Ernest Capendu
Marcof-le-malouin
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PREMIÈRE PARTIE LES PROMIS DE FOUESNAN

XIV LES FUNÉRAILLES.

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XIV

LES FUNÉRAILLES.


Bien avant que les premières lueurs de l’aube naissante vinssent teinter l’horizon de nuances orangées, les cloches des églises environnantes firent entendre leur glas sinistre. Presque partout les paysans étaient demeurés en prières pendant la plus grande partie de la nuit. Des cierges brûlaient sur tous les autels. Les femmes et les jeunes filles préparaient les vêtements noirs et bleus, qui sont les couleurs du deuil en Bretagne. Mais, nulle part la douleur n’était aussi profonde qu’à Fouesnan.

 

Les principaux habitants avaient passé la nuit dans la maison d’Yvon. Tandis que les femmes priaient dans une salle voisine, les hommes causaient à voix basse, se racontaient mutuellement les nombreux traits de bienfaisance qui avaient honoré la vie du défunt.

 

– Je n’étais pas son fermier, disait Jahoua, je ne suis pas sur ses terres, et pourtant je l’aimais comme s’il eût été mon seigneur.

 

– Et dire que voilà une si noble famille éteinte ! fit le vieil Yvon en passant la main sur ses yeux ; c’est une vraie calamité pour le pays.

 

– Une vraie calamité, eh ! ouirépondit un paysan, car, enfin, qui sait entre quelles mains vont passer les domaines ? À qui aurons-nous affaire ? Peut-être à quelque beau muguet de la France, qui nous enverra son intendant pour nous appauvrir !

 

– Ah ! seigneur Dieu ! fit le tailleur qui, malgré sa loquacité ordinaire, était demeuré bouche close depuis le commencement de la conversation ; Seigneur Dieu ! je n’en puis revenir ! dire qu’il n’y a pas vingt-quatre heures qu’il était là, sur la place, au milieu de nous !

 

– C’est pourtant la vérité ! répondirent plusieurs voix.

 

– Pour sûr, il y a dans cette mort quelque chose de surnaturel ?

 

– Qu’est-ce que vous voulez dire, tailleur ?

 

– Je veux dire ce que je dis, et je m’entends. La dernière fois que je suis monté au château, j’ai rencontré trois pies sur la route !

 

– Trois pies ! fit observer Jahoua, ça signifie malheur !

 

– Et puis après ? demanda un paysan.

 

– Après, mon gars ? Dame ! l’année passée, quand j’étais à Brest, vous savez que le pauvre baron de Pont-Louis, Dieu veuille avoir son âme ! est mort comme notre digne marquis, presque subitement, sans avoir eu le temps de se confesser.

 

– Oui, oui ; continuez, tailleur.

 

– Savez-vous ce qu’on disait ?

 

– Non.

 

– Qu’est-ce qu’on disait ?

 

Et les paysans, se pressant autour de l’orateur, attendaient avec avidité les paroles qui allaient sortir de ses lèvres.

 

– Eh bien ! mes gars, on disait que le baron avait été empoisonné !

 

– Empoisonné ! s’écria l’assemblée avec terreur.

 

– Oui, empoisonné ! et m’est avis que la mort de monseigneur le marquis de Loc-Ronan ressemble beaucoup à celle de M. le baron.

 

Les paysans étaient tellement loin de s’attendre à une semblable conclusion, qu’ils restèrent stupéfaits, et qu’un profond silence fut la réponse qu’obtint tout d’abord le tailleur. Cependant Jahoua, plus hardi que les autres, reprit après quelques minutes :

 

– Comment, tailleur, vous croyez qu’on aurait commis un crime sur la personne de M. le marquis ?

 

– Je dis que ça y ressemble.

 

– Et qui accusez-vous ?

 

Le tailleur haussa les épaules, puis il répondit :

 

– Depuis plusieurs jours on a vu des étrangers rôder autour du château.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! ne savez-vous pas ce qu’on dit de ce qui se passe en France ? Après cela, continua-t-il avec un peu de dédain, dans ces campagnes reculées, on n’apprend jamais les nouvelles ; mais moi qui vais souvent dans les villes, je suis au courant des événements

 

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda un vieillard.

 

– Il y a qu’à Paris on s’est battu, on a pendu des nobles.

 

– Pendu des nobles ! s’écrièrent les paysans avec une réprobation évidente.

 

– Oui, mes gars. Ils font là-bas, à ce qu’ils disent, une révolution. Ils veulent contraindre le roi à signer des édits ; et comme les gentilshommes soutiennent le roi, ils tuent les gentilshommes. Qu’est-ce qu’il y aurait d’étonnant à ce qu’on se soit attaqué à notre pauvre marquis, car chacun sait qu’il aimait son roi.

 

– C’est vrai ! c’est vrai ! murmura la foule.

 

– On m’a raconté qu’en Vendée il y avait déjà des soldats bleus qui brûlaient les fermes et massacraient les gars !

 

– Des soldats ! s’écria Jahoua en se redressant. Eh bien ! qu’ils osent venir en Bretagne ! Nous avons des fusils et nous les recevrons.

 

– Oui, oui, répondit l’assemblée ; nous nous défendrons contre les égorgeurs !

 

– Mes gars ! s’écria le vieil Yvon en se levant, si ce que dit le tailleur est vrai, si on a assassiné notre seigneur, nous le vengerons, n’est-ce pas ?

 

– Oui, nous tuerons les bleus !

 

Comme on le voit, l’allure de la conversation tournait rapidement à la politique. Le tailleur, agent royaliste, avait su amener fort adroitement, à propos de la mort du marquis, une effervescence que l’on pouvait sans peine exploiter au profit des idées naissantes de guerre civile qui s’agitaient à cette époque dans quelques esprits de la Bretagne et de la Vendée. Le marquis de la Rouairie, le premier qui ait osé lever un drapeau en faveur de la contre-révolution, avait eu l’habileté de se mettre en communication avec tout ce qui possédait une influence grande ou minime sur les terres de Vendée et de Bretagne. Pour nous servir d’un terme vulgaire, « il échauffait les esprits. » Au reste, n’oublions pas que nous sommes au milieu de l’année 1791, et que le moment était proche où toutes les provinces de l’Ouest allaient arborer l’étendard de la révolte. Les meneurs parisiens n’ignoraient pas ces dispositions de la population bretonne et de la population vendéenne. Quelques mois plus tard, le 5 octobre de la même année, MMGallois et Gensonné, commissaires envoyés le 19 juillet précédent dans le département de la Vendée, pour s’informer des causes de la fermentation qui s’y manifestait, avaient fait leur rapport à l’Assemblée constituante.

 

« L’exigence de la prestation du serment ecclésiastique, disaient-ils dans ce rapport, a été pour le département de la Vendée la première cause de ces troubles. La division des prêtres en assermentés et non assermentés a établi une véritable scission dans le peuple des paroisses. Les familles y sont divisées. On a vu et on voit chaque jour des femmes se séparer de leur mari, des enfants abandonner leur père. Les municipalités sont désorganisées. Une grande partie des citoyens ont renoncé au service de la garde nationale. Il est à craindre que les mesures vigoureuses, nécessaires dans les circonstances contre les perturbateurs de repos public, ne paraissent plutôt une persécution qu’un châtiment infligé par la loi. »

 

Le rapport entendu, l’Assemblée décréta qu’il serait envoyé des troupes en Vendée. Donc la Vendée s’agitait déjà, ou du moins la partie du pays où se passent les faits de ce récit, était encore à peu près calme, seulement on profitait des moindres circonstances pour animer les esprits.

 

La mort du marquis de Loc-Ronan arrivait comme un puissant auxiliaire au secours des agents royalistes.

 

La conversation des paysans bretons fut interrompue par la sonnerie lugubre des cloches. Tous se mirent en prières, et, oubliant les orages politiques pour la calamité présente, ils se disposèrent à gagner le château. Seulement, avant de partir, Yvon, après avoir échangé tout bas quelques mots avec les vieillards, fit signe qu’il voulait parler. On fit silence et on l’écouta.

 

– Mes gars, dit-il, demain devait avoir lieu le mariage de ma fille et la fête de la Soule. Dans un pareil moment, tout ce qui ressemblerait à une réjouissance publique serait peu convenable. Nous venons de décider, vos pères et moi, que l’une et l’autre cérémonies seraient remises à huit jours.

 

Les paysans s’inclinèrent en signe d’assentiment, et la population du village se réunissant sur la grande place, aux premiers rayons du soleil levant, se dirigea vers le château.

 

À ce moment précis deux cavaliers, lancés à fond de train sur la route de Quimper, prenaient la même direction. Ces deux cavaliers étaient le comte de Fougueray et le chevalier de Tessy. Ils avaient appris la fatale nouvelle quelques heures auparavant, et, ne pouvant en croire leurs oreilles, ils se hâtaient d’accourir. Tous deux étaient pâles, et leurs traits contractés indiquaient les émotions qui les agitaient.

 

– Si cela est vrai, nous sommes perdus ; disait le comte.

 

– Pas encore ! répondait le chevalier.

 

– Oh ! je n’ai guère d’espoir !

 

– J’en ai deux, moi.

 

– Lesquels ?

 

– Celui, d’abord, que la nouvelle est fausse ; celui, ensuite, que le marquis ait eu recours à quelque subterfuge pour essayer de nous tromper.

 

– Corbleu ! si telle a été sa pensée, il ignore à qui il a affaire ? Le médecin est-il parti ?

 

– Je l’ai réveillé moi-même, et je l’ai vu monter à cheval… Il doit être arrivé depuis près d’une heure.

 

– Bien.

 

– Il nous faudra voir le cadavre.

 

– Oh ! nous le verrons !

 

– Et si l’on s’opposait à notre examen ?

 

– Impossible ! Nous ferions tant de bruit que l’on n’oserait… et s’il y a fourberie

 

– S’il y a tromperie, interrompit le chevalier, nous constaterons le fait, en silence ! Ce sera une arme de plus entre nos mains, et une arme terrible !…

 

Les deux cavaliers arrivèrent à la porte du château. La cour était pleine de paysans et de domestiques. On prit les deux arrivants pour d’anciens amis du marquis, et chacun s’empressa de leur faire place. Le comte et le chevalier mirent pied à terre. Aussitôt un homme vêtu de noir s’avança vers eux.

 

– Ah ! c’est vous, docteur ! fit le chevalier. Avez-vous vu notre pauvre marquis ?

 

– Pas encore ; je vous attendais.

 

– C’est bien ! Suivez-nous.

 

Le comte marchant en tête, les trois hommes pénétrèrent dans la salle basse. Jocelyn prévenu de leur arrivée les attendait sur le seuil.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-il brusquement.

 

– Le marquis de Loc-Ronan ? répondit le comte.

 

– Monseigneur est mort !

 

– Quand cela ?

 

– Hier à midi et demi.

 

– Ne pouvons-nous du moins le contempler une dernière fois ?

 

– Entrez dans la chapelle, messieurs.

 

Et Jocelyn, saluant à peine, désigna du geste l’entrée du lieu sacré et se retira.

 

– Cette mine de vieux boule-dogue anglais ne me présage rien de bon, murmura le comte. Est-ce que ce damné marquis serait mort et bien mort !

 

– Entrons toujours ! répondit le chevalier.

 

Une fois dans la chapelle, et en présence du recteur et des nombreux assistants, les deux aventuriers, car désormais nous devons leur donner ce titre qui, le lecteur l’a deviné sans doute, leur convient de tout point, les deux aventuriers crurent nécessaire de jouer une comédie larmoyante. Ce furent donc, de leur part, des gestes attendris et des pleurs mal essuyés attestant une douleur vive et profonde.

 

– Jamais, disaient-ils, chacun sur des variations différentes, mais au fond sur le même thème, jamais ils n’auraient pu songer, en quittant quelques jours auparavant leur cher et bien-aimé marquis, qu’ils le serraient dans leurs bras pour la dernière fois !… Puis suivaient des soupirs, des hélas ! des sanglots difficilement contenus.

 

Il fallait que ces hommes fussent de bien complets misérables, il fallait que leur cœur fût gangrené tout entier et dénué de l’ombre même d’un sentiment de décence pour qu’ils osassent jouer une si infâme comédie en présence d’un cadavre et d’une foule désolée. Ils poussèrent l’audace jusqu’à dire que leur tendre affection n’avait pu encore se résoudre à ajouter foi à toute l’étendue du malheur qui les frappait, et qu’ils avaient amené un médecin pour s’assurer que l’espoir d’une léthargie ou de toute autre maladie donnant l’apparence de la mort était anéanti pour eux. Bref, ils jouèrent leur rôle avec une telle perfection que, Jocelyn n’étant pas présent, les prêtres et les témoins de cette douleur bruyante ne purent s’empêcher de compatir à cette désolation sans borne.

 

Le pieux recteur de Fouesnan voulut même leur prodiguer les consolations de la parole. On tenta de les arracher à ce spectacle qui semblait déchirer leur cœur. Soins inutiles !… Instances vaines ! Ils persistèrent dans leur désir de rester présents, et ils déclarèrent formellement ne vouloir se retirer qu’après que le célèbre praticien qu’ils avaient amené avec eux, aurait bien et dûment constaté que le malheur était irréparable et que la science devenait impuissante. Force fut donc de leur laisser tromper leur douleur pour quelques instants, en leur permettant de satisfaire un désir si légitime et si ardemment exprimé. Les prêtres s’écartèrent, et le médecin, sur un signe du comte, gravit les marches du catafalque.

 

Le docteur avait sans aucun doute reçu des ordres antérieurs, car il procéda minutieusement à l’examen du corps. Après dix minutes d’une attention scrupuleuse, il secoua la tête, laissa retomber dans la bière la main inerte qu’il avait prise, et s’adressant au comte et au chevalier :

 

– La science ne peut plus rien ici, messieurs, dit-il. Pour faire revivre le marquis de Loc-Ronan, il faudrait plus que le pouvoir des hommes, il faudrait un miracle de Dieu. Le marquis est bien mort !

 


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