoce n’oublie jamais, s’écria Norbert, et jamais ne cède ! Que me parlez-vous de la loi ? J’aurai de l’argent quand je serai majeur, et je trouverai des gens qui m’apprendront comment on peut s’y soustraire. Et si c’est impossible, eh bien ! j’aviserai. J’ai dit : Je veux. J’arracherai le consentement de mon père de vive force, s’il le faut…

 

Le Président s’était relevé, et d’un doigt soigneux il époussetait à coups de pichenettes les genoux de son pantalon.

 

– Attention ! se disait-il, voici l’instant de paraître. Je reviens en hâte, j’ouvre la porte, je surprends quelques mots, j’y réponds, et je suis en plein dans la situation. Allons, cela évitera bien des longueurs

 

Ce disant, il entra.

 

Le même cri de surprise et d’effroi échappa à Mlle de Sauvebourg et à Norbert.

 

Entièrement absorbés dans les sensations de l’heure présente, ils avaient oublié en quel lieu ils se trouvaient, et jusqu’à l’existence du « Président. »

 

Lui, ne sembla nullement décontenancé de l’effet qu’il produisait ; il l’avait prévu. C’est du ton le plus détaché, et comme s’il se fût agi d’une chose toute naturelle, qu’il prit la parole.

 

– Impossible, commença-t-il, de dénicher cette satanée lettre. Mais qu’importe, je vous garantis l’affaire de la mère Rouleau arrangée, et je voudrais bien en dire autant de la vôtre.

 

Norbert et Mlle Diane tressaillirent et échangèrent un regard où se peignait l’inquiétude qu’ils ressentaient de se savoir à la discrétion de cet homme.

 

Cette crainte, très évidente, parut cruellement mortifier Dauman.

 

– Mon Dieu ! reprit-il d’un ton bourru, je sais bien que ce ne sont pas là mes affaires, et que vous avez le droit de me dire : « Bonhomme, mêle-toi de ce qui te regarde ! » Mais que voulez-vous, c’est plus fort que moi, l’injustice me révolte, et bon gré mal gré il faut que je me mette du côté des plus faibles. Ah ! il m’en a cuit plus d’une fois. On ne se refait pas. Donc, j’arrive, je vous entends causer de vos peines, je devine ce que je n’entends pas, et aussitôt je me dis : Président, voici deux gentils amoureux, créés l’un pour l’autre, c’est sûr…

 

– Monsieur !… interrompit Mlle de Sauvebourg, froissée dans toutes ses délicatesses de femme, monsieur ! Vous vous oubliez.

 

La figure de maître Dauman exprima le désappointement comique et naïf de l’homme qui, pensant rendre un grand service, s’aperçoit qu’il commet une insigne maladresse.

 

– Mademoiselle me pardonnera, balbutia-t-il, je ne suis qu’un pauvre paysan, je dis les choses comme mon cœur me les inspire ; si j’ai péché, ce n’est pas avec intention ; je me tais.

 

Mais Norbert avait trop d’intérêt à être renseigné pour s’en tenir à cette défaite.

 

– C’est bien, dit-il, mademoiselle vous excuse ; Président, continuez.

 

– Ce sera donc pour vous obéir, monsieur le marquis.

 

– Oui, vous m’obligerez.

 

Dauman attendit quelques secondes une objection de Mlle Diane ; elle se taisait ; il reprit :

 

– Pour lors, je me disais : voici des jeunes gens dont les désirs sont naturels, raisonnables, juste même, et qui vont avoir à lutter contre les volontés de leurs familles. Jeunes, sans expérience, ignorant jusqu’aux dispositions du Code, ils seront infailliblement vaincus. Pourquoi ne me mettrais-je pas de leur côté ? Mes conseils rétabliraient l’égalité de la partie. Car je connais la loi, moi, je l’ai étudiée, analysée ; j’en ais surpris le fort et le faible ; je sais comment on l’attaque et comment on la tourne.

 

Et pendant un bon moment encore, du ton le plus emphatique, il célébra son éloge, soit qu’il ne pût se défaire de cette habitude qu’on les finauds de campagne d’étourdir leurs victimes de flots d’éloquence, soit qu’il voulût laisser à Mlle Diane et à Norbert le loisir de la réflexion.

 

Il affectait en tout cas de ne pas les regarder, de ne point remarquer que debout, dans l’embrasure de la fenêtre, ils se consultaient à voix basse.

 

– Pourquoi ne pas nous confier à lui ? disait Norbert, il a l’expérience pour lui, on vient le consulter de trois lieues à la ronde, dans les cas difficiles.

 

– Quoi ! lui livrer notre secret !

 

– Ne l’a-t-il pas surpris ?

 

– Il nous trahira ; il est capable de tout pour de l’argent.

 

– Tant mieux s’il est avide, son avidité même nous répond de lui ; il se taira sur la promesse d’une magnifique récompense.

 

– Agissez donc comme vous l’entendrez, mon ami.

 

Enhardi par cette approbation, Norbert s’avança vers maître Dauman.

 

– Assez, interrompit-il, j’ai confiance en vous et j’ai répondu de vous à mademoiselle. Vous connaissez la situation, arrivons au fait. Que nous conseillez-vous ?

 

– Sachez attendre, articula vivement le Président. Tout est là. Avant votre majorité, la moindre démarche perdrait tout.

 

– Cependant…

 

– Eh ! monsieur le marquis, qu’est-ce qu’un an de patience à votre âge, avec la certitude du bonheur au bout ? Pour le lendemain de vos vingt et un ans, je vous promets, foi de Dauman, trois moyens de faire capituler le duc de Champdoce votre père et de lui arracher son consentement.

 

Il parlait avec une imperturbable assurance, comme s’il les eût connus, ces moyens.

 

– D’ici là, poursuivit-il, de la prudence, monsieur le marquis, dissimulez, cachez-vous. On doit être le plus fin, quand on n’est pas le plus fort. On vous a rencontré donnant le bras à mademoiselle. Quelle faute ! On a jasé. Qu’adviendrait-il si les propos des bavards arrivaient aux oreilles de M. de Sauvebourg et de M. de Champdoce ? Vous seriez séparés, enfermés, surveillés. Voulez-vous réussir ? Ne donnez pas l’éveil. Plus inattendus seront les coups que nous frapperons le moment venu, meilleures seront nos chances.

 

Il ne voulut pas s’expliquer autrement, mais il avait le don de la persuasion, et quand Mlle de Sauvebourg et Norbert sortirent de chez lui, ils étaient rassurés et plein d’espoirs.

 

Ce fut d’ailleurs une de leurs dernières entrevues de l’année. Le temps continuait à être si mauvais qu’ils ne pouvaient songer à se rencontrer dehors, et la crainte qu’ils avaient d’être épiés les empêchait de profiter de l’hospitalité que Dauman mettait à leur disposition.

 

Ils ne restaient pas pour cela sans nouvelles l’un de l’autre. Chaque jour la fille de la mère Rouleau portait une lettre à Sauvebourg et rapportait une réponse à Champdoce. Norbert écrivait des volumes.

 

D’ailleurs la saison s’avançait, et les châtelains du voisinage, chassés par les premiers froids, se réfugiaient à la ville. Le vieux comte de Mussidan était allé demander un rayon de soleil à l’Italie, M. de Puymandour était parti pour Paris avec Mlle Marie, sa fille.

 

Seul, le marquis de Sauvebourg, chasseur enragé, tenait bon. Mais, pourtant, à la suite d’une tombée de neige, ne pouvant sortir, il se décida à suivre l’exemple général et à regagner, pour l’hiver, la belle et vaste maison qu’il possédait à Poitiers.

 

Cette séparation, Norbert et Mlle de Sauvebourg l’avaient prévue, et leurs mesures étaient prises. Ils avaient, grâce à l’ingénieuse complaisance de Dauman, toutes facilités pour correspondre.

 

Mais à quoi bon ! Poitiers n’était pas le bout du monde.

 

Deux ou trois fois la semaine, Norbert sautait sur un cheval, arrivait à la ville, changeait en hâte de vêtements, et allait se promener devant une petite porte, pratiquée dans le mur du fond d’un grand jardin.

 

À une certaine heure, convenue d’avance, cette petite porte s’entrouvrait mystérieusement. Norbert se glissait par l’entrebâillement, et il retrouvait Mlle Diane, plus belle, plus adorée que jamais.

 

Cette grande passion, la certitude d’être aimé, lui avaient fait perdre en grande partie sa farouche timidité.

 

Il ne passait plus son temps seul à Poitiers. Il y avait retrouvé Montlouis, ce fils du fermier de son père qui lui avait offert sa première tasse de café, et assez souvent, ils allaient, le soir, jouer aux dominos au café Castille.

 

Montlouis n’était plus que pour peu de temps à Poitiers. Ses études étaient terminées, et il devait, le printemps venu, rejoindre à Paris le jeune vicomte de Mussidan, en qualité de secrétaire intendant.

 

Même ce départ le désolait, car il aimait passionnément, ainsi qu’il l’avoua à Norbert, une jeune fille de Châtellerault qu’il allait visiter tous les dimanches.

 

Confidence pour confidence, Norbert ne sut pas cacher ses amours, et, plus d’une fois, Montlouis l’accompagna lorsqu’il allait attendre que s’entrouvrît la petite porte du jardin du marquis de Sauvebourg.

 

Cependant le duc de Champdoce laissait-il à son fils une liberté si grande ? Il était impossible d’expliquer ce relâchement de sévérité.

 

Quoi qu’il en fût, il aida les jeunes gens à passer l’hiver. Ils en étaient à compter les jours qui les séparaient de cette majorité tant attendue. Chacun d’eux avait un almanach où il effaçait, le soir, la journée écoulée.

 

Ainsi ils effacèrent décembre, puis janvier, puis trois mois encore ; les beaux jours revenaient ; les châteaux se repeuplaient ; M. de Puymandour et M. de Mussidan étaient de retour ; le marquis de Sauvebourg ne tarda pas à les imiter.

 

Quel moment que celui où Norbert et Mlle de Sauvebourg se retrouvèrent chez Dauman, libres de toute contrainte !

 

Ils n’avaient plus que quelques mois à attendre, et pour s’encourager à prendre patience, à l’aide de mille précautions, ils passaient toutes les après-midi une heure ensemble au sentier de Bivron, mais de l’autre côté de la haie, cachés par les arbres.

 

C’est de l’un de ces rendez-vous que revenait Norbert, l’esprit libre, le cœur plein de joie, quand on l’avertit que son père le demandait dans la salle commune. Il y courut.

 

– Marquis, commença le duc sans préambule, réjouissez-vous ; je vous ai trouvé un parti, avant deux mois vous serez marié !

 


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