Ernest Capendu
Marcof-le-malouin
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DEUXIÈME PARTIE. L’ABBAYE DE PLOGASTEL.

XIV LA POURSUITE.

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XIV

LA POURSUITE.


On n’a pas oublié, que le soir même où eut lieu l’enlèvement d’Yvonne, ce soir où les gendarmes livrèrent un combat aux paysans de Fouesnan qui s’opposaient à l’emprisonnement de leur recteur, Marcof, Keinec et Jahoua s’étaient mis tous trois en route pour suivre les traces du ravisseur de la jolie Bretonne. On se rappelle que le tailleur de Fouesnan avait révélé la conversation entendue par lui, conversation qui avait eu lieu entre le comte de Fougueray et le chevalier de Tessy lorsqu’ils suivaient la route des falaises, et dans laquelle le nom de Carfor était revenu plusieurs fois à l’occasion d’un enlèvement projeté. Seulement le tailleur, n’ayant pas entendu prononcer celui d’Yvonne, n’avait pu rien prévoir. La coïncidence était tellement grande, que Marcof et Jahoua ne doutaient pas que le berger-sorcier ne fût un des principaux agents de la violence exercée envers la jeune fille. Keinec même, malgré l’ascendant que Carfor avait prendre sur lui, paraissait également convaincu. Mais il se souvenait aussi des paroles de Carfor. Yvonne, avait dit le berger, devait quitter le pays pour quelque temps, et, à son retour, devenir la femme de Keinec.

 

Cependant son premier mouvement avait été de se précipiter à la poursuite de celui qui emportait Yvonne sur le cou de son cheval. Évidemment la volonté de la jeune fille avait été violentée ; évidemment on l’avait contrainte par surprise à s’éloigner du village. Donc, elle devait souffrir, et Keinec ne voulait pas qu’elle fût malheureuse. Il était résolu à forcer Carfor à lui indiquer l’endroit où il avait conduit la pauvre enfant. Puis, ainsi qu’il l’avait dit à Jahoua, Yvonne retrouvée, Yvonne rendue à son père, chacun des deux prétendants défendrait ses droits. Aussi, les trois hommes s’étaient-ils rapidement dirigés vers la crique de Penmarck.

 

Nous avons assisté à la courte conférence qui avait eu lieu entre Marcof et Jean Chouan, lequel lui avait annoncé que la Bretagne se soulevait en masse, et lui avait donné rendez-vous pour la nuit suivante en lui recommandant de prévenir les gars de Fouesnan de se rendre à la forêt voisine, et d’y conduire le vieux recteur. Marcof avait promis et Chouan s’était éloigné.

 

Alors les trois hommes s’étaient jetés dans une embarcation. Mais à quelques brasses de la côte, Marcof avait ordonné de revenir au Jean-Louis. Puis il avait laissé Keinec et Jahoua dans le canot, et il était monté lestement sur le pont de son lougre.

 

Il avait appelé un matelot et lui avait donné plusieurs ordres, entre autres celui de se rendre à Fouesnan, et d’engager les gars à suivre les avis de Jean Chouan dès la nuit même, afin de mettre le recteur et les plus compromis d’entre eux en sûreté. Ensuite il était descendu dans sa cabine. Il avait pris une bourse pleine d’or, trois carabines, des balles, de la poudre, trois haches d’abordage, et il était remonté. Deux secondes après il avait repris sa place dans le canot.

 

Keinec et Jahoua avaient armé chacun un aviron, et Marcof, tenant la barre, on avait poussé au large.

 

– Nageons vigoureusement, mes gars ! dit le marin ; souque ferme et avant partout.

 

– Tu mets le cap sur la baie des Trépassés ? demanda Keinec.

 

– Oui.

 

– Nous allons chez Carfor ? fit Jahoua à son tour.

 

– Sans doute !

 

Et les deux rameurs se courbant sur leur banc, la barque fendait la lame et voguait avec la rapidité de la flèche. Keinec et Jahoua avaient leurs bras nus jusqu’à l’épaule. Marcof contemplait en souriant les muscles saillants de ces membres vigoureux.

 

– Courage, mes gars ! reprit-il. Nagez ferme ; nous arriverons promptement. Seulement, faisons nos conditions d’avance. Pour mener à bien un projet quelconque, il faut se concerter et combiner ses actions. Nous faisons là une expédition dangereuse. Les brigands qui ont enlevé Yvonne doivent se douter qu’on se mettra à leur poursuite ; donc ils sont sur leurs gardes. Il y va de la vie dans ce que nous entreprenons.

 

Les deux jeunes gens firent en même temps un geste de dédain.

 

– Ah ! continua Marcof, je sais que vous êtes braves tous les deux, et que vous ne craignez pas la mort. Ce n’est pas là ce que je veux dire. Comprenez bien mes paroles : elles signifient que, là où il y a danger de perdre l’existence, le plus courageux doit raisonner le péril. Souvenez-vous que, si nous nous faisions tuer tous les trois, notre mort ne rendrait pas Yvonne à son père ; et c’est là le but de notre expédition. Rappelez-vous encore, mes gars, que, pour bien combattre, il faut à une réunion d’hommes, quelque petite qu’elle soit, un chef à qui l’on obéisse. Voulez-vous me reconnaître pour chef ?

 

– Sans doute ! répondit vivement Jahoua.

 

– Et toi, Keinec ?

 

– Tu fus toujours le mien, Marcof ; je t’obéirai.

 

– Très-bien ! Mais sachez qu’il me faut une obéissance passive.

 

Les deux jeunes gens firent un signe approbatif.

 

– Jurez ! dit Marcof.

 

– Nous le jurons ! répondirent-ils.

 

– Alors commencez par me raconter ce qui s’est passé entre vous ce soir.

 

Keinec et Jahoua se regardèrent.

 

– Parle d’abord, toi ! commanda Marcof en s’adressant à Keinec.

 

– Eh bien ! répondit le jeune homme en continuant à ramer avec vigueur, tu sais que je voulais tuer Jahoua ?

 

– Oui.

 

– Je l’ai attendu ce soir sur la route de Penmarck.

 

– Après ?

 

– J’ai tiré sur lui.

 

– Et tu l’as manqué ? fit Marcof avec étonnement ; car il connaissait l’adresse de Keinec.

 

– Non, répondit celui-ci en baissant la tête, ma carabine a fait long feu.

 

– Ainsi tu commettais un assassinat ?

 

Keinec ne répondit pas.

 

– Tu tirais sur un homme sans défense, continua durement Marcof. Est-ce ainsi que je t’ai appris à combattre ?

 

– Marcof !… fit Keinec humilié.

 

– Un assassinat, c’est une lâcheté !

 

– Marcof !

 

– Tais-toi ! Si je supposais que tu eusses agi de toi-même je te jetterais à la mer plutôt que de te garder près de moi ! Mais quelqu’un te poussait au crime ! Qui t’a délivré, l’autre nuit, lorsque je t’avais garrotté et laissé dans les genêts ? Parle !

 

Keinec garda le silence.

 

– Parleras-tu ? s’écria Marcof d’un accent tellement impératif, que le jeune homme tressaillit.

 

– Carfor ! répondit-il lentement.

 

– C’est lui qui t’excitait à tuer Jahoua ?

 

– Oui.

 

– Que te disait-il pour te mener au crime ?

 

– Que Jahoua mort, Yvonne serait à moi.

 

– Pauvre niais ! fit Marcof. Tu ne t’apercevais donc pas qu’il te jouait ?

 

Jahoua ne prononçait pas une parole ; mais ses yeux expressifs lançaient des éclairs.

 

– Carfor est un infâme ! continua le marin avec véhémence. C’est un lâche, un misérable, un traître ! Sais-tu ce qu’il a dit il y a cinq jours ? ce qu’il a dit dans cette grotte de la baie des Trépassés, ce qu’il a dit en présence de trois hommes qui se croyaient bien seuls avec lui ?

 

– Je ne sais pas, murmura Keinec qui, devenu plus calme, se rendait compte de toute la honte de l’action qu’il avait failli commettre.

 

– Il a dit que par toi il saurait mes secrets.

 

– Par moi ?

 

– Oui ; qu’il ferait de toi un espion et un délateur.

 

– Il a dit cela ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Comment le sais-tu ?

 

– Un homme, chargé par moi de l’épier sans relâche, a tout entendu. Malheureusement la conversation n’a pas eu lieu que dans la grotte, et il n’a pu surprendre les paroles prononcées en plein air. Oh ! Carfor et ceux qui le font agir ne savent pas qu’ils sont dans une main de fer, et que cette main est en train de se refermer sur eux. Ils ignorent ce que nous pouvons, nous autres, qui restons fidèles à notre roi ! Mais comprends-tu, Keinec, ce que l’on voulait faire de toi ? On voulait te conduire à assassiner lâchement un homme que tu hais, mais qui est brave et loyal, et que tu devais combattre face à face. On voulait t’amener à trahir celui que tu nommes ton ami ! S’il avait réussi, pauvre malheureux ! il aurait rendu ton nom infâme et méprisable ! Assassin, traître et délateur, tu aurais été repoussé par tous les cœurs honnêtes. Il exploitait ton amour. Il te promettait Yvonne, et il faisait enlever la jeune fille pour le compte de quelque misérable qui lui payait largement sa complaisance. Il se servait de toi comme d’une machine inintelligente qu’il aurait peut-être désavouée plus tard. Dis, Keinec, comprends-tu ?

 

Tandis que Marcof parlait, le jeune homme, pâle et les yeux baissés, écoutait en silence. Sa physionomie reflétait les sentiments tumultueux qui s’agitaient en lui. Quand Marcof eut achevé, il releva lentement la tête.

 

– Jure-moi que tout cela est vrai ? fit-il.

 

– Je te le jure sur mon honneur, et tu sais que je n’ai jamais menti !

 

Keinec, soutenant d’une main son aviron, se souleva sur son banc. Ses traits décomposés par la colère, offraient une expression de férocité effrayante.

 

– Eh bien ! dit-il enfin en accentuant fortement ses paroles, moi aussi je fais un serment ! Je jure devant Dieu et devant vous que Carfor souffrira toutes les tortures qu’il m’a fait souffrir ! Je jure de verser son sang goutte à goutte ! Je jure de hacher son corps en morceaux et de disperser ces morceaux sur le rivage, pour qu’ils soient dévorés par les oiseaux de proie !

 

– Je retiens ton serment, répondit Marcof ; mais souviens-toi de celui que tu as prononcé tout à l’heure. Tu me dois avant tout obéissance, et tu n’agiras librement envers Carfor que lorsque je t’aurai délié moi-même. Jusque-là cet homme m’appartient.

 

– Oui ! répondit sourdement Keinec.

 

Un moment de silence régna dans la barque.

 

– Et lorsque tu as eu manqué Jahoua, reprit Marcof, que s’est-il passé ?

 

– Je me suis élancé sur lui, dit le fermier ; nous avons combattu quelque temps sans trop d’avantage marqué. Enfin le cheval qui emportait Yvonne a passé ; nous l’avons entendu, et comme il nous est venu à tous deux la même pensée, nous nous sommes arrêtés.

 

– Vous avez reconnu la jeune fille ?

 

– Il nous a semblé reconnaître sa voix. Moi, j’ai couru au village, et Keinec a couru après le cheval. Seulement nous étions convenus tous deux que nous nous rejoindrions au lever du jour.

 

– Bien ! fit Marcof. Maintenant, écoutez-moi. Vous êtes deux gars braves et vigoureux. À nous trois nous ne craindrions pas une dizaine d’hommes, surtout bien armés comme nous le sommes. Keinec, tu vas dire à Jahoua que tu as regret de ce que tu as fait ou tenté de faire envers lui. Allons ! parle sans mauvaise grâce. Songe que tu as failli commettre une mauvaise action et que tu dois la réparer.

 

– Je le reconnais, dit Keinec avec noblesse ; je demande pardon à Jahoua, et je te suis reconnaissant, Marcof, d’avoir réveillé dans mon cœur des sentiments dignes de moi !

 

– Bravo ! mon gars. Donne-moi la main. Keinec serra vivement la main que lui tendait Marcof ; puis, se retournant vers Jahoua :

 

– Me pardonnes-tu ? lui dit-il.

 

– Certes ! répondit le brave fermier. Puisque tu ne m’as pas tué, je ne dois pas te garder rancune. Si tu veux même me donner la main, voici la mienne, à condition que, dès que nous aurons ramené Yvonne à Fouesnan, nous reprendrons la conversation où nous l’avons laissée.

 

– Convenu, Jahoua ! Jusque-là, combattons ensemble pour sauver celle que nous aimons. Soyons-nous fidèles l’un à l’autre. Qui sait ? peut-être qu’une balle ou un coup de poignard des misérables que nous allons chercher simplifiera la situation.

 

– C’est tout de même possible, Keinec !

 

Et les deux ennemis se donnèrent la main. Keinec n’était plus le même : sous l’influence du cœur loyal de Marcof, sa loyauté était revenue. Il se repentait sincèrement des horribles projets qu’avait fait naître Carfor, et s’il était toujours décidé à tuer son rival, désormais il ne le ferait qu’en adversaire loyal. Il avait hâte de se trouver en face du berger et de lui faire payer la honte qui venait de faire rougir son front.

 

Marcof aimait sincèrement Keinec. Il suivait attentivement sur sa physionomie les sensations diverses qui s’y reflétaient. Heureux d’avoir ramené dans le sentier de l’honneur le jeune homme qui avait été près de s’en écarter en commettant un crime, il espérait trouver plus tard un moyen de s’opposer au combat projeté. Au reste, il ne blâmait pas cette manière de terminer les choses ; mais sans savoir encore précisément ce qu’il ferait, il songeait à empêcher l’effusion du sang.

 

– Après tout, murmura-t-il, Keinec a peut-être raison : une balle ou un coup de poignard peuvent trancher la difficulté.

 

Le canot avançait rapidement. Déjà on apercevait le promontoire qui fermait d’un côté la baie des Trépassés. Marcof, gouvernant au milieu des récifs, longeait la côte pour tenir son embarcation dans la masse d’ombre projetée par les falaises. Peu à peu ses pensées l’absorbèrent complètement.

 

En se mettant à la poursuite des ravisseurs d’Yvonne, le marin agissait sous l’influence d’un triple sentiment. Il avait lu attentivement les papiers qu’il avait trouvés dans l’armoire de fer du château de Loc-Ronan. Ces papiers, écrits entièrement de la main de Philippe, contenaient le récit exact de ces deux mariages successifs, et des douleurs sans nombre qui avaient suivi le premier.

 

Marcof pensait que ces deux hommes, signalés par le tailleur, lequel, nous le savons, était un espion royaliste, que ces deux hommes qui avaient rôdé autour du château, qui avaient été à la grotte de Carfor, qui, le jour même de l’annonce de la mort du marquis avaient disparu du pays, pouvaient bien être les deux frères de la première femme de Philippe. On comprend tout ce que Marcof était disposé à faire pour s’assurer de la véracité de ces pensées et pour se mettre à la poursuite des misérables. Donc, au désir de sauver Yvonne et de la ramener à son père, se joignait d’abord celui d’éclaircir ses soupçons à l’endroit des deux hommes indiqués par le tailleur ; puis enfin celui non moins grand de contraindre Carfor, par quelque moyen que ce fût, à lui révéler les secrets des agents de la révolution.

 

S’il avait insisté auprès de Keinec et de Jahoua pour qu’une sorte de réconciliation eût lieu entre eux, s’il avait parlé au premier comme il avait fait, c’est qu’avant d’arriver en face du berger, il voulait que Keinec ne s’opposât à rien de ce que lui, Marcof, voudrait faire, et qu’il désirait être certain qu’aucune mauvaise pensée ne germerait dans l’esprit des deux rivaux, et ne viendrait ainsi entraver ses projets. Certain d’avoir réussi auprès des jeunes gens, à la loyauté desquels il pouvait se fier, il attendait avec impatience le moment où il aborderait dans la baie.

 

Longeant le promontoire pour rester toujours dans l’ombre, il recommanda à ses compagnons de ramer silencieusement. Tous deux obéirent. Les avirons, maniés par des bras habiles, s’enfonçaient dans la mer sans faire jaillir une seule goutte d’eau et sans provoquer le moindre bruit. Le canot doubla ainsi la pointe du promontoire.

 

La lune, se dévoilant tout à coup, éclairait la baie dans toute sa largeur. Il était donc inutile de prendre les mêmes précautions, car l’œil pouvait facilement distinguer au loin le canot qui se dirigeait vers la terre. Aussi Marcof quitta-t-il la côte qui, en la suivant, aurait augmenté la longueur du parcours, et gouverna droit vers le centre de la baie.

 

– Nagez, mes gars, répéta-t-il.

 

Et les deux rameurs appuyant sur les avirons oubliaient la fatigue à la vue de la terre. Keinec tourna la tête.

 

– Il y a un feu sur la grève ! dit-il.

 

– Un feu qui s’éteint ! répondit Marcof.

 

– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Jahoua.

 

– Cela signifie, selon toute probabilité, que Carfor, n’attendant personne à cette heure, s’est retiré dans sa grotte.

 

– Ou qu’il n’y est pas encore, fit observer Keinec.

 

– C’est ce que nous allons voir, dit Marcof. En tous cas, nous approchons ; de la prudence ! Jahoua, quitte ta rame et donne-la à Keinec. Bien ! Maintenant étends-toi au fond du canot ; là, comme je le fais moi-même… que Carfor ne puisse voir qu’un seul homme. Et toi, Keinec, lève la tête, mets-toi en lumière. Le brigand, en te reconnaissant, s’il était caché dans quelque crevasse, ne se défiera pas.

 

Et Marcof, mettant ses paroles à exécution, baissa la tête de façon que le bordage de la barque le cachât complètement. Jahoua demeurait immobile, étendu aux pieds de Keinec.

 

Le canot glissait doucement sur les flots calmes aux reflets sombres. Le silence de la nuit n’était troublé que par le cri du milan ou celui de l’orfraie perchés sur les rocs qui enfermaient la baie, et par le bruit que faisaient de temps à autres les marsouins que les rames de Keinec dérangeaient dans leur sommeil, et qui, bondissant sur la vague, plongeaient en faisant jaillir l’écume blanchâtre.

 


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