Émile Gaboriau
Les esclaves de Paris
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DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DES CHAMPDOCE

VII

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VII

C’est quand on est heureux, surtout, qu’on droit craindre.

 

C’est au moment où l’avenir paraît sourire, où les espérances chèrement caressées semblent sur le point de se réaliser, qu’il faut trembler.

 

Le soleil brille, pas un nuage au ciel, la brise arrive tiède et parfumée, on s’endort. Et c’est dans les ténèbres, aux éclats de la foudre, qu’on se réveille.

 

Le tonnerre tombant aux pieds de Norbert l’eût moins épouvanté que cette déclaration de son père :

 

– Avant deux mois vous serez marié.

 

Chancelant sous ce coup inattendu, qui l’arrachait aux félicités de l’illusion et le mettait aux prises avec l’implacable réalité, il essaya de répondre, de dire quelque chose, mais les paroles expiraient sur ses lèvres.

 

Le duc ne vit pas ou ne voulut point voir le trouble affreux de son fils, et c’est du ton le plus posé qu’il reprit :

 

– Il n’est pas besoin, j’imagine, mon fils, de vous apprendre le nom de la jeune fille que je vous destine, vous le devinez

 

Norbert ne répondit pas.

 

– Cette jeune fille, poursuivit M. de Champdoce, n’est autre que Mlle Marie de Puymandour. Vous la connaissez, vous l’avez vue ; un dimanche même, en sortant de la grand messe, étant avec vous, je lui ai adressé la parole. Eh bien !… ne m’entendez-vous pas ? Répondrez-vous ? Ne vous rappelez-vous pas !…

 

– Oui, mon père, balbutia le pauvre garçon, oui, je me souviens

 

– Elle ne saurait manquer de vous plaire. C’est une fort jolie personne, grande, brune, assez forte, merveilleusement constituée pour nous donner des héritiers robustes. Ses yeux, ses cheveux et ses dents sont admirables. N’est-ce pas votre avis ?…

 

– En effet, répondit Norbert, sans avoir, certes, conscience de ce qu’il disait, il me semble… je crois… Cependant, c’est à peine si je l’ai regardée.

 

Le vieux gentilhomme eut un geste équivoque, très digne d’un ancien favori du comte d’Artois.

 

– Jarnicoton ? fit-il d’un air goguenard, je vous croyais plus convaincu. Enfin !… vous aurez tout le temps de l’examiner quand vous serez son mari.

 

Le duc avait fait mourir sa femme de chagrin ; il avait réduit son fils unique aux derniers expédients du désespoir ; mais que lui importait !… Ni la duchesse, ni Norbert n’avaient osé, de leur vie, élever une plainte ou hasarder une objection ; donc il triomphait.

 

– Du reste, marquis, poursuivit-il, de votre mariage va dater une ère nouvelle. Votre équipage de rustre n’est plus de mise. Demain, nous nous rendrons à Poitiers, où je vous ferai habiller comme le doit être un homme de votre rang. Il s’agit de ne pas effaroucher cette péronnelle

 

– Cependant, mon père

 

– Attendez. Je vous abandonnerai un des appartements du château, et vous y passerez votre lune de miel. Vous tâcherez qu’elle dure le moins possible. En nous y prenant bien, nous amènerons vite votre jeune femme à nos habitudes. J’entends qu’avant un an, elle soit ce qu’elle devra rester, une bonne grosse fermière, prudente, économe, ayant l’œil à tout, mettant son bonheur et sa gloire à amasser une grosse fortune pour nos descendants. Quand elle en sera là, nous fermerons l’appartement ; vous reprendrez votre veste de travail, et tout sera dit.

 

Ces incroyables prétentions n’étaient pas nouvelles, cent fois le duc les avait hautement exprimées, et cependant Norbert restait abasourdi, comme s’il les eût comprises pour la première fois.

 

– Cependant, mon père, commença-t-il sans trop d’hésitation, si Mlle de Puymandour ne me plaisait pas ?…

 

– Eh bien ?

 

– Si je vous priais de m’épargner un mariage qui ferait le malheur de ma vie ?…

 

M. de Champdoce haussa les épaules.

 

– Propos d’enfant ! répondit-il. Cette alliance me convient, et c’est assez…

 

– Mon père

 

– Vous m’interrompez, je crois, et vous hésitez ?…

 

Six mois plus tôt, Norbert eût courbé le front ; mais, maintenant, il avait son bonheur à défendre. Il rassembla tout son courage et dit :

 

– Non, je n’hésite pas.

 

Accoutumé à l’obéissance passive de son fils, l’obstiné gentilhomme devait se méprendre au sens de cette réponse.

 

– À la bonne heure, reprit-il. Qu’un bourgeois, un garçon de rien, consulte son cœur et cherche le bonheur en ménage, rien de mieux. Mais, pour un homme de notre nom, le mariage ne doit être qu’une affaire de raison. C’est, certes, une affreuse mésalliance que je vous propose, mais il faut en passer par là. Pour un homme, d’ailleurs, une mésalliance n’est rien. Le nom protège la femme comme un pavillon redouté couvre la marchandise. Vous épouseriez la dernière des filles de cuisine, que votre aîné n’en serait pas moins Dompair de Champdoce.

 

Il se promenait par la salle tout en parlant, gesticulant avec une véhémence extraordinaire.

 

– Du reste, poursuivit-il, je lui ai serré le bouton comme il faut, à cet imbécile de Puymandour. Savez-vous les conditions ? Quinze cent mille livres espèces sonnantes, donation des deux tiers de sa fortune, dont il ne se réserve que l’usufruit. Et savez-vous ce qu’il possède. Cinq millions au moins. Cinq millions qui entrent dans notre maison, qui sont à nous !… Je vous verrai avant ma mort plus de six cent mille livres de rentes !

 

Son exaltation allait croissant de moment en moment, elle touchait à la démence.

 

Il saisit la main de son fils, et, la serrant à la broyer :

 

– Raison de plus, s’écria-t-il, pour se priver, pour économiser, pour amasser, pour hâter la restauration de notre maison. Songez-vous au magnifique avenir de nos descendants, si grands par la naissance et tout-puissants par la fortune ?… Oh ! mon fils, comment avec cette seule pensée ne pas réaliser gaiement des miracles d’abnégation !…

 

Il fit deux ou trois tours dans la salle, laissant échapper des exclamations incohérentes, et enfin, revenant à son fils :

 

– Voilà qui est entendu, fit-il. Demain, je vous conduis à Poitiers, je vous équipe, et dimanche nous dînons chez le Puymandour pour la présentation.

 

Norbert avait assez recouvré son sang-froid pour réfléchir, et son anxiété était horrible.

 

Quel parti prendre en cette extrémité ?

 

– Attends ! lui disait la raison, la ruse est l’arme du faible ; Dauman trouvera quelque expédient.

 

Mais l’orgueil criait :

 

– Résiste ! Hausse ton énergie à celle de ton amie ; aurais-tu moins de courage qu’elle ?

 

La voix de l’orgueil l’emporta.

 

Et, certes, il fallait un immense amour pour lui inspirer la résolution de résister à son père, pour lui donner l’audace d’une colère qu’il savait devoir être terrible.

 

Par deux fois, cependant, il ouvrit la bouche avant de pouvoir articuler une parole. Les forces physiques trahissaient sa volonté. Il étouffait ; ses tempes battaient, il lui semblait qu’il avait un brasier dans les entrailles.

 

– Mon père, commença-t-il enfin, aller demain à Poitiers est inutile

 

– Que dites-vous ?… Que voulez-vous dire ?

 

– Je ne saurais aimer Mlle de Puymandour, mon père, et… jamais elle ne sera ma femme !

 

Il y avait tant d’années que le duc de Champdoce voyait son fils à genoux devant ses moindres volontés, qu’il fut frappé de stupeur, comme pétrifié.

 

Il pouvait tout prévoir excepté cela.

 

Son esprit se refusait à concevoir et à comprendre ce qui lui paraissait un acte monstrueux de lèse majesté paternelle.

 

Il avait bien entendu, et cependant il doutait encore.

 

– Vous devenez fou, prononça-t-il enfin, et vous ne savez sans doute ce que vous dites.

 

– Je le sais.

 

– Réfléchissez, mon fils

 

– Toutes mes réflexions sont faites !

 

On eût vraiment pu supposer que c’était chez Norbert un parti pris de blesser son père, de l’exaspérer, tant son attitude était provocante, tant sa voix était brève et saccadée.

 

Mais ce n’était de sa part que maladresse involontaire.

 

N’ayant pas trop de toute sa puissance sur soi pour soutenir le rôle qu’il s’était imposé, il avait assez à faire à parler seulement, sans se préoccuper de ménagements habiles.

 

M. de Champdoce, lui, faisait visiblement tout au monde pour rester calme.

 

– Et vous espérez, reprit-il d’un ton de dédaigneuse pitié, que je me contenterai de cette réponse ?

 

– J’espère que vous vous rendrez à mes prières.

 

– Vraiment !… J’aurai, moi, vieillard, moi, chef de famille, conçu un plan magnifique, digne de l’illustration de notre maison, je l’aurais mûri, j’aurai consacré ma vie entière à son exécution, je lui aurai tout sacrifié, et aujourdhui, là, tout à coup, j’y renoncerais, parce que c’est la fantaisie d’un enfant, le caprice d’un misérable insensé !

 

Norbert ne comprenait que trop qu’il ne réussirait pas à vaincre l’implacable obstination de son père, qu’il ne parviendrait pas à l’émouvoir.

 

Cependant, il voulut tenter l’impossible.

 

– Non, mon père, commença-t-il, ce n’est pas par caprice que je vous conjure de me laisser ma liberté. N’ai-je pas toujours été un bon fils ? Vous l’avez reconnu vous-même. Ai-je parfois discuté vos ordres ! Vous me disiez : « Fais ceci, » je le faisais ; « Va là, » j’y allais. Je suis le fils de l’homme le plus riche du pays, j’ai vécu comme le fils de nos ouvriers, me suis-je plaint ? M’est-il arrivé de laisser échapper un murmure quand je travaillais à la terre à côté de nos valets de charrue ? Commandez-moi ce qu’il vous plaira

 

– Je vous commande d’épouser Mlle de Puymandour.

 

– Oh ! tout, hormis cela. Je ne l’aime pas, je ne saurais l’aimer, je le sens, je le sais. Voulez-vous donc faire le malheur de ma vie entière ? Par pitié ! n’exigez pas cela de moi.

 

– J’ai dit, vous obéirez.

 

Autant eût valu prier un des blocs de chêne qui se trouvaient dans la salle.

 

Norbert le sentit, et se redressant, enragé de l’inutilité de sa tentative :

 

– Eh bien !… non, dit-il, je n’obéirai pas !

 

Répondre ainsi était de sa part de l’héroïsme.

 

Il connaissait son père et savait quelle épouvantable colère allait éclater.

 

Le duc, en effet, fort rouge d’ordinaire et haut en couleur, était devenu livide.

 

Il semblait que tout le sang se retirât de sa face et même de ces petits vaisseaux sanguins qui rayaient sa peau halée comme autant d’égratignures.

 

– Jarnidieu ! s’écria-t-il d’une voix formidable qui jadis eût fait rentrer Norbert sous terre, qui vous rend si hardi d’oser me résister en face ?

 

– Le sentiment de mon droit.

 

– Depuis quand les fils refusent-ils d’obéir lorsque les pères commandent ?

 

– Depuis que les pères commandent des choses injustes.

 

C’était plus que n’en pouvait supporter le duc de Champdoce.

 

Il se précipita sur son fils, le bâton levé, en criant :

 

– Jarnitonnerre !… vous osez me braver !…

 

Pourtant il ne laissa pas retomber son bâton fourchu, arme terrible aux mains d’un homme de sa force, aveuglé par la fureur ; il le lança loin de lui en disant d’une voix rauque :

 

– Non !… je ne frapperai pas un Dompair de Champdoce !

 

Qui saurait dire si l’attitude de Norbert ne lui imposa pas ?

 

Cet adolescent, si timide la veille, n’avait ni bronché, ni seulement tressailli ; il était resté sous la menace calme, les bras croisés, la tête haute.

 

 

À cette impassibilité, si froide qu’elle arrivait au dédain, le duc de Champdoce n’avait pu méconnaître son sang, et peut-être, – les sentiments à la même seconde sont si divers et si multiples, – peut-être son orgueil avait-il été flatté intérieurement.

 

Cependant, Norbert continuait à le regarder d’un air de défi.

 

– C’est ce que je ne saurais supporter, fit-il.

 

Et saisissant son fils par le collet, il le traîna, le porta plutôt, jusqu’à une des chambres du second étage du château, et l’y poussa comme une chose inerte.

 

Puis, avant de refermer la porte à clé :

 

– Vous avez, prononça-t-il, vingt-quatre heures pour vous décider à accepter la femme que je vous destine.

 

– Jamais ! répondit Norbert, jamais ! jamais !

 

Cette dernière bravade était superflue ; le duc ne pouvait l’entendre, il était déjà dans les escaliers. Norbert restait seul, prisonnier.

 

Il était seul, et il ressentait cette exquise et intense jouissance qu’on éprouve après l’accomplissement d’une action très dangereuse ou très pénible, ce qui en est la plus grande et la plus sûre récompense.

 

À cette heure, véritablement, il était digne de Mlle Diane, cette jeune fille si énergique ; il l’avait en quelque sorte méritée, et en examinant tout ce qu’il venait de faire pour elle, ce qu’il avait osé et risqué, il l’aimait mille fois davantage.

 

Mais comment la voir, comment courir vers elle, lui tout conter ? N’était-il pas enfermé ?

 

Pourtant, il était urgent de la voir, prudent de la prévenir le plus tôt possible, afin qu’elle se mît en garde contre toutes les éventualités.

 

N’était-il pas également indispensable d’informer Dauman de cet événement inattendu, afin de savoir de cet habile et savant conseiller quelle conduite tenir en des conjectures si graves ?

 

Ces nécessités se présentèrent si vivement à l’esprit de Norbert qu’il forma le projet de fuir, de s’évader, ce qui ne devait pas être bien malaisé.

 

C’était, en tout cas, plus difficile qu’il ne l’avait supposé. La porte était en chêne plein, de plus d’un pouce d’épaisseur ; il eût fallu une hache pour l’entamer. Quant à la serrure, puissante, énorme, elle semblait inattaquable.

 

Restait la fenêtre. Elle était à plus de quarante pieds du sol. Mais Norbert se dit que sans nul doute on viendrait faire le lit pour la nuit, qu’il aurait ainsi deux draps à sa disposition, qu’en les nouant l’un à l’autre, il obtiendrait ainsi un moyen de descente très suffisant.

 

S’échappant la nuit, avec l’intention de revenir avant le jour, il ne verrait pas Mlle Diane, mais il la ferait avertir par Dauman.

 

Ces résolutions prises, il s’étendit dans un des fauteuils de sa chambre, le cœur joyeux comme il ne l’avait pas eu depuis qu’il connaissait Mlle de Sauvebourg.

 

Entre son père et lui la glace était brisée, et, à son sens, c’était tout. Ce qui lui restait à faire lui paraissait bien peu de chose, comparé à ce qu’il avait fait.

 

– Et cependant, pensait-il, mon père doit être furieux.

 

Sur ce point, il voyait juste.

 

Jamais on n’avait vu au duc un visage si terrible. Au souper, où tous les gens mangeaient à la table du maître, il ne se trouva personne d’assez hardi pour prononcer une parole. Et cependant on savait qu’il y avait eu entre le père et le fils une altercation de la dernière violence, et toutes les curiosités étaient en éveil.

 

Le repas terminé, M. de Champdoce appela un vieux domestique de confiance, à son service depuis plus de trente ans.

 

– Jean, lui dit-il, M. Norbert est enfermé au second, dans la chambre jaune ; en voici la clé, tu vas lui monter à souper.

 

– À l’instant, monsieur le duc.

 

– Attends. Tu passeras la nuit dans la chambre de M. Norbert. Qu’il dorme ou non, toi, tu ne fermeras pas l’œil. Il se peut qu’il veuille s’échapper : tu l’en empêcheras. S’il faut employer la force, tu l’emploieras, je te l’ordonne. Si tu n’était pas le plus fort, appelle… j’arriverai.

 

Cette précaution du duc de Champdoce anéantissait toutes les espérances de Norbert.

 

Plus d’évasion possible, maintenant qu’il était gardé à vue.

 

Il essaya bien de persuader à son geôlier de le laisser s’échapper deux heures jurant que même avant ce temps écoulé il reviendrait se constituer prisonnier, ses prières furent vaines aussi bien que les promesses et les menaces.

 

S’il se fût mis à la fenêtre, il eût pu voir M. le duc de Champdoce arpentant de long en large la grande cour qui précède le château.

 

Il marchait d’un pas saccadé, les mains derrière le dos, la tête inclinée sur la poitrine, tout entier aux sombres calculs de son orgueil blessé.

 

Les paroles de Norbert, son attitude, ses regards, les expressions même dont il s’était servi, disaient à M. de Champdoce, lui affirmaient que, dans la vie de son fils, tout un côté existait qu’il n’avait pas soupçonné.

 

Quantité de circonstances futiles, négligées par lui à l’instant où elles s’étaient produites, se représentaient vives et nettes à son esprit, et étaient pour lui comme autant de révélations accablantes.

 

– Il y a une femme là-dessous, murmurait-il.

 

Cette conclusion ressortait des faits eux-mêmes. Il n’y a qu’une femme, pour s’emparer en si peu de temps de l’esprit d’un jeune homme, pour changer son caractère du blanc au noir.

 

– D’ailleurs, pensait le vieux gentilhomme, pour refuser si obstinément celle que je lui propose, il faut qu’il en aime une autre.

 

Mais quelle était cette femme, et comment la découvrir ?

 

Demander à Norbert de la nommer, c’eût été folie, M. de Champdoce le comprit.

 

D’un autre côté, courir aux informations, ouvrir en quelque sorte une enquête lui répugnait formellement.

 

Une partie de sa nuit s’était passée à examiner et à rejeter les expédients qui se présentaient à son esprit, lorsqu’au matin une inspiration lui vint, qu’il jugea une faveur divine.

 

– J’ai Bruno ! s’écria-t-il, j’ai le chien de Norbert. Par lui, je puis savoir les habitudes de mon fils, les maisons qu’il hante, arriver jusqu’à la femme que je soupçonne

 

Ce système d’investigation était excellent.

 

Il avait observé que depuis la fermeture de la chasse Norbert ne quittait jamais guère le château avant une ou deux heures de l’après-midi, c’était un indice ; il résolut d’attendre jusque-là.

 

Un peu rassuré par l’espoir du succès, il était calme comme à l’ordinaire quand il parut pour donner ses ordres. À midi comme d’ordinaire il se mit à table et fit monter le dîner du prisonnier en ordonnant une surveillance plus sévère que jamais.

 

Enfin, le moment favorable pour l’expédition était arrivé.

 

Il siffla Bruno, lequel habituellement ne le suivait pas volontiers, et, à force de caresses et d’agaceries, il parvint à l’entraîner jusqu’à l’extrémité de la grande allée de marronniers. C’était de ce côté que passait toujours Norbert.

 

Au bout de cette allée se trouvaient trois chemins s’éloignant dans diverses directions.

 

L’épagneul n’hésita pas. Il se lança sur celui de gauche, en chien qui sait parfaitement où il doit se rendre. Il ne le savait que trop.

 

Pendant un kilomètre environ il suivit le chemin, puis arrivé à un certain endroit, il se jeta brusquement dans les bois de droite, ainsi que son maître avait coutume de le faire.

 

Il allait, battant les taillis de droite et de gauche, mais il ne perdait jamais la direction, et M. de Champdoce n’avait aucune peine à le suivre.

 

Cette marche dura bien quarante minutes, et enfin Bruno déboucha sur le sentier de Bivron, à l’endroit précisNorbert avait failli tuer Mlle de Sauvebourg.

 

Là, il commença par quêter en cercle, et ne trouvant rien, il s’assit. Son œil intelligent semblait dire : attendons.

 

– Évidemment, pensa le duc, c’est ici que mes amoureux se rencontrent.

 

Il examina l’endroit, et il lui parut habilement choisi.

 

Le sentier, peu fréquenté, aboutissait des deux côtés à un village, le bois offrait une retraite sûre, enfin, grâce à la situation élevée, on pouvait apercevoir de loin le danger, c’est-à-dire un indiscret.

 

Cette dernière réflexion engagea M. de Champdoce à se cacher promptement.

 

Il était clair que si celle qui allait arriver au rendez-vous l’apercevait d’en bas, elle rebrousserait chemin au plus vite, et qu’il ne saurait rien.

 

Il rentra donc dans le bois et alla s’asseoir sur une souche moussue, au pied d’un bouquet de chênes.

 

La presque certitude du succès le mettait en belle humeur, et il s’applaudissait de sa pénétration.

 

À la réflexion le danger lui paraissait moins grand qu’il ne l’avait imaginé tout d’abord. De qui Norbert pouvait-il être épris ? De quelque petite campagnarde ambitieuse et futée qui, jugeant ce garçon naïf et du bois dont on fait les dupes, avait conçu le projet de se faire épouser.

 

S’en défaire n’était qu’un jeu pour lui.

 

D’abord, il comptait l’effrayer si bien, que d’elle-même elle prêcherait la soumission à Norbert. Au pis aller, il s’adresserait aux parents, qui, sur sa seule injonction, éloigneraient leur fille.

 

Il soupçonnait quelque accroc à sa réputation ; mais, décidé à payer le dégât, il ne s’en inquiétait nullement.

 

M. de Champdoce en était là de ses réflexions lorsqu’il entendit japper joyeusement, en chien qui salue une personne amie.

 

Ah ! fit-il en se dressant, la voici !

 

Au même moment, les branches de la haie s’écartèrent, et Mlle de Sauvebourg franchit lestement le petit fossé.

 

Alors seulement elle reconnut M. de Champdoce et ne put retenir un cri d’effroi.

 

Le duc !…

 

 

Elle se sentait perdue, en grand péril, du moins. Fuir !… Elle en eut la pensée, mais elle ne pouvait ; elle chancelait, elle fut forcée de s’appuyer à un arbre.

 

Le vieux gentilhomme n’était guère moins étourdi qu’elle.

 

Attendre quelque gardeuse de vaches, et voir arriver la fille du marquis de Sauvebourg ! Les bras lui tombaient.

 

Mais sa colère dépassait encore sa surprise. D’un coup d’œil il appréciait les modifications de la position.

 

S’il n’avait rien à craindre de la paysanne, il avait tout à redouter de la demoiselle noble. Les prétentions de l’une étaient ridicules, absurdes ; les desseins de l’autre n’étaient que trop justifiables.

 

Et ici, nul recours à la famille.

 

Qui lui garantissait que le marquis et la marquise de Sauvebourg n’étaient pas d’accord avec Mlle Diane ?

 

– Eh ! eh !… commença enfin M. de Champdoce avec un mauvais rire, ma présence n’a pas l’air de vous ravir, ma chère enfant ?

 

– Monsieur !…

 

– Bien, bien ?… je comprends cela. On vient rejoindre le fils, on trouve le père, le désappointement est cruel. Cependant, n’en veuillez pas à Norbert, s’il n’est pas ici, le pauvre garçon, ce n’est certes pas sa faute !

 

Mlle de Sauvebourg n’était pas, il s’en faut, une jeune fille vulgaire.

 

Sous ces apparences charmantes, derrière ses yeux si beaux, se dissimulait une énergie qui ne le cédait en rien à celle de ce vieux gentilhomme au torse d’athlète.

 

Accablée un moment, elle eut bientôt repris tout son sang-froid, et si l’angoisse d’une catastrophe probable la déchirait, rien n’en paraissait sur son calme visage.

 

Bien que surprise en flagrant délit, pour ainsi dire, elle pouvait nier : tout mauvais cas est niable.

 

L’idée ne lui en vint même pas. Un désaveu de sa conduite lui eût paru une bassesse indigne d’elle. D’ailleurs, elle était trop bien blessée du ton goguenard de M. de Champdoce et de ses regards impertinents, pour ne pas se révolter, pour ne pas payer d’audace, quoi qu’il pût lui en arriver.

 

– En effet, monsieur le duc, répondit-elle, sans que le timbre de sa voix fût en rien altéré, c’est pour monsieur le marquis votre fils que je venais… Vous m’excuserez en conséquence de vous quitter.

 

Elle dessinait déjà une gracieuse révérence et s’apprêtait à se retirer, M. de Champdoce la retint doucement en lui prenant la main.

 

– J’aurais à vous parler, mon enfant, dit-il en s’efforçant de prendre le ton le plus paternel, et à vous parler sérieusement.

 

– Je vous écoute, en ce cas, reprit Mlle Diane, avec autant d’aisance et de naturel que si elle eût été dans le salon de Sauvebourg.

 

– Savez-vous pourquoi Norbert manque au rendez-vous assigné ?

 

– Oh ! je suppose bien qu’il aura quelque bonne et valable raison à me donner.

 

– Mon fils, mademoiselle, est enfermé dans sa chambre, gardé à vue par mes domestiques, lesquels ont ordre de s’opposer, même par la force, à toute tentative d’évasion.

 

Si rude que fût le coup, Mlle Diane eut le courage de se composer la physionomie compatissante d’une petite maîtresse apprenant un léger désagrément survenu à l’un de ses amis.

 

– Quoi ! vraiment, fit-elle en minaudant, il est prisonnier ? Oh ! le pauvre garçon, que je le plains !

 

Le duc était consterné de ce qu’il qualifiait intérieurement d’effronterie sans exemple ; consterné et furieux.

 

– Je puis vous dire, reprit-il en haussant le ton, je puis vous apprendre pourquoi je traite avec cette rigueur mon fils unique, l’héritier de ma fortune et de mon nom.

 

Ses yeux lançaient des éclairs, mais ils ne firent même pas vaciller le fin regard de Mlle de Sauvebourg.

 

– Dites !… monsieur le duc, répondit-elle nonchalamment.

 

– Eh bien ! mademoiselle, puisque vous tenez à le savoir, j’ai trouvé pour Norbert une jeune fille dont un prince souverain envierait la main. Elle a votre âge à peu près, elle est belle, gracieuse, spirituelle, riche

 

– Elle est très noble, sans doute ?

 

Cette ironie fit bondir l’entêté gentilhomme.

 

– Quinze cent mille francs de dot, répondit-il durement, valent bien quelques merlettes ou même une tour d’argent sur champ d’azur

 

C’étaient les armes des Sauvebourg. Le duc s’arrêta, pour mieux souligner sa méchanceté, et bientôt reprit :

 

– Outre cette fortune, elle a encore des espérances solides, qui ne sauraient lui échapper, et qui s’élèvent au triple ou au quadruple. Cette héritière, qui me convient à moi, mon fils prétend la refuser !… c’est ce que je ne tolèrerai pas.

 

– Et vous aurez raison, monsieur le duc, si vous croyez vraiment que ce mariage doive assurer le bonheur de votre fils.

 

– Son bonheur !… Eh ! que m’importe, si j’assure la suprématie de notre maison. Le nom avant tout. Tenez pour sûr que jamais un duc de Champdoce n’est revenu sur une décision prise, et j’ai décidé, moi, que Norbert accepterait la femme que je lui destine. Oui, jarnidieu ! il l’épousera, de gré ou de force, je l’ai juré, je le veux, je le lui ai dit.

 

La souffrance de Mlle Diane était atroce, mais son indomptable orgueil la soutenait et la poussait en avant.

 

Étant, ou du moins se croyant sûre de Norbert, elle pensa qu’elle pouvait oser.

 

– Et lui, demanda-t-elle d’une voix railleuse, lui, que dit-il ?

 

L’audace de cette question stupéfia si bien le duc, qu’il en demeura tout interdit.

 

– Lui ! balbutia-t-il, cherchant pour sa pensée une forme qui ne fût pas trop brutale, lui !…

 

Mais l’attitude provocatrice de Mlle de Sauvebourg ne pouvait manquer de transporter hors de lui un homme si irascible.

 

– Norbert, reprit-il violemment, rentrera dans le devoir quand il me plaira de le soustraire à de pernicieuses séductions, et cela me plaît maintenant.

 

– Oh !

 

– Il obéira quand je lui aurai démontré que, s’il ignore le prestige de sa fortune et de son nom, il est des personnes qui le connaissent et qui l’envient. Être duchesse de Champdoce ! C’est un rêve, cela. Mon fils n’est qu’un enfant, mais j’ai de l’expérience pour deux. Il cèdera, quand je lui aurai montré la spéculation et l’intérêt, là où il n’avait vu, le fou ! que pur amour et généreux dévouement. Je lui apprendrai ce qu’on doit penser de ces fières demoiselles, qui n’ont que la cape et l’épée, c’est-à-dire leur jeunesse et leurs beaux yeux, et qui courent le mari à leurs risques et périls et au grand dommage de leur réputation.

 

Mlle de Sauvebourg pâlit sous cet outrage, d’autant plus cruel que jusqu’à un certain point elle l’avait mérité et qu’il frappait juste.

 

– Courage ! monsieur le duc, interrompit-elle d’un ton où la hauteur le disputait à la colère, poursuivez !… Insulter une pauvre fille qui ne peut se défendre, l’accabler, la railler, cela est noble et grand, et bien digne d’un gentilhomme !

 

M. de Champdoce haussa les épaules à ce sarcasme.

 

– Je pensais, répondit-il, m’adresser à celle dont les conseils ont poussé mon fils à la révolte. Me serais-je trompé ? Vous avez un moyen bien simple de me mettre dans mon tort : décidez Norbert à se soumettre.

 

Elle baissa la tête sans répondre.

 

– Vous voyez donc bien, reprit le duc avec un nouvel emportement, que j’ai cent fois raison. Cependant, prenez garde, mademoiselle ! je ne pardonnerais pas une obstination qui entraverait mes desseins. Réfléchissez-y, persister serait justifier d’avance les pires représailles. Vous êtes prévenue, assez d’amourettes comme cela !

 

Ce mot « amourettes, » souligné de la façon la plus injurieuse, acheva d’égarer la raison de Mlle Diane ; en ce moment, elle eût sacrifié, pour se venger, son honneur, son ambition, sa vie même.

 

Oubliant toute prudence, jetant fièrement le masque, elle se redressa, la joue empourprée par la rage, les yeux étincelant de la haine la plus atroce.

 

– Eh bien !… oui ! s’écria-t-elle d’une voix vibrante, avec un geste superbe de menace, oui, j’ai juré que Norbert serait mon mari… il le sera. Emprisonnez votre fils, monsieur le duc, livrez-le aux brutalités de vos valets, vous ne lui arracherez jamais un lâche consentement. Il résistera, parce que je le veux, et jusqu’à la mort, s’il le faut. Jamais son énergie doublée de la mienne ne faiblira

 

Sans cesser de fixer le duc, Mlle de Sauvebourg avait reculé jusqu’au bord du fossé qui séparait le bois du petit sentier.

 

Là, elle s’arrêta, et lui adressant la plus ironique révérence :

 

– Croyez-moi, monsieur le duc, ajouta-t-elle, ménagez votre fils, et songez, avant d’attaquer mon honneur de jeune fille, que je serai un jour de votre famille. Adieu !…

 

Mlle Diane était déjà bien loin que le duc était encore à la même place, trépignant, gesticulant, jetant à tous les vents les plus affreuses imprécations, des menaces terribles et les plus grossières injures.

 

Certes, tandis qu’il passait ainsi sa colère, il se croyait bien seul. Il se trompait. Cette scène étrange avait eu un invisible témoin : Dauman.

 

Prévenu par un des domestiques du château de ce qu’il appela incontinent la « séquestration du jeune marquis, » le « Président » n’avait plus eu qu’une préoccupation : aviser Mlle Diane de ce grave événement.

 

Le malheur est qu’il n’avait, pour cela, nulle facilité. Il ne pouvait se présenter, de sa personne, à Sauvebourg, et pour rien au monde il n’eût écrit une ligne.

 

Son embarras était donc fort grand, lorsque l’idée lui vint de courir au rendez-vous habituel des amoureux.

 

Connaissant le lieu et l’heure, il s’était mis en route à propos, et il était arrivé tout juste comme Mlle Diane apercevant le duc, laissait échapper un cri.

 

Ce cri avait mis Dauman sur ses gardes. Bruno vint bien le flairer, mais il était connu de l’épagneul ; quelques caresses l’en débarrassèrent.

 

Alors, usant de précautions infinies, il avait réussi à se glisser, en rampant, jusqu’à un endroit d’où il ne perdait ni un geste ni une parole.

 

S’il se délectait des fureurs du duc, cet ennemi qu’il haïssait jusqu’au crime, il admirait et bénissait l’audace de Mlle Diane. Son énergie lui paraissait sublime, à lui qu’un seul regard du terrible gentilhomme eût couché à plat ventre dans la poussière. Jamais il n’avait osé rêver, pour servir ses lâches et ténébreux desseins, un si admirable caractère.

 

Au défi jeté en adieu par cette fière jeune fille, il fut si bien enthousiasmé qu’il lui fallut presque se raisonner pour ne pas applaudir comme au théâtre.

 

Il est vrai que, dès qu’elle eût disparu, un souci pressant vint assaillir l’esprit alerte du Président.

 

Il comprenait que Mlle Diane, ayant brûlé ses vaisseaux et acceptant une lutte au grand jour, allait se trouver extraordinairement perplexe, et qu’elle ne manquerait, avant de rentrer à Sauvebourg, de passer chez lui le consulter.

 

– Or, se dit-il, si je veux profiter de sa colère pendant qu’elle est chaude encore, je dois me trouver chez moi pour la recevoir.

 

Et sans s’inquiéter désormais de donner l’éveil, il se releva vivement et détala comme un lièvre, longeant le bois pour aller chercher un chemin autre que celui de Mlle de Sauvebourg.

 

Ce mouvement dans la feuillée interrompit le furieux monologue de M. de Champdoce.

 

Il prêta l’oreille, et il lui sembla bien entendre des craquements de branches mortes à terre, et des pas qui s’éloignaient.

 

– Qui va là ? cria-t-il en marchant vers l’endroit d’où était sorti le bruit.

 

Pas de réponse.

 

Il pouvait s’être trompé. Il appela Bruno, et du geste l’excita à se mettre en quête, l’animant de la voix :

 

– Cherche ! cherche !

 

Bruno, qui savait à quoi s’en tenir ne se donna pas beaucoup de mouvement. Pourtant, il fit plusieurs fois le tour du buisson qui avait abrité Dauman, flairant de préférence à une certaine place.

 

M. de Champdoce s’approcha, et se baissant, il reconnut sur la mousse, et très distinctes, les empreintes de deux genoux.

 

– On nous écoutait, pensa-t-il, très frappé de cette circonstance, mais qui ?… Serait-ce Norbert qui s’est échappé ?…

 

Ce soupçon, qui lui arracha un jarnidieu ! terriblement accentué, le décida à regagner en toute hâte le château.

 

Il ne lui fallut pas vingt minutes pour faire un trajet qui d’ordinaire en exige le double.

 

Un garçon de ferme traversa la cour, il l’appela.

 

– Où est mon fils ? demanda-t-il.

 

– Là-haut, notre maître.

 

M. de Champdoce respira. Norbert n’avait pas trompé la surveillance de ses gardiens ; ce n’était pas lui qui était aux écoutes dans le bois.

 

– Même, notre maître, ajouta le domestique de l’air le plus affligé, notre jeune maître est dans un état qui fait peine

 

– Qu’a-t-il ?

 

– Ah ! voilà ! Il voulait absolument se sauver. Jean a été obligé d’appeler à l’aide. C’est qu’il est terriblement fort, monsieur Norbert. À six que nous nous sommes mis pour le tenir, nous n’étions que bien juste assez.

 

– On ne lui a fait aucun mal, au moins ?

 

– Oh ! pour cela, non. Il se serait pourtant jeté par la fenêtre, oui, sans nous. Il criait de toutes ses forces qu’il allait être absent deux heures, et qu’il lui fallait sortir qu’il s’agissait de son bonheur, de sa vie

 

Trois heures ! C’est à cette heure précise que Mlle Diane arrivait au sentier de Bivron. Mais qu’importait cette circonstance touchante à un vieillard en qui le monstrueux épanouissement de l’idée fixe avait étouffé jusqu’au dernier vestige de sensibilité !

 

C’est avec la raide impassibilité de l’homme qui s’imagine remplir un devoir sacré qu’il gravit les deux étages du château et alla frapper à la porte de la chambreNorbert était prisonnier.

 

Jean, le domestique de confiance vint ouvrir, et pendant une minute au moins, M. de Champdoce demeura immobile, sur le seuil, regardant.

 

La chambre était dans le plus affreux désordre. Tous les meubles avaient été renversés, ou le voyait ; quelques-uns avaient été brisés et leurs débris jonchaient le parquet.

 

Un robuste valet de charrue était assis devant la fenêtre.

 

Sur le lit, Norbert était couché tout habillé, la figure tournée du côté du mur.

 

– Laissez-nous, dit enfin M. de Champdoce à ses domestiques, qui se retirèrent.

 

Puis, s’avançant vers le lit, et s’adressant à son fils :

 

– Levez-vous, Norbert, ajouta-t-il.

 

Le jeune homme obéit.

 

Plus encore que la chambre, ses vêtements trahissaient la lutte désespérée qu’il avait soutenue. Le col et le devant de sa chemise étaient en lambeaux. Une poche de sa veste avait été arrachée et pendait sur le côté.

 

Tout autre que M. de Champdoce eut été frappé de l’expression sombre et farouche de sa physionomie. La colère avait tuméfié sa face et contracté ses traits, ses yeux hagards avaient cet éclat extraordinaire qu’on observe chez les fous.

 

– Qu’est-ce que cela signifie ? commença le duc de sa voix la plus rude, mes ordres ne suffisent plus, vous les méconnaissez ! Il a fallu, en mon absence, employer la force pour vous retenir.

 

Norbert se taisait.

 

– Ainsi, mon fils, ce sont là les inspirations de la solitude ? Quels sont donc vos projets, vos espérances ?

 

– Je veux, je prétends être libre.

 

Si nette et si décisive que fût la réponse, M. de Champdoce ne voulut pas l’entendre.

 

– À votre résistance obstinée, reprit-il, j’avais cru reconnaître les perfides conseils d’une femme décidée à tirer profit de votre inexpérience, et qui, pour s’emparer plus sûrement de vous, caressait votre orgueil et vos passions mauvaises.

 

Il s’interrompit, attendant un mot ; il ne vint pas.

 

– Cette femme, que je soupçonnais, poursuivit-il, je l’ai cherchée, et, comme bien vous pensez, je l’ai trouvée. J’arrive du bois de Bivron. Faut-il vous dire que j’y ai rencontré Mlle Diane de Sauvebourg ?

 

– Et… vous lui avez parlé ?

 

– Oui. Je lui ai dit ce que je pense de ces aventurières qui poursuivent de leurs agaceries les dupes qu’elles se proposent d’exploiter.

 

– Mon père !

 

– Quoi !… Vous seriez-vous laissé prendre aux beaux semblants d’amour de cette demoiselle ? Je vous croyais plus perspicace. Ce n’est pas à vous, marquis, qu’elle en veut, la fine mouche, mais bien à notre fortune et à notre nom. Mais je suis là, moi, jarnidieu ! et je lui ai appris, si elle l’ignorait, qu’il y a des maisons où on enferme les femmes qui détournent les jeunes gens !…

 

Une pâleur mortelle avait envahi le visage de Norbert.

 

– Vous lui avez dit cela !… fit-il d’une voix rauque. Vous êtes allé insulter la femme que j’aime, pendant qu’on me retenait ici. Ah ! prenez garde !… je finirais par oublier que vous êtes mon père

 

– Jarnitonnerre ! hurla le duc, mon fils me menace !

 

Et fou de colère, aveuglé par le sang qui affluait à son cerveau, il porta à Norbert un terrible coup de son bâton fourchu.

 

Le pauvre garçon, par bonheur, avait reculé instinctivement. L’extrémité seule du bâton l’atteignit au-dessus de la tempe et glissa, en la déchirant, le long de la joue.

 

Ivre de fureur à son tour, il allait s’élancer sur son père, quand il s’aperçut que leurs mouvements dégageaient la porte restée ouverte ; c’était la liberté, le salut.

 

D’un bond il fut sur le palier, et, avant que le duc n’eût eu le temps de crier : Au secours ! il courait à travers champ comme un fou

 


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