Ernest Capendu
Marcof-le-malouin
Lecture du Texte

PREMIÈRE PARTIE LES PROMIS DE FOUESNAN

XI LE SORCIER DE PENMARCKH.

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XI

LE SORCIER DE PENMARCKH.

C’était pour la nuit même de ce jour, lendemain de la Saint-Jean, que le sorcier avait donné rendez-vous au triste amoureux de la belle Yvonne. Keinec attendait avec impatience l’heure de se rendre à la baie des Trépassés. Enfin la nuit vint ; dix heures sonnèrent à la petite église de Penmarckh. Keinec, alors, se dirigea vers la crique en portant sur ses épaules le bouc noir, et sous son bras les poules blanches que Carfor avait demandés.

 

Arrivé sur la plage, il détacha un canot, il y jeta son paquet, il sauta légèrement à bord et poussa au large. En marin consommé, en homme intrépide, Keinec allait braver les rochers et les âmes errantes de la baie des Trépassés ; il se rendait par mer à la sinistre demeure du sorcier. À onze heures et demie, il abordait devant la grotte. Carfor était accroupi sur le rivage, occupé, en apparence, à contempler les astres.

 

– Te voilà, mon gars ? dit-il avec étonnement.

 

– Ne m’attendais-tu pas ? répondit Keinec.

 

– Si fait ; mais pas par mer

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je pensais que tu aurais peur des esprits

 

– Je n’ai peur ni des morts ni des vivants, entends-tu !…

 

– Ah ! tu es un brave matelot !…

 

– Il ne s’agit pas de cela. Tu sais ce qui m’amène ? Voici le bouc noir, voici les poules blanches, voilà ma carabine, de la poudre et des balles. Tu as tout ce que tu m’as demandé !

 

– Je le vois.

 

– Eh bien ! Parle vite !…

 

– Tu le veux, Keinec ?

 

– Parle, te dis-je !

 

– Écoute-moi donc !

 

– Attends ! interrompit Keinec. Avant de commencer, rappelle-toi quelle est ma volonté inflexible !… il faut, ou qu’Yvonne soit ma femme ! ou qu’elle meure ! ou que je meure moi-même !…

 

– Tu n’es pas venu ici pour ordonner !… s’écria Carfor avec violence, mais bien pour obéir ! Orgueilleux insensé, courbe la tête ! J’ai interrogé les astres la nuit dernière, et voici ce qu’ils m’ont répondu :

 

« Jahoua épousera Yvonne, et pourtant Yvonne ne sera pas la femme de Jahoua !…

 

– Que veux-tu dire ? demanda Keinec.

 

– Je veux dire que le mariage à l’église aura lieu quoi que tu tentes pour l’empêcher, car, jusqu’à l’heure où le prêtre aura béni les promis, Jahoua sera invulnérable pour tes balles !…

 

– Invulnérable ?

 

– Au moment où il sortira de l’église, il cessera d’être défendu contre toi !… Écoute encore, Keinec, et ne prends pas une résolution avant de m’avoir entendu jusqu’au bout !… Yvonne aime Jahoua. Ne tourmente pas ainsi la batterie de ta carabine et écoute toujours, car je te dis la vérité !… Yvonne aime Jahoua. Yvonne ne pardonnera jamais à son meurtrier si elle le connaît ; il faut donc que Jahoua meure, mais il faut aussi que sa fiancée ignore toujours quelle est la main qui l’aura frappé ! Jahoua doit paraître mourir par un accident. Le jour fixé pour le mariage est celui de la fête de la Soule ! C’est le village de Fouesnan qui, cette année, disputera le prix au village de Penmarckh : les vieillards l’ont décidé. Ce hasard semble fait pour toi !… tu sais qu’il y a souvent mort d’homme à la fête de la Soule ?

 

– Je le sais.

 

– Eh bien ! ce jour-là Jahoua peut mourir.

 

– Après ?

 

– Yvonne pleurera son fiancé ; mais Yvonne est coquette ! les femmes le sont toutes ! Quand le temps aura calmé sa douleur, elle pensera aux beaux justins et aux jupes de couleurs vives. Elle écoutera, comme elle l’a fait déjà… le plus riche de nos gars

 

– Après ?… après ?

 

– Il te faut donc devenir riche pour ranimer son amour éteint… car elle t’a aimé, Keinec… elle t’a aimé, autrefois… Si tu es riche, elle t’aimera encore…

 

– Oui.

 

– Et que feras-tu pour conquérir cette richesse ?

 

– Tout ce qu’un homme peut faire.

 

– Tu ne reculeras devant rien ?

 

– Devant rien, je le jure !

 

– Alors, Yvonne t’appartiendra, car tu seras riche, c’est moi qui te le promets !

 

– Comment cela ?

 

– Ne t’inquiète pas ; j’ai les moyens de te donner une fortune

 

– Ne puis-je les connaître ?

 

– Non !… maintenant du moins !… C’est seulement dans l’heure qui suivra la mort de Jahoua que je pourrai te révéler mes secrets, qui alors deviendront les tiens. Sache seulement qu’avant une année révolue, nous aurons tous deux des trésors cent fois plus considérables que ceux du marquis de Loc-Ronan.

 

– Tu me le jures, Carfor ?

 

– Sur le salut de mon âme ! Nous serons riches dans un an !

 

– Un an ! répéta Keinec, c’est bien long !

 

– Je ne puis rien pour toi avant cette époque.

 

– Et si d’ici à un an Yvonne allait en aimer un autre ?

 

– Impossible !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, le jour même de la mort de Jahoua, Yvonne quittera le pays

 

– Yvonne quittera le pays ! s’écria Keinec, et où donc ira-t-elle ?

 

– Je te le dirai quand il sera temps.

 

– Je veux le savoir à l’instant même !

 

– Je ne puis te répondre.

 

– Il le faut cependant.

 

– Non ! je ne le peux ni ne le veux faire !

 

Un long silence interrompit la conversation commencée. Carfor, plongé dans des rêveries profondes, paraissait avoir oublié la présence de Keinec. Le marin, lui aussi, réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre. Enfin il releva les yeux sur le berger, et lui posant sa main nerveuse sur l’épaule :

 

– Ian Carfor, lui dit-il, il court de singuliers bruits sur ton compte ! On prétend que tu trahis ceux qui te donnent leur confiance. On ajoute que tu jettes des sorts, que tu évoques le démon, que tu te fais un jeu des souffrances de tes semblables. Écoute-moi bien ! Réfléchis, Ian Carfor, avant de vouloir faire de moi ta risée et ton jouet !… Tu me connais assez pour savoir que j’ai la main rude, eh bien ! par la sainte croix, entends-tu ? si tu me trompais, si tu me guidais mal, je te tuerais comme un chien !

 

Le berger haussa froidement les épaules.

 

– Si tu crains mes trahisons, répondit-il d’un ton parfaitement calme, agis à ta guise et n’écoute pas mes conseilsQui donc te force à les suivre ?… Si au contraire, tu veux te laisser guider par moi, il est inutile de proférer des menaces que je ne crains pas. Je t’ai dit ce que j’avais lu dans les astres. Maintenant décide toi-même. Tue Jahoua tout de suite ! tue Yvonne avec lui ! que m’importe ?…

 

– Et si je t’obéis ?

 

– Si tu m’obéis, Keinec, je te le répète, avant un an écoulé, celle que tu aimes sera ta femme !

 

– Eh bien ! je t’obéirai ; conseille ou plutôt ordonne !…

 

– Soit !… Le jour de la Soule tu t’attacheras à Jahoua, tu lutteras avec lui, et tu l’étoufferas dans tes bras !… T’en sens-tu la force ?…

 

Keinec sourit. Promenant autour de lui un regard investigateur, il aperçut une longue barre de fer que la mer avait rejetée sur le rivage, et qui provenait, comme les débris au milieu desquels elle se trouvait, de quelque récent naufrage. Il se baissa sans mot dire, il ramassa la barre de métal et il retourna vers Carfor.

 

Alors il prit le morceau de fer par chaque extrémité, il plaça le milieu sur son genou, et il roidit ses bras dont les muscles saillirent et dont les veines se gonflèrent comme des cordes entrecroisées, puis il appuya lentement. La barre ploya peu à peu, et finit par former un demi-cercle. Keinec appuyait toujours. Bientôt les deux extrémités se touchèrent. Alors il retourna la barre ployée en deux, et, l’écartant en sens inverse, il entreprit de la redresser. Mais le fer craqua, et la barre se rompit en deux morceaux au premier effort. Keinec en jeta les tronçons dans la mer.

 

– Crois-tu que je puisse étouffer un homme entre mes bras ? dit-il.

 

– Oui, certes !

 

– Seulement, peut-être Jahoua ne prendra-t-il point part à la Soule ; il n’est pas de Fouesnan, lui…

 

– Il épouse une fille du village ; il doit soutenir les gars du village ce jour-là.

 

– C’est vrai.

 

– Eh bien ! maintenant, va me chercher le bouc noir, et les poules blanches.

 

– Que veux-tu faire ?

 

– Te dire avec certitude si tu seras vainqueur et quel sera ton avenir !

 

Keinec coupa les liens qui retenaient les pieds du bouc noir qu’il apporta devant Carfor. Ce dernier contempla pendant quelques instants l’animal, puis il avisa sur la grève un rocher dont la surface polie présentait l’aspect d’une table de marbre. Il en fit une sorte d’autel en le posant sur trois pierres disposées en triangle, et il y plaça le bouc en prononçant quelques paroles à voix basse.

 

La pauvre bête, étourdie encore par le roulis du canot, les quatre pieds engourdis et meurtris, restait étendue sur le flanc sans donner signe de vie. Carfor lui ouvrit les yeux avec le doigt, puis il prit dans sa bouche une gorgée d’eau de mer, et il insuffla cette eau dans les oreilles de la victime. Le bouc essaya de relever la tête, et la balança de droite à gauche pendant quelques secondes.

 

– Il consent ! il consent ! murmura Carfor.

 

Le berger courut à sa grotte, et en rapporta une énorme brassée de bruyères sèches qu’il disposa symétriquement en cercle autour de l’autel improvisé. Il ajouta quelques branches de lauriers et d’oliviers qu’il tira d’un petit sac. Cela fait, il ordonna à Keinec de s’asseoir sur la grève à quelque distance du cercle magique, et il se mit en devoir de commencer l’opération mystérieuse et cabalistique.

 

Il se dépouilla d’abord d’une partie de ses vêtements, il se lava les bras dans la mer, et il entonna d’une voix lugubre un chant étrange dans une langue inconnue, et bizarrement rhytmée. À mesure qu’il chantait, le sang lui montait au visage, ses gestes devenaient plus rapides, et ses pieds martelaient le sol en exécutant une sorte de danse assez semblable à celle des sauvages. C’était un spectacle vraiment fantastique que celui qu’offrait cet homme au corps décharné dansant et chantant autour d’un animal destiné au sacrifice. Les rayons tremblants de la lune éclairaient cette scène et lui donnaient un aspect lugubre.

 

Carfor n’était plus le même. Le conspirateur républicain, l’agent révolutionnaire, avaient complètement disparu. Ils cédaient la place au fils des Celtes, au descendant des druides, au vieil enfant de la superstitieuse Armorique. Évidemment Carfor avait foi en ce qu’il accomplissait. Il se regardait comme le prêtre d’une religion infernale. À force de jouer le rôle de sorcier, il s’était tellement identifié avec son personnage que, malgré sa volonté peut-être, il en était venu à croire à ses cabales magiques. Keinec était brave, et pourtant il se sentit frissonner en présence de l’exaltation fanatique et hallucinée du berger sorcier.

 

Après quelques minutes de chants et de danse, Carfor alluma une branche de bruyère, il versa quelques gouttes de l’eau-de-vie enfermée dans sa gourde sur le reste du bûcher, et il approcha la flamme. Aussitôt une fumée épaisse s’éleva, et enveloppa l’autel et la victime. Carfor continua sa pantomime entremêlée de paroles prononcées tantôt d’une voix brève et impérative, comme s’il donnait des ordres à quelque puissance invisible ; tantôt murmurées sur le ton de la prière.

 

Lorsque la flamme s’éleva claire et brillante, illuminant la grève, il entra dans le cercle de feu et s’approcha de l’autel. Saisissant un couteau affilé, il écarta les pieds de la victime, et, avec une adresse merveilleuse, il éventra le bouc d’un seul coup. L’animal ne poussa pas une plainte. Carfor sourit de plaisir. Sa rude physionomie, éclairée par les rayonnements du feu, offrait une expression sauvage et inspirée. Le bouc éventré, le berger plongea ses mains dans les entrailles palpitantes, et les ramena à lui en les arrachant. Il les déposa sur la pierre. Puis il sépara la tête du tronc, et il jeta dans le brasier ardent le reste du corps. Alors il se prosterna et demeura en prière pendant deux ou trois minutes. Se relevant ensuite il se pencha avidement vers les entrailles, et il commença l’examen avec une attention minutieuse.

 

– Les poules blanches ? demanda-t-il à Keinec.

 

Celui-ci s’empressa de les lui remettre. Carfor recommença pour les poules ce qu’il avait fait pour le bouc. Lorsque les entrailles des trois victimes furent rassemblées en un monceau sanglant, le berger éparpilla le feu qui commençait à s’éteindre faute d’aliments. Il alluma une torche de résine, et il la planta dans la fente d’un rocher voisin.

 

– Approche ! dit-il à Keinec.

 

Le marin, dont l’imagination était frappée par ce qu’il venait de voir, hésita en se signant

 

– Approche sans crainte ! répéta Carfor.

 

Keinec obéit.

 

– Voici le livre du destin ! continua le sorcier en désignant les entrailles des victimes immolées. Regarde et écoute, car ton sort y est tracé en lettres ineffaçables ! Combien m’as-tu apporté d’animaux, Keinec ?

 

– Trois, répondit le jeune homme.

 

– Trois seulement, n’est-ce pas ? Eh bien ! vois, cependant, il y a là quatre foies ! Quatre foies rouges, sains et sans taches. Regarde, Keinec ! Celui du bouc noir était double ! Signe infaillible de succès et de prospérités ! Maintenant regarde encore ! examine les cœurs. Ils sont tous les trois larges, et leurs palpitations sont égales. Heureux présages, Keinec ! Heureux présages ! Vois comme ces entrailles glissent facilement entre mes mains. Elles ne sont ni souillées de pustules, ni déchirées, ni desséchées, ni tachetées. Heureux présages, Keinec ! Heureux présages ! Regarde le fiel du bouc noir, il est volumineux et facile à dédoubler. Indices certains de débats violents, de combats sanglants, mais dont l’issue te sera favorable ! Va, mon gars. Les esprits sont avec toi ; ils te soutiennent ! Yvonne t’appartiendra, et tu tueras Jahoua !…

 

En prononçant ces mots, Carfor se laissa glisser sur la grève comme s’il se fût senti à bout de forces. Keinec tressaillit de joie.

 

– Elle sera à moi ! murmura-t-il.

 

Carfor était revenu à lui. Il se redressa, et il fit signe de la main à Keinec de s’agenouiller. Celui-ci obéit. Le berger prit une poignée de feuilles de laurier, les alluma à la torche, les éteignit ensuite dans le sang des victimes, et les secoua sur la tête du jeune homme.

 

– Va ! dit-il à voix haute. Va, Keinec !… Tu seras riche, tu seras puissant, tu seras redouté ! Les biens de la terre t’appartiendront. Et, je te le dis, Yvonne sera ta femme !… Va donc, et tue Jahoua !

 

– Je le tuerai ! répondit Keinec en se relevant.

 


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