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Après avoir fourni une course rapide, accomplie dans le plus profond silence, Marcof Keinec et Jahoua atteignirent les genêts. De l’autre côté, on apercevait les clochetons aigus, les tourelles gothiques et les toits aux corniches sculptées de l’abbaye de Plogastel, qui, plus sombres encore que le ciel noir, se détachaient au milieu des ténèbres.
Marcof et ses deux compagnons entrèrent dans les genêts. Mettant tous trois pied à terre, ils attachèrent solidement les brides de leur monture à un bouquet de vieux saules qui se dressait à peu de distance de la route. Puis ils s’enfoncèrent dans la direction de l’abbaye, se frayant un chemin au milieu des hautes plantes dont les rameaux anguleux se rejoignaient en arceaux au-dessus de leurs têtes bientôt ils atteignirent le mur du jardin.
Ce mur très-élevé eût rendu l’escalade assez difficile, si le temps et la négligence des employés de la communauté n’eussent laissé à la pluie le soin d’établir de petites brèches praticables pour des gens même moins agiles que les deux marins. Marcof et Keinec furent bientôt sur l’arête du mur et aidèrent Jahoua à les rejoindre. Tous trois sautèrent ensemble dans le jardin parfaitement désert, à l’extrémité duquel se dressait la façade noire du bâtiment.
Ils traversèrent le petit parc dans toute sa longueur et examinèrent attentivement l’abbaye. Aucune lumière révélatrice ne brillait aux fenêtres de ce côté.
– L’abbaye est déserte ! murmura Jahoua.
– Allons dans la cour ! répondit Marcof.
Ils pénétrèrent dans le rez-de-chaussée du couvent à l’aide d’une croisée entr’ouverte.
– Puis, traversant en silence les cellules et le corridor, ils se trouvèrent au pied de l’escalier.
– Il y a de la lumière au premier étage ! fit Keinec à voix basse, en désignant de la main une faible lueur qui rayonnait doucement au-dessus de sa tête.
– Je garde la porte ajouta Jahoua ; vous m’appellerez si besoin est.
Marcof et Keinec gravirent les marches de pierre de l’escalier. Arrivés sur le palier du premier étage, ils s’arrêtèrent indécis et hésitants. Un long corridor se présentait à eux.
À droite une porte ouverte donnait accès dans une pièce éclairée. C’était la chambre d’Hermosa, que, dans leur précipitation, les deux misérables n’avaient pas pris soin de refermer. Marcof s’avança vivement.
– Personne ! répéta Keinec étonné.
Ils ressortirent. À quelques pas plus loin, dans le corridor, se présenta une seconde porte, fermée cette fois, mais sous laquelle passait une traînée de lumière. Marcof et Keinec écoutèrent, lis entendirent un soupir, une sorte de plainte douloureuse ressemblant au râle d’un agonisant.
– Cette chambre est habitée, murmura le jeune homme.
– Entrons ! répondit Marcof sans hésitation.
– Elle est fermée en dedans ! reprit Keinec.
– Mais, on dirait entendre les plaintes d’un mourant. Écoute !…
– C’est vrai !
– Eh bien ! enfonçons la porte.
– Frappe !
Keinec, d’un violent coup de hache, fit sauter la serrure. La porte s’ouvrit, mais ils demeurèrent tous deux immobiles sur le seuil. Ils venaient d’apercevoir un horrible spectacle.
Cette cellule était celle dans laquelle expirait le chevalier de Tessy. Diégo, on s’en souvient peut-être, avait renversé les candélabres. Raphaël, seul et se sentant mourir, s’était traîné sur les dalles et était parvenu à allumer une bougie. Mais sa main vacillante n’avait pu achever son œuvre. La bougie enflammée s’était renversée sur la table et avait communiqué le feu à la nappe. La flamme, brûlant lentement, avait gagné les draperies des fenêtres. Raphaël, en proie aux douleurs que lui causait le poison, se sentait étouffer par les tourbillons de fumée qui emplissaient la chambre. Dans les convulsions de son agonie, il avait renversé la table et le feu avait atteint ses vêtements. Incapable de tenter un effort pour se relever, il subissait une torture épouvantable. Ses jambes étaient couvertes d’horribles brûlures, et au moment où Marcof et Keinec pénétrèrent dans la pièce sur le plancher de laquelle il gisait, le feu gagnait son habit.
Marcof s’élança, brisa la fenêtre, arracha les rideaux à demi consumés et les jeta au dehors. Keinec, pendant ce temps, avait saisi un seau d’argent dans lequel Jasmin avait fait frapper du champagne, et en versait le contenu sur Raphaël. Puis, aidé par le marin, il transporta le mourant dans la chambre d’Hermosa.
– Cet homme se meurt et est incapable de nous donner aucun renseignement, dit Marcof après avoir déposé Raphaël sur un divan. Il y a eu un crime commis ici ; tout nous porte à le croire. Fouillons l’abbaye, Keinec, et peut-être découvrirons-nous ce que nous cherchons.
Keinec pour toute réponse saisit un candélabre chargé de bougies et s’élança au dehors. Marcof redescendit près de Jahoua.
Tous deux fermèrent soigneusement la porte d’entrée, en retirèrent la clé, et, remontant au premier étage, ils se séparèrent pour parcourir, chacun d’un côté différent, le dédale des corridors et des cellules. Mais ce fut en vain qu’ils fouillèrent le couvent depuis le premier étage jusqu’aux combles, ils ne découvrirent rien.
Jahoua, qui était redescendu et pénétrait successivement dans les cellules, poussa tout à coup un cri terrible. Keinec et Marcof accoururent. Ils trouvèrent le fermier à genoux dans la chambre de l’abbesse et tenant entre ses mains une petite croix d’or.
– Qu’y a-t-il ? s’écria Marcof.
– Cette croix ! répondit Jahoua.
– Eh bien !
– C’est celle d’Yvonne.
– En es-tu certain fit Keinec en bondissant.
– Oui ! c’est sur cette croix qu’Yvonne priait à bord du lougre pendant la tempête. Elle la portait toujours à son cou.
– Alors ! on l’avait conduite ici ? dit Marcof.
– On l’aura enlevée de nouveau.
– Mon Dieu ! où l’aura-t-on conduite ?
– L’homme que nous avons trouvé nous le dira ! s’écria Keinec.
Et tous trois se précipitèrent vers la chambre d’Hermosa. Raphaël n’avait pas fait un seul mouvement ; seulement le râle était devenu plus sourd et bientôt même il cessa tout à fait.
Marcof lui posa la main sur le cœur.
– Pas encore, répondit-il ; mais il n’en vaut guère mieux.
– Comment le faire parler ?
– Fouille-le, Keinec ; peut-être trouverons-nous quelque indice.
Keinec arracha l’habit et la veste qui couvraient Raphaël. Il plongea ses mains frémissantes dans les poches, et en retira un papier.
– Donne s’écria Marcof en le lui arrachant.
C’était une lettre. Le marin l’ouvrit rapidement.
– L’écriture de Carfor ! fit-il.
– Adressée au chevalier de Tessy ! continua Marcof.
– Celui qui a enlevé Yvonne ! s’écrièrent les deux jeunes gens.
– Cet homme est le chevalier de Tessy, alors ?
– Je tiens donc l’un de ces misérables ! murmura Marcof avec une joie féroce.
Tous trois d’un même mouvement soulevèrent Raphaël.
– Il faut lui donner la force de parler ! s’écria Jahoua ; que nous sachions ce qu’il a fait d’Yvonne et ce qui s’est passé ici, dussions-nous pour cela hâter sa mort.
Raphaël fit un mouvement. Il porta la main à sa poitrine et à sa gorge, et balbutia quelques mots qu’il fut impossible de comprendre.
– Il veut boire dit Marcof en interprétant le geste dû mourant.
Jahoua descendit et remonta bientôt, apportant un vase plein d’eau fraîche qu’il approcha de la bouche du chevalier. Raphaël y trempa ses lèvres et parut éprouver un peu de bien-être. Keinec le soutenait. Les lumières des bougies frappaient en plein sur la figure décomposée du misérable. Marcof porta la main à son front.
– C’est étrange ! murmura-t-il.
– Qu’est-ce donc ? demanda Keinec.
Marcof ne lui répondit pas, mais, prenant un flambeau, il l’approcha du visage de Raphaël pour mieux en examiner les traits.
– C’est étrange ! répéta-t-il, il me semble reconnaître cet homme ! et j’ai beau fouiller dans mes souvenirs, je ne puis me rappeler positivement à quelle époque ni dans quelles circonstances je l’ai rencontré.
– N’est-ce donc pas là le chevalier de Tessy ? s’écria Jahoua.
– Je l’ignore, répondit Marcof, et cependant cette lettre porte bien ce nom et semble lui appartenir.
– Je crois qu’il a fait un mouvement ! dit Keinec.
– Alors nous allons savoir qui il est.
Et tous trois se rapprochèrent du moribond, Marcof de plus en plus singulièrement préoccupé, Keinec et Jahoua poussés par l’unique désir d’apprendre de cet homme ce qu’était devenue la jeune fille qu’ils aimaient tous deux.