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En voyant les deux étrangers s’avancer vers lui, l’homme descendit à son tour sur la grève et se dirigea vers eux. Quand ils furent à quelques pas seulement les uns des autres, ils s’arrêtèrent.
– Ian Carfor, dit le comte, me reconnais-tu ?
Le berger demeura pendant quelques secondes immobile ; puis relevant la tête, il fixa sur les deux étrangers un regard froid et investigateur.
– D’où viens-tu ? demanda-t-il d’une voix lente.
– De la cité de l’oppression, répondit gravement le comte.
– Où vas-tu ?
– À la liberté.
– Pour qui est ta haine ?
– Pour les tyrans !
– Que portes-tu ?
– La mort !
– Suivez-moi tous deux.
Et Ian Carfor, marchant le premier, conduisit le comte et le chevalier vers l’entrée d’une petite grotte creusée dans le rocher, et que la mer devait envahir dans les hautes marées. Il fit signe aux deux hommes de s’asseoir sur un banc de mousse et de fougère. Lui-même s’installa sur une grosse pierre. La conversation continua entre Ian et le comte. Le chevalier paraissait avoir accepté le rôle de témoin muet.
– Tu veux des nouvelles ? demanda Ian Carfor.
– Sans doute. Le pays se remue ?
– Avant quinze jours il sera en armes !
– Qui commande ici ?
– Le marquis de Loc-Ronan ; qui correspond avec le marquis de la Rouairie.
– Ainsi, Marat avait dit vrai ! fit le comte en s’adressant cette fois au chevalier. Tu le vois, la Bretagne va se soulever.
– Eh bien, qu’elle se soulève ! répondit le chevalier avec indifférence ; cela nous servira.
– Mais cela ne servira pas la France, citoyens ! s’écria brusquement une voix venant du fond de la grotte, où régnait une obscurité complète.
Le comte et son compagnon se levèrent vivement et avec une surprise mêlée d’effroi. Ian Carfor ne bougea pas.
– Qui donc nous écoute ? demanda le comte avec hauteur.
– Quelqu’un qui en a le droit, répondit la voix.
Et un nouvel interlocuteur, sortant des ténèbres, vint se placer en pleine lumière.
– Quelqu’un qui a le droit de t’entendre, citoyen Fougueray, continua-t-il, et qui trouve étrange la réponse de ton compagnon !
– Billaud-Varenne ! murmura le comte en reculant d’un pas.
– Eh ! pourquoi diable trouves-tu ma réponse étrange ? demanda le chevalier, sans rien perdre de son aisance ordinaire.
– Parce qu’elle n’est pas d’un bon citoyen.
– Qu’en sais-tu ?
– Tu souhaites la rébellion de ce pays.
– Je la souhaite pour qu’il nous soit plus facile de connaître les traîtres, et par conséquent de les châtier.
– Bien répondu ! s’écria Ian Carfor. Celui-là est un bon !…
– C’est vrai, dit Billaud-Varenne. C’est le chevalier de Tessy, et je n’ignore pas les services qu’il nous a déjà rendus.
– Sans compter ceux qu’il peut rendre encore !
– Reprenez donc vos places, citoyens, et causons donc sérieusement, car, ainsi que vous l’a dit Ian Carfor, la situation est grave, et la guerre civile imminente. Déjà la Vendée se remue ; la Bretagne ne tardera pas à suivre son exemple…
Alors les quatre personnages enfermés dans l’étroite demeure du berger entamèrent une de ces longues conversations politiques, telles que pouvaient les avoir des amis de Marat et de Billaud-Varenne.
Le soleil était déjà haut sur l’horizon lorsque la séance fut levée. Au moment où les quatre hommes allaient se séparer, Billaud-Varenne s’adressa au berger.
– Ian Carfor, lui dit-il, tu nous as promis de nous tenir au courant des messages qui seraient échangés entre La Rouairie et Loc-Ronan ?
– Oui, je l’ai promis et je le promets encore, répondit le berger.
– Tu ne nous as pas expliqué par quels moyens tu parviendrais à te renseigner toi-même ?
– C’est bien simple. L’agent entre les deux marquis est Marcof.
– Oui ; mais Marcof n’est pas facile à exploiter…
– C’est possible, citoyen ; mais il a pour ami un garçon en qui il a une confiance absolue, et qui se nomme Keinec. Or, Keinec me dira tout, j’en réponds. Je le surveille à cet effet, et ce soir même il sera à moi.
– Très-bien ! Seconde-nous, sois fidèle, et la patrie se montrera reconnaissante, reprit Billaud-Varenne.
Puis, s’adressant aux deux gentilshommes, il ajouta :
– Adieu, citoyens : je pars, je vous laisse ; mais il est bien convenu que vous séjournerez encore trois mois dans ce pays. J’ai dans l’idée que le mois de septembre prochain nous sera favorable, à nous et à nos amis ; et si nous frappons un grand coup à Paris, il est urgent que dans les provinces il y ait des têtes et des bras qui nous soutiennent.
En disant ces mots, qu’il accentua par un geste énergique, le futur terroriste salua lestement les trois hommes et s’éloigna. Il gravit, non sans quelque difficulté, un petit sentier, moins escarpé cependant que celui par lequel étaient descendus le comte et le chevalier, et situé au flanc opposé de la baie. Arrivé sur la falaise, il se retourna, salua de la main une dernière fois, et prit, selon toute apparence, la direction de Quimper. À peine eut-il disparu, que le chevalier, pressant le bras du comte pour l’entraîner à l’écart, lui dit à voix basse :
– Est-ce que tu comptes lui obéir, Diégo, et rester ici encore trois mois ?
– Allons donc ! quelle plaisanterie ! Nous agirons pour notre compte et non pour le leur et pour celui de leur patrie bien-aimée, qu’ils ne songent qu’à ensanglanter.
– Donc, nous resterons ici ?…
– Tant que nous le jugerons convenable à nos intérêts.
– Et ensuite ?
– Nous partirons.
– À merveille.
– Or çà, très-cher, continua le comte de Fougueray, il me paraît que notre mission diplomatique est terminée et que nous n’avons plus rien à faire ici. Le soleil descend rapidement vers la mer ; mon estomac est creux comme le tonneau des Danaïdes, songeons un peu, s’il vous plaît, à regagner l’endroit où nous avons laissé nos chevaux et à trouver pour cette nuit bonne table et bon gîte !…
– Un instant, j’ai quelques mots à dire à Ian Carfor.
– Encore de la politique ?
– Non pas !
– Quoi donc ?
– Il s’agit d’amour, cette fois.
– Qu’est-ce que cette folie, chevalier ?
– Folie ou non, la petite Bretonne me tient fort au cœur !
– Oui !
– Je ne fais jamais fi d’une charmante créature ! Paysanne ou duchesse, je les estime autant l’une que l’autre, et, pour les femmes seulement, j’admets l’égalité absolue.
– L’égalité comme la comprend si bien ce bon M. de Robespierre ?…
– Précisément.
– Et tu crois que Carfor peut quelque chose pour toi ?
– Je n’en sais rien… Je vais le lui demander.
– Demande, cher, demande ! Pendant ce temps, je vais admirer le paysage ; j’aime la belle nature, moi, voilà mes seules amours !
Et le comte de Fougueray, après avoir émis cette réflexion philosophique, commença une promenade sur la grève les mains enfoncées dans les poches de sa veste de satin, la tête légèrement inclinée sur l’épaule droite, dans une attitude toute gracieuse.
Le chevalier se rapprocha du berger.
– Monsieur le chevalier ! répondit l’agent révolutionnaire avec plus de respect qu’il n’en avait affecté en présence de Billaud-Varenne.
– Tu habites ce pays depuis longtemps ?
– Depuis quinze ans.
– À dix lieues à la ronde, sans exception.
– Très-bien ! J’ai besoin de toi. Aimerais-tu gagner cinquante louis d’un seul coup ?
Les yeux de Ian Carfor lancèrent des éclairs ; mais éteignant soudain ces lueurs compromettantes, il répondit :
– On n’est jamais fâché de gagner honnêtement sa vie.
– Bien ! Nous nous entendrons… Connais-tu un paysan qui s’appelle Yvon et qui a pour fille une jolie enfant, aux yeux noirs et aux cheveux blonds ?
– Et qui est fiancée au fermier Jahoua ?… ajouta Carfor. Je connais le père et la fille !… ils habitent Fouesnan.
– C’est cela même, je les ai rencontrés ce matin ; la petite m’a plu, et je serais assez disposé à l’emmener à Paris avec moi.
– Vous voulez lui faire quitter le pays ?
– Oui.
– Eh bien ! cela peut se faire…
– Tu crois ?
– J’en réponds.
– Avant son mariage, s’entend ?
– Avant son mariage.
– Corbleu ! si nous réussissons, il y aura deux cents louis pour toi !
– Je les accepterai, monsieur ; mais si vous ne me donniez rien, je vous aiderais tout de même, foi de Breton !
– Bah ! Quel intérêt as-tu donc à tout cela, toi ?
– Celui de la vengeance.
– Ne m’interrogez pas ! Je ne répondrais rien ! Tout ce que je puis affirmer, c’est que la belle se marie le 1er juillet prochain, à dix heures du matin. Eh bien ! ce même jour, vous entendez ? ce même jour, à la tombée de la nuit, elle sera en route avec vous…
– Et les moyens sur lesquels tu comptes pour opérer ce miracle ?
– Je les ai, et je me charge de tout.
– Le 1er juillet, ici même, à quatre heures de relevée !
– Et voilà dix louis d’à-compte, mon brave !… fit le chevalier en jetant sa bourse dans la main de Carfor. Au 1er juillet je serai exact, je t’en préviens !
Et le chevalier pirouettant vivement sur le talon, chiffonna son jabot d’une main assez élégante, et, tendant la pointe en homme qui croit à une victoire prochaine, il se dirigea vers le comte.
– Eh bien ? lui demanda celui-ci.
– Eh bien, cher, si Hermosa part avec nous, nous partirons quatre.
– Vraiment !
– D’honneur ! ce Carfor est un homme précieux ! Çà, mon excellent ami, je me sens maintenant tout à fait disposé à fêter un solide repas !… Si vous le trouvez bon, en route !
– Volontiers, répondit le comte.
Et les deux hommes, prenant congé de Carfor, regagnèrent le sentier périlleux qu’ils se mirent en devoir d’escalader.
– Je préfère cent fois cela !… murmura Carfor en les suivant d’un œil distrait. Cette vengeance vaut mieux que toutes celles qu’aurait pu me procurer Keinec ! Mais lui aussi me servira !