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« Le 10 juin 1883, à 5 heures du matin, j’entre dans une vieille maison du quartier juif d’Alger : c’est le domicile du rabbin Mardochée. Mon compagnon y vit dans une seule chambre avec sa femme et ses quatre enfants ; il m’attend ; je dois quitter chez lui mes vêtements européens et prendre le costume israélite ; une longue chemise à manches flottantes, un pantalon de toile allant jusqu’au genou, un gilet turc de drap foncé, une robe blanche à manches courtes et à capuchon (djelabia), des bas blancs, des souliers découverts, une calotte rouge et un turban de soie noire sont préparés pour moi ; cela forme un costume juif mi-algérien, mi-syrien, qui convient aux rôles, peut-être divers, que j’aurai à jouer.
« Je m’habille, et Mardochée, sa femme, ses enfants et moi sortons, et descendons les ruelles en escalier qui conduisent au port, où est la gare d’Oran. Nous partirons pour Oran à 7 heures du matin, par le chemin de fer. Je demande deux billets en mauvais français, pour être d’accord avec mon costume ; Mardochée fait ses adieux à sa famille, et nous voici tous deux assis dans une voiture de troisième classe. Le temps est admirable, le wagon plein d’ouvriers arabes : nous partons entourés de gaieté et inondés de soleil.
» Je m’appelle le rabbin Joseph Aleman, je suis né en Moscovie d’où m’ont chassé les récentes persécutions ; dans ma fuite j’ai été d’abord à Jérusalem ; après y avoir pieusement passé quelque temps, j’ai gagné le nord de l’Afrique, et maintenant je voyage à l’aventure, pauvre mais confiant en Dieu ; une estime réciproque me lie à Mardochée Abi Serour, comme moi savant rabbin et qui a passé de longues années à Jérusalem. Mardochée porte un costume pareil au mien, cela nous donne un air de famille, il me déclare que je lui ressemble, et qu’à l’occasion il me fera passer pour son fils. Nous avons peu de bagages, un sac et deux boîtes ; les boîtes renferment : la première une pharmacie qui me permettra au besoin de me dire médecin, l’autre un sextant, des boussoles, des baromètres, des thermomètres, du papier et des cartes ; le sac contient un costume de rechange et une couverte pour chacun de nous, des ustensiles de cuisine et des provisions. Comme argent, j’emporte trois mille francs, partie en or et partie en corail. C’est dans cet équipage que nous sommes entraînés vers Oran. Je vais à Oran parce que je veux entrer au Maroc par terre ; mon projet est de me rendre de Tlemcen à Tétouan en traversant la région du Rif, laquelle forme tout le littoral entre la frontière algérienne et Tétouan. D’Oran, j’irai à Tlemcen ; là, je m’informerai des moyens de voyager dans le Rif.
« Nous arrivons à Oran à 6 heures du soir. La gare est hors de la ville ; de moitié avec deux juifs qui étaient dans le train, nous prenons un fiacre qui nous porte à un hôtel fréquenté des israélites. Nous louons une chambre à raison de deux francs par jour, et, tirant nos provisions, nous faisons en tête à tête notre premier repas du soir. Étrange maison que l’hôtel où nous sommes ! J’ai eu un moment de surprise en m’entendant tutoyer par le valet ; en Algérie on tutoie les Juifs.
« 11 juin. – Ce jour est le premier de la fête de Sbaot (Pentecôte), dans laquelle on célèbre le don de la loi fait à Moïse sur le Sinaï ; défense aux israélites de voyager aujourd’hui ni demain. Je reste dans ma chambre, Mardochée va à la synagogue et en revient à la nuit avec un de ses coreligionnaires. Ils se mettent à causer ; j’apprends que mon compagnon se livre à la recherche de la pierre philosophale, l’autre juif est un compère alchimiste ; longtemps je les vois discuter, faiblement éclairés par une bougie, leurs ombres dessinant sur les murs d’énormes silhouettes ; je m’endors sur ma paillasse, bercé par ces étranges discours.
« 12 juin. – Vers 5 heures du soir, nous montons en diligence, et partons pour Tlemcen. En me rendant à la voiture, j’entends un passant dire à son voisin, en me montrant : « Savez-vous d’où ça nous vient, ça ? Ça nous arrive en droite ligne de Jérusalem. »
« 13 juin. – Arrivée à Tlemcen à 9 heures du matin, nous nous mettons aussitôt en quête des juifs du Rif. À une heure, nous n’en avons pas trouvé un qui ait pu nous renseigner utilement ; fatigués, nous achetons du pain et des olives, et nous nous mettons à déjeuner, assis par terre sur une place ; pendant que nous sommes ainsi, passe, à deux pas de moi, une bande d’officiers de chasseurs d’Afrique sortant du cercle ; je les connais presque tous ; ils me regardent sans soupçonner qui je suis22. Notre après-midi est plus heureux que la matinée : nous découvrons un certain nombre d’israélites rifains ; ils viendront nous trouver à 8 heures du soir, dans une chambre que nous louons, et on discutera en réunion les moyens de traverser le Rif. Plus d’hôtel juif ici ; nous louons une chambre à une famille israélite.
« À 8 heures, tout est prêt pour recevoir notre monde : dans une pièce de deux mètres de large sur cinq de long, dont les murs, le sol et le plafond sont peints en gris, ont été placés, sur un escabeau, une bougie, une bouteille d’anisette et un verre. Les uns après les autres, une dizaine de juifs, la plupart à barbe blanche, entrent discrètement, et nous voici tous assis par terre en cercle autour de la bougie ; Mardochée remplit le verre d’anisette, l’élève et dit : « À la santé de la loi ! à la santé d’Israël ! à la santé de Jérusalem ! à la santé du pays saint ! à la santé du Sbaot ! à vos santés à tous, ô docteurs ! à ta santé, rabbin Joseph (moi) ! » Il trempe ses lèvres dans le verre, et le passe à son voisin qui le vide ; puis le verre fait le tour, et chacun des juifs le vide d’un trait. Mardochée prend la parole… »
Il raconte son histoire, et la termine par ce trait entièrement inventé : Mardochée a eu, voilà deux ans passés, une discussion avec le frère de sa femme, et le jeune homme a quitté Alger, et on ne l’a plus revu. Depuis lors, la femme de Mardochée est inconsolable. Elle ne fait que pleurer.
« Or, il y a quelques jours, on lui a dit que son frère était dans le Rif, exerçant le métier de bijoutier, sans pouvoir préciser en quelle ville. Aussitôt, elle a supplié son mari d’aller à la recherche du fugitif, et lui, bon époux, pour rendre le repos et la santé à sa femme, s’est décidé à ce voyage ; il est donc résolu à explorer le Rif, village par village s’il le faut, pour retrouver son beau-frère. C’est ce qui l’amène aujourd’hui à Tlemcen. Pour ce jeune israélite qui l’accompagne, et qu’on l’entend nommer rabbin Joseph, c’est un pauvre rabbin moscovite qui se rend au Maroc, pays des juifs pieux, pour quêter des aumônes ; Mardochée l’a emmené avec lui et a payé son voyage jusqu’à Nemours, par pure pitié. Maintenant, il supplie ces docteurs, qui tous ont habité le Rif, de recueillir leurs souvenirs, et de lui apprendre s’ils n’ont point connu celui qu’il cherche, un israélite blond et pâle, âgé de vingt-deux ans, nommé Juda Safertani. Quel présent ne fera-t-il pas à celui qui dira où il se trouve ? Les assistants réfléchissent, cherchent, discutent, mais en vain ; aucun d’eux ne connaît Juda Safertani. Mardochée soupire, et les prie de lui donner au moins des renseignements sur le Rif : par où y pénètre-t-on ? comment y voyage-t-on ? en quels lieux y a-t-il des juifs ? quels sont les hommes influents du pays ? La conversation reprend sur ce sujet, l’anisette l’anime, de nouvelles bouteilles remplacent la première, le verre fait nombre de fois le tour du cercle, on parle très haut, et la discussion devient vive sur les meilleurs moyens de parcourir le Rif. Quand nos « cousins » se retirent, il est convenu que nous partirons le lendemain pour Lalla-Marnia ; de là, nous gagnerons Nemours, d’où nous entrerons, s’il plaît à Dieu, dans le Rif.
« 14 juin. – Une diligence nous emporte de Tlemcen à 9 heures du matin, et nous arrête à 6 heures du soir dans la bourgade de Lalla-Marnia. Nous nous installons pour la nuit dans la synagogue ; elle présente l’image de tous les temples juifs que je verrai au Maroc : c’est une salle rectangulaire, avec une sorte de pupitre au milieu, et, dans le mur, un placard. Le pupitre sert à appuyer le livre de la Loi, aux lectures publiques qu’on en fait deux fois par semaine ; dans les communautés riches, il est sur une estrade et parfois sous un dais ; dans les villages pauvres, il consiste en une pièce de bois horizontale soutenue par deux poteaux. Le placard contient un ou plusieurs exemplaires de la Loi (Sifer Toura), écrits sur parchemin et roulés sur des cylindres de bois (comme les volumes romains, avec cette différence qu’ils sont roulés sur deux cylindres au lieu d’un) ; ces doubles rouleaux ont 50 centimètres de haut et sont couverts de trois ou quatre enveloppes superposées des plus riches étoffes. Telle est la synagogue, un banc appuyé au mur en fait le tour, et la complète. Nous finissions d’y dîner, lorsque entrent, les uns après les autres, trente ou quarante hommes ; ils s’asseyent sur les bancs et causent à voix basse ; ce sont les israélites du lieu, qui viennent faire en commun la prière du soir ; à un signal tous se dressent, se tournent vers l’Orient, et commencent leur prière, bas ou à mi-voix ; embarrassé, je les regarde pour faire comme eux, et, les imitant, je me balance en mesure comme un écolier qui récite sa leçon, tantôt muet, tantôt faisant entendre un bourdonnement nasillard. Au bout de huit ou dix minutes, chacun fait en même temps un grand salut ; c’est la fin. Les juifs se mettaient en mouvement pour sortir quand, à ma vive surprise, Mardochée les prie de rester et de l’entendre : il est, dit-il, un pauvre rabbin établi à Alger, qu’un malheur oblige à quitter sa femme et ses enfants pour faire, âgé et souffrant, le lointain voyage du Rif. Il va parcourir cette province à la recherche de son beau-frère,… il raconte les histoires d’hier, le désespoir et les maladies de sa femme,… enfin, et voici le comble des maux : il croyait le voyage plus facile qu’il n’est, et, si loin encore du terme, il manque déjà d’argent… Ici il se met à verser des larmes, et, d’une voix entrecoupée, il supplie ses frères de Lalla-Marnia d’avoir pitié de lui et de lui faire quelque aumône. Ils lui répondent sèchement de s’adresser au Consistoire d’Oran. Aussi étonné que mécontent de cette comédie, j’en demande, dès que nous sommes seuls, l’explication à Mardochée : « C’était pour m’habituer à mentir », répond-il.
« 15 juin. – Départ de Lalla-Marnia à 4 heures du matin, par la diligence. Arrivée à 10 heures du matin au petit port de Nemours. Nous louons une chambre dans une maison juive, et nous nous mettons en quête de renseignements sur le Rif.
« Ici notre histoire varie, la mienne surtout. Mardochée raconte la même chose qu’à Tlemcen, en ajoutant que des gens de cette ville lui ont affirmé avoir connu son beau-frère dans le Rif. Pour moi, je suis un grand médecin et un savant astrologue ; j’ai fait des cures merveilleuses ; les maux d’yeux sont mon triomphe, je guéris les yeux les plus malades, j’ai rendu la vue à des aveugles de naissance. Cette grande science et ces étonnants succès m’ont attiré l’envie des médecins chrétiens, à tel point qu’ils m’eussent fait un mauvais parti si j’étais resté dans mon pays ; j’ai dû fuir et je me suis décidé à aller exercer ma profession au Maroc, où, sur la foi de Mardochée, j’espère faire de beaux bénéfices. Mardochée raconte cela en arrivant. Lui ayant défendu de répandre l’histoire sous cette forme, il la répéta les jours suivants, en supprimant l’envie des médecins chrétiens et les dangers causés par leur haine.
« 16 et 17 juin. – Nous cherchons en vain le moyen de pénétrer dans le Rif ; beaucoup d’israélites rifains consultés déclarent qu’on ne peut y entrer par Nemours qu’avec la protection d’un certain cheikh (chef) marocain, qui viendra ici peut-être dans quinze jours ou un mois, peut-être plus tard ; et ce moyen même serait incertain ; autant, ajoute-t-on, il est difficile de traverser le Rif en partant d’ici, autant cela est facile en partant de Tétouan, où des hommes influents peuvent donner des recommandations efficaces. Je ne veux pas attendre quinze jours ou un mois à Nemours ; mieux vaut gagner Tétouan par mer et commencer de là mon voyage : je partirai pour Tanger par le prochain paquebot.
« 18 juin. – Un vapeur paraît en rade. Il va à Tanger par Gibraltar. Je m’y embarque avec Mardochée. Juifs, nous prenons la dernière classe, et nous faisons la traversée sur le pont, en compagnie d’israélites et de musulmans. Départ à 9 heures du matin, par un assez mauvais temps.
« 19 juin. – Je m’éveille en rade de Gibraltar. Le paquebot restera à l’ancre toute la journée, je descends à terre et je visite la ville ; Mardochée demeure à bord ; un petit juif de dix-huit ans qui sait l’espagnol m’accompagne ; pour moi, j’ignore toute langue hors l’arabe ; mon excursion aura un but pratique : on nous donne dans le paquebot une eau très sale, j’emporte une grande marmite de fer que je rapporterai pleine d’eau. Je me promène cinq heures à Gibraltar, ma marmite à la main ; je pousse jusqu’à un village espagnol situé à un kilomètre de la ville ; en franchissant la frontière, je vois des sentinelles anglaises et espagnoles monter la garde à 60 mètres de distance : autant les premières sont bien tenues, autant les secondes le sont mal.
« 20 juin. – Quitté Gibraltar à midi ; arrivé à Tanger à 2 h. 45…
« Le 20 juin 1883 commença vraiment mon voyage, qui dura jusqu’au 23 mai 1884. Pendant ce temps, ma prétendue histoire ne varia guère : j’étais un rabbin d’Alger allant, aux yeux des musulmans, quêter des aumônes, m’enquérir du sort et des besoins de mes frères ; aux yeux des juifs, Mardochée était de Jérusalem, pour les musulmans il demandait la charité, pour les juifs il remplissait la même mission que moi. Il ne fut plus question de Juda Safertani ni de médecine ; celle-ci avait un double inconvénient : les Marocains, pour qui tout chrétien naît médecin, étaient disposés, par cette profession, à soupçonner ma race ; puis la boîte de médicaments inspirait la convoitise : une boîte suppose un trésor et on disait que j’avais deux caisses d’or avec moi. À Fâs, dans le courant du mois d’août, instruit par l’expérience des premiers jours de route, je me défis de mes remèdes, et je modifiai mon bagage et mon costume ; les boîtes furent remplacées par un sac en poil de chèvre ; je supprimai dans ma tenue ce qui rappelait le juif d’Orient, c’est-à-dire la calotte rouge, le turban noir, les souliers et les bas, et j’adoptai la calotte noire, le mouchoir bleu et les belras (babouches) noires des rabbins marocains ; je laissai pousser des nouader, mèches de cheveux placées à côté des tempes qui tombent jusqu’aux épaules ; mon costume était dès lors celui de tous les juifs du Maroc ; il ne varia plus, si ce n’est qu’au début de l’hiver, j’y ajoutai un khenîf (burnous noir à lune jaune). À Fâs, j’organisai définitivement mes moyens de transport ; jusque-là j’avais loué des mules, j’en achetai deux qui nous portèrent, Mardochée et moi, avec notre bagage, pendant dix mois, jusqu’à notre retour à la frontière algérienne.
« Les premiers jours de mon voyage, j’avais trouvé gîte tantôt en des chambres louées dans des maisons juives, tantôt dans les synagogues. À Tanger et à Tétouan je louai des chambres ; au delà de Fâs, cela ne m’arriva plus. À partir de là, je passai mes nuits à la belle étoile dans le désert, sous des abris fournis par l’hospitalité juive ou musulmane dans les lieux habités. Lorsqu’on faisait halte dans un endroit habité, groupe de tentes ou village, s’il n’y résidait pas de juifs, mon escorte me gardait avec elle et me faisait donner l’hospitalité par la famille à qui elle-même la demandait ; lorsqu’il y avait une communauté israélite, l’escorte me conduisait à la synagogue, où Mardochée et moi déchargions nos mules et nous installions provisoirement, en attendant que le rabbin et les juifs du lieu vinssent nous offrir l’hospitalité complète : abri et nourriture. L’entretien des docteurs de passage pèse sur toutes les familles, un tour règle l’ordre dans lequel elles y participent ; dans les lieux pauvres, les rabbins gardent pour logis la synagogue, l’hospitalité porte sur les seuls aliments, et le « tour » n’exige de chaque famille qu’un jour ou qu’un repas, de sorte qu’on va successivement chez tous les habitants ; dans les localités riches, l’hospitalité comprend le logement et dure deux jours, quatre jours, huit jours ; le tour astreint à nourrir un rabbin, de sorte que, chez les juifs, Mardochée et moi étions d’ordinaire séparés pour les repas, mais on admettait que nous logeassions ensemble chez l’un des deux hôtes. Dans de rares endroits, nous fûmes reçus ensemble et pour un temps illimité, en dehors du tour, par des familles riches ; en quelques lieux misérables, les juifs nous tournèrent le dos ; nous sachant à la synagogue, ils n’y vinrent pas, et se passèrent d’y faire leur prière pour se dispenser de nous recevoir ; nous dûmes retourner à notre escorte et demander un abri à des musulmans. Chez les musulmans comme chez les juifs, l’hospitalité est gratuite : je remerciais par un cadeau consistant en sucre ou en thé, parfois en corail ou en un mouton.