Ernest Capendu
Marcof-le-malouin
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DEUXIÈME PARTIE. L’ABBAYE DE PLOGASTEL.

XIX LA FORÊT DE PLOGASTEL.

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XIX

LA FORÊT DE PLOGASTEL.

Raphaël sembla reprendre un peu de force. Il entendait déjà, mais il ne voyait pas encore. Il éprouvait cette courte absence de douleurs qui précède le dernier moment.

 

– Vous êtes le chevalier de Tessy, n’est-ce pas ? demanda Marcof.

 

Raphaël fit un effort. Un « oui » bien faible vint expirer sur ses lèvres.

 

– Qu’as-tu fait d’Yvonne ? s’écria Keinec.

 

– Yvonnebalbutia le mourant.

 

– Oui. Yvonne que tu as enlevée, misérable, dit Jahoua. Réponds vite ! qu’en as-tu fait ?

 

– Il m’a empoisonné ! fit Raphaël en suivant le cours de ses pensées sans paraître avoir compris ce que lui demandait le fermier.

 

– Empoisonné ? s’écria Marcof.

 

– Oui, empoisonné ! « L’aqua-tofana ! » la fiole que lui avait donnée

 

Raphaël ne put achever : de nouvelles douleurs crispaient ses traits bouleversés. Marcof lui secoua le bras.

 

– Qui t’a empoisonné ? dit-il à voix basse.

 

– Lui…

 

– Qui, lui ?

 

– Oh !… J’étouffe !… Je brûle !… À moi ! balbutia le malheureux en se tordant.

 

– Mon Dieu ! nous ne saurons rien !… s’écria Jahoua avec désespoir.

 

– Que faire ? il va mourir ! dit Keinec. Marcof, viens à notre aide !

 

– Marcof ?… répéta Raphaël que ce nom prononcé parut faire revenir à lui. Marcof !

 

– Me connais-tu donc ?

 

– Oui

 

– Alors, réponds-moi. Où est Yvonne ?

 

– Oh ! tu me vengeras ! fit Raphaël en se cramponnant au bras du marin, tu me vengeras !…

 

– Mais, de qui ?

 

– De lui… de celui qui… m’a assassiné.

 

– Son nom ?

 

– Oh !… je ne puis… J’étouffe trop… je…

 

Et Raphaël, portant les mains à sa poitrine arracha ses vêtements et s’enfonça les ongles dans les chairs.

 

– Yvonne ! Yvonne ! s’écria Keinec.

 

– Je ne sais pas, répondit le mourant.

 

– Que s’est-il donc passé ici ? fit Marcof en regardant autour de lui.

 

Puis revenant à Raphaël :

 

– Qui était avec toi ici ?

 

– Lui.

 

– Mais qui donc ? le comte de Fougueray peut-être ?

 

– Oui.

 

– C’est lui qui t’a empoisonné ?

 

– Oui.

 

– Ton frère ! s’écria le marin en reculant d’épouvante. Raphaël se dressa sur son séant.

 

– Ce n’est pas mon frère ! dit-il d’une voix nette.

 

– Que dis-tu ? fit Marcof en s’élançant près de lui.

 

– La vérité !

 

– Oh ! je te reconnais ! je te reconnais ! Je t’ai vu dans les Abruzzes !

 

Raphaël regarda Marcof avec des yeux hagards.

 

– Ton nom ! s’écria le marin.

 

– Raphaël ! Venge-moi ! venge-moi ! Je vais tout te dire. Tu sauras la vérité… tu les livreras à la justice… Elle n’est pas notre sœur… c’est sa maîtresse à lui… à…

 

Raphaël s’arrêta. Il demeura quelques secondes la bouche entrouverte comme s’il allait prononcer un mot, puis il retomba sur le divan, et se roidit dans une convulsion suprême.

 

– Il est mort ! s’écria Keinec.

 

– Mort ! répéta Marcof avec stupeur.

 

– Mort ! Et nous ne savons rien ! fit Jahoua en se tordant les mains.

 

Les trois hommes se regardèrent. En ce moment, le bruit d’une détonation lointaine arriva jusqu’à eux par la fenêtre ouverte. Cette détonation fut suivie de plusieurs autres ; puis tout rentra dans le silence.

 

– Qu’est-ce cela ? fit Keinec.

 

Marcof, sans répondre, s’élança vers la fenêtre. Il écouta attentivement : deux nouveaux coups de feu firent encore résonner les échos, et ces coups de feu furent suivis rapidement d’un sifflement aigu et du son d’une corne.

 

– Partons ! dit-il brusquement ; partons ! Nos amis viennent d’arrêter quelqu’un ! Peut-être est-ce l’autre, son complice, son meurtrier qu’ils ont pris ! Hâtons-nous. Cet homme est bien mort ! continua-t-il en s’approchant de Raphaël. Le couvent est désert, allons à la forêt.

 

Tous trois quittèrent vivement l’abbaye. La forêt de Plogastel était proche ; ils y arrivèrent rapidement en passant au milieu des embuscades royalistes. Marcof se fit reconnaître des paysans et demanda un guide pour le conduire vers le comte de La Bourdonnaie. Le chef des royalistes était assis au pied d’un chêne gigantesque situé au centre d’un vaste carrefour vers lequel rayonnaient quatre routes différentes. Debout, près de lui, appuyé sur son fusil, se tenait un homme de taille moyenne, mais dont l’extérieur décelait une force musculaire peu commune. Cet homme était M. de Boishardy.

 

Marcof laissa Keinec et Jahoua à quelque distance, et s’avança seul vers les deux chefs qui paraissaient plongés dans une conversation des plus attachantes et des plus sérieuses. M. de Boishardy parlait ; M. de La Bourdonnaie écoutait. À la vue de Marcof, le narrateur s’interrompit pour lui tendre familièrement la main.

 

– Vos hommes viennent de faire des prisonniers ? demanda le marin en se tournant vers le comte de La Bourdonnaie, après avoir répondu au salut amical qui lui était adressé.

 

– Oui, répondit le royaliste ; j’ai entendu les coups de feu et le signal.

 

– Où sont-ils ?

 

– On va les amener ici.

 

– Bien ! Je les attendrai près de vous si toutefois je ne suis pas un tiers importun.

 

– Nullement, mon cher Marcof. Vous arrivez, au contraire, dans un moment favorable. Il n’y a pas de secret entre nous, et M. de Boishardy me rapportait des nouvelles des plus graves.

 

– Des nouvelles de Paris ? demanda Marcof.

 

– Oui, répondit de Boishardy. Je les ai reçues il y a quatre heures à peine, et j’ai fait quinze lieues pour venir vous les communiquer.

 

– Sont-elles donc si importantes ?

 

– Vous allez en juger, mon cher. Depuis votre départ de la capitale il s’y est passé d’étranges choses. Écoutez.

 

Et Boishardy, prenant une liasse de lettres et de papiers qu’il avait posés sur un tronc d’arbre renversé, placé à côté de lui, se mit à les parcourir rapidement tout en s’adressant à ses deux auditeurs.

 

– Nos dernières nouvelles, vous le savez, étaient à la date du 26 mai dernier. Voici celles qui leur font suite : « Le 5 juin l’Assemblée nationale a ôté au roi le plus beau de ses droits, celui de faire grâce. Le 6, le roi et la famille royale, qui allaient monter en voiture pour accomplir une promenade, se sont vus contraints à rentrer aux Tuileries sous les menaces du peuple ameuté. Le 10, une nouvelle publication du « Credo d’un bon Français » a eu lieu dans plusieurs journaux, et a excité encore la fureur populaire. Vous vous rappelez cette pièce ridiculement fatale qui, en février dernier, a accompagné et peut-être causé la tentative de ces braves cœurs que les révolutionnaires ont cru flétrir en leur donnant le nom de « chevaliers du Poignard ? »

 

– Parbleu ! dit Marcof, je sais encore par cœur ce credo dont vous parlez. Le voici tel que je l’ai appris : « Je crois en un roi, descendu de son trône pour nous, qui étant venu au sein de la capitale par l’opération d’un général, s’est fait homme, qui a permis que son pouvoir royal fût mis dans le tombeau ; mais qui ressuscitera bientôt… »

 

– Précisément, interrompit Boishardy. Eh bien ! cette seconde publication a fait plus de mal encore peut-être que la première. « Pour se venger du dévouement dont faisaient preuve un grand nombre de sujets fidèles, le peuple, perfidement conseillé, a abreuvé d’outrages notre malheureux prince, sous les fenêtres duquel les chansons insultantes retentissaient à toute heure. Enfin, le 20 juin, le roi prit un parti énergique que lui conseillaient depuis longtemps ses frères et les émigrés. À la nuit fermée, il a quitté secrètement les Tuileries, et, accompagné de la reine, du dauphin, de Madame Royale, de madame Élisabeth et de madame de Tourzel, gouvernante des enfants de France, il s’est élancé sur la route de Montmédy. Une heure plus tard MONSIEUR et MADAME partaient du Luxembourg pour gagner la frontière des Pays-Bas.

 

– Quoi ! s’écria Marcof stupéfait, le roi abandonne sa propre cause ? Il quitte Paris, il quitte la France peut-être ?

 

– Telle était son intention effectivement, dit le comte de La Bourdonnaie ; car M. de Bouillé, à la tête du régiment de Royal-Allemand, était parti de Metz pour aller au-devant du roi et protéger sa fuite.

 

– Eh bien ! ne l’a-t-il donc pas fait ?

 

– Il n’a pu le faire !

 

– Quoi ! le roi est revenu ?

 

– Oui, dit Boishardy ; mais revenu par force. Reconnu à Sainte-Menehould par le maître de postes Drouet, il a été arrêté à Varennes par les soins de Sauze, procureur de la commune, et par Rouneuf, l’aide-de-camp de Lafayette, envoyé de Paris en toute diligence.

 

– Le roi arrêté ! dit Marcof avec une stupeur profonde.

 

– Oui, arrêté ! et écroué le 25 dans son propre palais, interrogé comme un criminel par des commissaires de l’Assemblée, et gardé à vue ainsi que sa famille, par les soldats révolutionnaires !

 

Marcof laissa échapper un énergique juron, et fit craquer, par un mouvement involontaire, la batterie de sa carabine.

 

– Le roi, continua Boishardy, avait été ramené de Varennes par trois envoyés de l’Assemblée : Latour-Maubourg, Pétion et Barnave, qui ont voyagé dans la même voiture que la famille royale, tandis que Maldan, Valory et Dumoutier, les trois gardes-du-corps qui s’étaient dévoués pour accompagner leur prince, étaient liés et garrottés sur le siége, exposés aux injures de la populace, qui riait autour du cortége de la royale victime ! Pendant ce temps, savez-vous ce que faisait le bon peuple parisien ? Il arrachait les enseignes où se trouvait l’effigie, les armoiries ou seulement le nom du roi ; il brisait dans tous les lieux publics le buste de Louis XVI et un piquet de cinquante lances faisait des patrouilles jusque dans le jardin des Tuileries en portant sur une bannière : « Vivre libre ou mourir Louis XVI s’expatriant n’existe plus pour nous. »

 

– Mais, dit La Bourdonnaie, que fait la classe riche, la classe aisée ?

 

– La bourgeoisie ? répondit Boishardy ; elle fait chauffer le four pour manger les gâteaux. Elle rit, elle plaisante ; elle a adopté un nouveau jeu, celui de « l’émigrette » ou de « l’émigrant » ou de « Coblentz. C’est une espèce de roulette suspendue à un cordon qui lui donne un mouvement de va-et-vient perpétuel. « C’est une rage ! Aux portes des boutiques, m’écrit-on, aux fenêtres, dans les promenades, dans les salons, à toute heure et partout, les hommes, les femmes et les enfants s’en amusent.

 

– Mais le roi, le roi ? dit encore Marcof.

 

– Je vous répète qu’il est prisonnier. Tenez, voici le journal l’Ami du roi, lisez, et vous verrez qu’il ne peut tenter une nouvelle évasion : un commandant de bataillon passe la nuit dans le vestibule séparant le salon de la chambre à coucher de Marie-Antoinette. Trente-six hommes de la milice citoyenne vont monter la garde dans l’intérieur des appartements. Un égout conduisant les eaux du château des Tuileries à la rivière doit être bouché, et on doit même murer les cheminées. Lafayette donnera dorénavant le mot d’ordre sans le recevoir du roi, et les grilles des cours et des jardins seront tenues fermées. Quant à l’Assemblée nationale, elle cumule maintenant les deux pouvoirs exécutif et délibérant.

 

– Ensuite ? demanda La Bourdonnaie en voyant Boishardy s’arrêter, et remettre ses papiers, ses lettres et ses journaux dans sa poche.

 

– C’est ici où s’arrêtent mes nouvelles, à la date du 26 juin. Le dernier acte de l’Assemblée nationale a été de faire apporter le sceau de l’État sur son bureau, et de déclarer pour l’avenir ses décrets exécutoires, quoique privés de la sanction royale.

 

– Ainsi, dit Marcof, le roi n’est plus rien ?

 

– À peine existe-t-il même de nom.

 

– Ils ont osé cela !

 

– Oh ! ils oseront bien autre chose encore si on les laisse faire !

 

– Mais on ne les laissera pas faire ! s’écria le comte de La Bourdonnaie en se levant.

 

– C’est ce qu’il faut espérer ! répondit Boishardy. Cependant l’insurrection a bien de la peine à lever hautement la tête.

 

Marcof réfléchissait profondément.

 

– La Rouairie commence à agir, dit le comte.

 

– Mais nous n’avons encore que quelques hommes autour de nous.

 

– Les autres viendront.

 

– Quand cela ?

 

– Bientôt, mon cher. Mes renseignements sont certains et précis ; avant un an, la Bretagne et la Vendée seront en armes : avant un an, la contre-révolution aura sur pied une armée formidable ; avant un an, nous serons les maîtres de l’ouest de la France !

 

– Un an, c’est trop long. Qui sait d’ici là ce que deviendra le roi ?

 

– Nos paysans se décident lentement, vous le savez.

 

– Activons-les, poussons-les, entraînons-les !

 

– Comment ?

 

– Tuez les bœufs des retardataires et allumez une botte de foin sous leurs toits ; tous marcheront.

 

– S’ils viennent à nous par force, ils nous abandonneront vite.

 

– Peut-être ; mais le point essentiel est d’agir vite.

 

– Que font les émigrés ?

 

– Ils dansent de l’autre côté du Rhin, et se moquent de nous !…

 

Le comte de La Bourdonnaie haussa les épaules.

 

– Ils nous enverront bientôt des quenouilles comme à ceux de la noblesse qui n’ont pas encore quitté la France.

 

– C’est à quoi ils songent, soyez-en certains !

 

– Corbleu ! que le roi ne s’appuie donc que sur sa noblesse de province. Elle ne l’abandonnera pas, celle-là !…

 

– Nous le prouverons, Boishardy.

 

Marcof, on le voit, ne prenait plus qu’une part silencieuse à la conversation. Toujours absorbé par ses pensées intimes, il était trop préoccupé pour pouvoir s’y mêler activement. Son esprit, un moment distrait par les récits de Boishardy, s’était promptement reporté sur la situation présente. Aussi, frappant le sol de la crosse de sa carabine :

 

– Ces prisonniers ne viennent pas ! dit-il avec impatience.

 


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