Jean Boccace
Le Decameron
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HUITIÈME JOURNÉE

NOUVELLE VI LE SORTILÉGE OU LE POURCEAU DE CALANDRIN

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NOUVELLE VI

LE SORTILÉGE OU LE POURCEAU DE CALANDRIN

Puisqu’il a été déjà question du crédule Calandrin et de ses bons amis Lebrun et Bulfamaque, je ne m’amuserai point à vous mettre au fait de leur caractère. Il me suffira de vous dire que le premier avait dans le voisinage de Florence une petite maison de campagne, le seul bien que sa femme lui eût apporté en dot. Entre autres choses, il retirait tous les ans de cette espèce de métairie un cochon gras, qu’il était dans l’usage d’aller tuer et saler dans le mois de décembre. Sa femme l’y accompagnait ordinairement ; mais s’étant trouvée malade une certaine année, elle se vit obligée de l’y envoyer seul. Lebrun et Bulfamaque, qui le perdaient rarement de vue, pour avoir plus souvent occasion de se divertir à ses dépens, n’eurent pas plutôt appris que sa femme n’avait pu l’accompagner au village, qu’ils formèrent le projet de l’y suivre, ayant pour prétexte d’aller voir le curé de l’endroit, qu’ils connaissaient beaucoup, et avec lequel ils avaient fait autrefois plusieurs bons tours.

 

Arrivés chez ce bon curé, ils apprirent que Calandrin avait tué son pourceau ce jour-là même. Après s’être rafraîchis selon l’usage, accompagnés du pasteur, ils vont le voir et sont bien reçus. « Mes amis, leur dit-il après les premiers compliments, je veux vous montrer combien j’entends l’économie, tout peintre que je suis ; » et sur cela, il les mène dans un petit réduit, où il leur fait voir le gros cochon qu’il avait fait tuer le matin. « Je me propose, ajouta-t-il, de le saler, afin d’en pouvoir manger tout l’hiver. – Tu ferais beaucoup mieux de le vendre, lui dit Lebrun en l’interrompant. – Pourquoi cela ? – Pour te divertir avec nous de l’argent qui t’en reviendrait. – Que dirait donc ma femme ? – Il te sera facile de lui faire entendre qu’on te l’a volé. – Je la connais trop bien, elle n’en voudrait rien croire, et Dieu sait le train qu’elle me ferait. D’ailleurs, ce serait grande sottise à moi de sacrifier aux plaisirs de quelques jours ce qui fera pendant plusieurs mois la ressource de mon ménage ; ainsi, trouvez bon que je ne suive point votre conseil. » Bulfamaque et le curé se joignirent à Lebrun pour lever ses scrupules ; mais ils eurent beau faire, leur éloquence échoua contre la sagesse de Calandrin. Le sacrifice était trop grand pour qu’ils pussent triompher de son avarice, malgré sa déférence à leurs volontés. Tout ce qu’ils gagnèrent, ce fut d’être invités à souper ; mais soit que l’offre n’eût pas été pressante, soit qu’ils fussent de mauvaise humeur de n’avoir pas réussi dans leur projet, ils ne se rendirent point à l’invitation et se retirèrent en murmurant.

 

À peine eurent-ils fait quelques pas dans la rue, que Lebrun, se tournant du côté de Bulfamaque, son camarade : « Veux-tu, lui dit-il, que nous lui dérobions cette nuit son pourceau ? – Très-volontiers ; mais le moyen ? – Que cela ne t’inquiète pas ; j’en ai un infaillible, pourvu toutefois qu’il le laisse dans ce même réduit. – N’hésitons donc pas, reprit Bulfamaque ; nous le mangerons avec monsieur le curé, qui nous donnera, s’il le faut, un coup de main. Il vaut autant que nous en profitions que cet imbécile, qui, je gage, ne saura pas le saler. » Le curé, peu scrupuleux de son naturel, ne se fit pas beaucoup prier pour entrer dans le complot. « Puisque nous voilà tous d’accord, dit Lebrun, dressons dès à présent nos batteries. Calandrin aime à boire, surtout lorsque le vin ne lui coûte rien ; retournons chez lui et menons-le au cabaret. Monsieur le curé dira qu’il nous régale ; nous lui rembourserons ensuite notre part de la dépense. Il n’est pas douteux que notre homme ne s’en donne alors jusqu’au col. Quand nous l’aurons ainsi enivré, il nous sera facile de lui enlever le pourceau, sans qu’il puisse se douter que ce soit nous. Courons le rejoindre. »

 

Calandrin n’eut pas plutôt appris que le curé payait pour tous, qu’il ne fit aucune difficulté d’aller au cabaret. Il trouva le vin excellent et il en prit tant qu’il en put porter. Il était près de minuit lorsqu’on se sépara. Calandrin se retira chez lui, pouvant à peine se soutenir sur ses jambes ; et, après avoir mis beaucoup de temps à ouvrir sa porte, il se coucha tout vêtu, sans songer à la refermer.

 

Lebrun et Bulfamaque, qui s’étaient ménagés, allèrent achever leur souper chez monsieur le curé, qui, pour leur donner plus de forces, leur fit fort bonne chère. Une heure après, ils se munissent de quelques outils pour venir plus aisément à bout d’ouvrir la porte de la maisonnette de Calandrin ; mais ils n’eurent pas la peine de s’en servir, puisqu’ils la trouvèrent ouverte. Ils entrent à la sourdine, et pendant que notre homme ronflait, ils enlèvent le cochon et le portent incontinent, et sans être vus de personne, chez monsieur le curé, qui attendait leur retour pour se coucher.

 

Il était jour depuis plusieurs heures quand Calandrin s’éveilla. Il se lève, et trouvant sa porte ouverte, il court vite au réduit où le pourceau était pendu ; et ne l’y voyant point, il pousse un cri de surprise et de douleur et demeure quelque temps interdit et immobile. Ayant repris ses sens, il court chez ses voisins pour s’informer s’ils n’auraient pas vu celui qui le lui avait dérobé. Personne n’ayant pu lui en donner la moindre nouvelle, il déplore son triste sort, il se lamente, il jure, il crie et verse un torrent de larmes.

 

Lebrun et Bulfamaque ne sont pas plutôt levés qu’ils vont chez lui pour s’amuser de son chagrin. « Que je suis malheureux, mes amis, leur dit-il les larmes aux yeux d’aussi loin qu’il les vit, on m’a volé mon pourceau ! – À merveille, notre ami ! lui dit Lebrun à l’oreille ; sois rusé au moins une fois en ta vie, et dis toujours de même. – Je ne plaisante en vérité point ; ce que je vous dis n’est que trop vrai. – Fort bien ; surtout fais beaucoup de bruit, afin de mieux persuader ton monde. – La peste m’étouffe, si j’en impose ! on m’a volé mon cochon, vous dis-je, rien n’est plus certain. – Bravo, mon cher ami ! voilà comme tu viendras à bout de le faire croire. – J’enrage de voir que vous imaginez que je fais le fin ; je veux être pendu et aller à tous les diables, si je ne dis vrai. On m’a dérobé le cochon sans en rien laisser ; c’est la pure vérité. – Mais comment se peut-il ? reprit Lebrun, nous le vîmes hier dans cet endroit-là, voudrais-tu sérieusement nous faire accroire qu’il s’est envolé ? – Il ne s’est point envolé, mais on me l’a volé. – Quel conte ! – Encore un coup, rien n’est plus certain ; je suis ruiné, je n’oserai jamais retourner à la ville : ma femme n’ajoutera aucune foi à ce vol, et Dieu sait le train qu’elle va faire. – Si la chose est vraie, repartit Lebrun d’un air sérieux, il faut avouer que c’est une bien grande méchanceté de la part de ceux qui t’ont joué ce tour ; mais comme je te conseillai hier au soir de vendre ton cochon et de dire ensuite qu’on te l’avait dérobé, je craignais que tu ne voulusses te moquer de nous ; je crois même encore que ton intention est de nous jouer comme les autres. – Faut-il que je me donne à trente-six mille diables pour vous persuader une chose si simple ? Au bout du compte, vous me feriez blasphémer Dieu et tous les saints du paradis ; je vous dis et vous répète que le cochon m’a été volé cette nuit. – Cela étant, dit alors Bulfamaque, il faut tâcher de le retrouver, s’il est possible. – C’est là précisément la difficulté, dit Calandrin. – Il faut croire, reprit Bulfamaque, que les Indiens ne sont pas venus cette nuit te dérober ton pourceau : c’est sûrement quelqu’un de tes voisins. Si tu pouvais les rassembler, je sais faire un charme avec du pain et du fromage, par le moyen duquel nous découvrirons sur-le-champ le voleur. – Bagatelle ! dit Lebrun ; je veux croire à l’efficacité du sortilège ; mais ceux qui ont fait le vol se donneront bien de garde d’y assister.

 

– Que faut-il donc faire ? répond Bulfamaque ? – Ce qu’il faut faire ? ajoute Lebrun : il faut se procurer des pilules de gingembre, puis il faut avoir de la verdée excellente : on les invitera à en boire ; ils viendront sans savoir quel est notre projet, et on pourra charmer les pilules aussi bien que le pain et le fromage. – C’est fort bien vu, reprit Bulfamaque ; qu’en penses-tu, mon cher Calandrin ? – Vous m’obligerez infiniment, répondit-il, d’employer votre savoir à découvrir le voleur ; il me semble que je serais à demi consolé si je savais qui a fait le coup. – Je suis déterminé, dit Lebrun, pour te rendre service, d’aller moi-même à Florence acheter tout ce qu’il faut, si tu me donnes l’argent nécessaire. » Calandrin avait sur lui une quarantaine de sols qu’il lui remit aussitôt, en le priant de faire toute la diligence possible.

 

Lebrun arrive à Florence, s’en va chez un apothicaire de ses amis, achète une livre de pilules de gingembre, en fait faire deux d’excrément de chien, qu’il fit pétrir avec de l’aloès et couvrir de sucre, comme toutes les autres. Pour distinguer les deux dernières, il leur fit mettre une marque assez sensible pour ne pas les confondre avec celles de gingembre ; et, après avoir acheté un grand flacon de bonne verdée, il revint au village. « Allons, dit-il à Calandrin, va inviter, pour demain, à déjeuner tous ceux que tu soupçonnes, et comme c’est précisément jour de fête, ils se rendront volontiers à ton invitation ; pendant ce temps, Bulfamaque et moi charmerons les pilules, et nous t’apporterons le tout de grand matin. Je me chargerai aussi, pour te faire plaisir, de les présenter moi-même aux convives, et ferai et dirai tout ce qu’il faut dire et faire pour le succès du sortilège. »

 

Les invités s’étant assemblés de grand matin près de l’église, avec un assez bon nombre de gens de Florence et des environs qui étaient allés passer quelques jours au village, Lebrun et Bulfamaque parurent avec une assiette couverte de pilules et le flacon d’ambroisie, et firent ranger tout le monde en cercle. Lebrun, qui devait être l’orateur et le magicien, parla ainsi à l’assemblée : « Il est bon de vous dire, messieurs, le motif qui a porté notre ami Calandrin à vous rassembler ici, afin que, s’il arrive quelque chose de fâcheux à l’un de vous, il ne puisse se plaindre de moi ni m’en vouloir. On vola avant-hier à ce brave homme un cochon gras, tué le jour même. Comme il désire de savoir qui de vous lui a joué ce vilain tour, il vous a invités à manger chacun une de ces pilules et à boire un coup de ce vin. Soyez assurés que celui qui a dérobé le cochon ne pourra avaler la pilule ; car, quoique douce par elle-même, elle lui paraîtra plus amère que le fiel, et il se verra contraint de la cracher. Si donc celui qui s’en sent coupable ne veut s’exposer à la honte publique, il n’a qu’à déclarer son vol à monsieur le curé, et nous en demeurerons là. Quant aux autres, la pilule leur sera agréable et ils trouveront le vin délicieux. Que chacun consulte sa conscience et qu’il agisse en conséquence ; il est hors de doute que le voleur doit être ici. »

 

Chaque assistant ayant déclaré qu’il était prêt à manger et à boire, et tout le monde étant en ordre, Calandrin aussi bien que les autres, Lebrun commença par l’un des bouts et donna à chacun sa pilule ; mais, quand il fut à Calandrin, il lui en donna une des deux qu’il avait fait faire pour lui. Il la mâche pendant quelque temps ; mais enfin, sentant une puanteur et une amertume horribles, il se voit contraint de la cracher. Tout le monde se regardait, pour voir celui qui trouverait la pilule amère et la cracherait. Lebrun n’avait pas encore achevé de les distribuer, qu’il entend dire à ses côtés que Calandrin avait craché la sienne. Il se retourne vers lui, et s’étant assuré du fait : « Attends, mon ami, lui dit-il, peut-être quelque autre chose t’a obligé de la cracher : en voilà une autre, ajouta-t-il en la lui mettant lui-même à la bouche. » Calandrin trouve celle-ci encore plus détestable que la première ; cependant, la honte ne lui permettant pas de la cracher, il la promène dans sa bouche et fait des efforts pour l’avaler. Les larmes lui en viennent aux yeux, et n’en pouvant plus de douleur, il est obligé de la jeter.

 

Cependant Bulfamaque qui donnait à boire à la compagnie, Lebrun qui achevait de distribuer les pilules, et la compagnie qui buvait, voyant les grimaces et les crachements de Calandrin, s’écrièrent tous d’une voix qu’il s’était volé lui-même. Il y en eut plusieurs qui l’accablèrent de reproches et d’injures.

 

Quand tout le monde se fut retiré, Lebrun et Bulfamaque se mirent à le badiner. « Je le savais bien, lui dit celui-ci, que tu étais ton propre voleur ; tu ne voulais nous faire accroire qu’on avait volé ton pourceau que pour éviter de nous régaler une seule fois de l’argent que tu en as retiré ; sois sûr que je n’ai pas été dupe un seul instant de ton avarice. » Le pauvre Calandrin, la bouche encore pleine du goût amer de l’aloès, jura sur sa foi qu’il n’en avait aucunement imposé. « L’as-tu vendu bien cher ? continua Bulfamaque : t’en a-t-on donné six écus ? » Calandrin se désespérait. « On m’a assuré, lui dit Lebrun, que tu entretiens une fille dans ce voisinage : n’est-ce point à cette maîtresse que tu aurais donné ton pourceau ? Tu es un peu railleur de ton naturel, et bien capable de jouer de pareils tours ; témoin la plaine de Mugnon, où tu nous menas chercher des pierres noires. Te souviens-tu qu’après nous avoir bien fait courir, tu nous quittas en nous faisant accroire que tu avais trouvé une de celles qui rendent invisible ? Tu voudrais à présent nous persuader par tes serments que le pourceau t’a été volé ; nous connaissons ta malice, et nous saurons désormais à quoi nous en tenir. » Mais, comme nous ne voulons point avoir pris une peine inutile, nous exigeons, pour dédommagement du sortilège que nous avons fait, que tu nous donnes deux couples de chapons, sinon tu ne trouveras pas mauvais que nous informions ta femme de tout ce qui s’est passé. »

 

Calandrin, voyant qu’on s’obstinait à ne le point croire, et craignant avec raison les reproches et les criailleries de sa femme, qui n’eût pas manqué d’ajouter foi à la calomnie dont on le menaçait de le noircir auprès d’elle, donna les quatre chapons aux deux voleurs, qui firent saler le cochon et l’emportèrent à Florence, sans avoir la moindre pitié du malheureux à qui ils l’avaient dérobé.

 


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