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Au moment où le comte et le chevalier se mettaient en selle, le lieutenant civil de Quimper, accompagné de divers magistrats et suivi d’une escorte, arrivait au château pour dresser un inventaire détaillé et apposer officiellement les scellés. Le comte poussa du coude son compagnon. Ils échangèrent un sourire.
– Qu’en dis-tu ? murmura le comte en mettant son cheval au pas.
– Je dis qu’il était temps ! répondit le chevalier.
Les deux cavaliers franchirent le seuil du château en affectant beaucoup d’indifférence et de calme, et en laissant échapper quelques mots qui pouvaient donner à penser qu’ils se rendaient au-devant d’autres gentilshommes arrivant par la route de Quimper. Mais une fois sur la pente douce qui aboutissait au point où se croisaient le chemin de la ville et celui des falaises, ils s’empressèrent de suivre ce dernier.
– Un temps de galop, Raphaël ! dit le comte en éperonnant son cheval. On ne sait pas ce qui peut arriver…
Dix minutes après, jugeant qu’ils étaient hors de vue et rien n’indiquant qu’ils eussent un danger à redouter, ils mirent leurs chevaux à une allure plus douce.
– Corbleu, Diégo ! s’écria Raphaël, la matinée n’est pas perdue !
– Certes ! répondit le comte, la journée a été moins mauvaise que nous le pensions. Ah ! ce matin, je n’espérais plus !
– Le morceau est joli, à défaut du gâteau tout entier.
– C’est là ton avis, n’est-ce pas !
– Et le tien aussi, je suppose !
– Oui, ma foi ! mais en y réfléchissant, je ne puis m’empêcher de me désoler un peu ! Cette mort est venue faire avorter un plan si beau ! Nous avons de l’or, Raphaël, mais nous ne sommes pas riches et Henrique n’a pas de nom !
– Bah ! tu lui donneras le tien ! Maintenant que le marquis est mort, rien ne t’empêche d’épouser Hermosa.
– Oui, voilà la pierre d’achoppement. Mais après tout elle est belle encore, et quand elle aura cessé de l’être tu t’en consoleras avec d’autres.
– Là n’est point la question. Je pense plus à l’argent qu’à l’amour. Or, environ soixante-quinze mille livres pour chacun ce n’est guère !…
– Eh ! ne quittons pas le pays. Lançons-nous dans la politique. Si Billaud-Varenne tient parole, avant peu la noblesse va se voir assez malmenée. Alors nous quitterons nos titres, nous reprendrons nos véritables noms, et nous trouverons bien au milieu de la révolution qui éclatera, le moyen de faire fructifier nos capitaux.
– Et si la noblesse triomphe ?
– Eh bien ! nous garderons nos titres, et, comme nous connaissons une partie des secrets des révolutionnaires, nous les combattrons plus facilement.
– Tu as réponse à tout.
– Tu t’embarrasses d’un rien.
– Corbleu ! Raphaël ! je suis fier de toi. Tu es mon élève, et bientôt tu seras plus fort que ton maître !…
Raphaël sourit dédaigneusement. Le comte le vit sourire, et ses yeux se fermant à demi laissèrent glisser entre les paupières un regard moqueur qui enveloppa son compagnon.
– Maître corbeau !… pensa-t-il.
Il n’acheva pas la citation. En ce moment les deux hommes, qui avaient quitté la route des falaises pour une chaussée plus commode située à peu de distance et tracée parallèlement à la mer, les deux hommes, disons-nous, chevauchaient dans un étroit sentier bordé de genêts et d’ajoncs. Ces derniers, s’élevant à cinq et six pieds de hauteur, formaient un rideau qui leur dérobait la vue du pays. Les chevaux, auxquels ils avaient rendu la main, allongeaient leur cou et avançaient d’un pas égal et mesuré.
Depuis quelques instants le comte semblait prêter une oreille attentive à ces mille bruits indescriptibles de la campagne, auxquels se mêlait le murmure sourd de la houle. Le chevalier paraissait plongé dans des rêveries qui absorbaient toute son intelligence. Enfin il redressa la tête, et s’adressant à son ami :
– Chut ! répondit le comte en se penchant vers lui.
– Qu’est-ce donc ?
– On nous suit !
– On nous suit ? répéta le chevalier en se retournant vivement.
– Pas sur la route : mais là dans les genêts, il y a quelqu’un qui nous épie… Tiens la bride de mon cheval…
Le chevalier s’empressa d’obéir. Le comte sauta lestement à terre et s’élança sur le côté droit du sentier. Il écarta les genêts, il les fouilla de la main et du regard.
– Personne ! s’écria-t-il ensuite.
– Tu auras pris le bruit du vent pour les pas d’un homme.
– C’est possible, après tout.
– Ne remontes-tu pas à cheval ?
– Tout à l’heure.
Le comte recommença son investigation, mais sans plus de résultat que la première fois.
– Corbleu ! fit-il en revenant à sa monture, corbleu ! ces genêts sont insupportables ! On peut vous espionner, vous suivre pas à pas sans que l’on puisse prendre l’espion sur le fait !
– Tu es fou, Diégo, lors même qu’un homme eût marché dans le même sens que nous, pourquoi penser qu’il nous épiât ?
– Sans doute, fit le chevalier en se remettant en marche. Écoute-moi, mon cher, j’ai à te communiquer une idée lumineuse qui vient de me surgir tout à coup…
– Quelle est cette idée ?…
– Attends, interrompit le comte, regagnons d’abord le sentier des falaises. Du haut des rochers au moins on domine la campagne, et personne ne peut vous entendre.
– Soit ! regagnons les falaises…
Les deux cavaliers traversèrent le fourré et se dirigèrent vers les hauteurs. Le vent agitait en ce moment l’extrémité des genêts, de telle sorte que ni le chevalier, ni le comte ne purent remarquer l’ondulation causée par le passage d’un homme qui courait en se baissant pour les devancer. Cet homme, dont la position ne permettait pas de distinguer la taille ni de voir le visage, arriva sur les rochers, les franchit d’un seul bond, tandis que les cavaliers étaient encore engagés dans les ajoncs, et, avec l’agilité d’un singe, il se laissa glisser sur une sorte d’étroite corniche suspendue au-dessus de l’abîme.
Cette arête du roc longeait les falaises jusqu’à la baie des Trépassés. Elle était large de dix-huit pouces à peine, située à quatre pieds environ en contre-bas de la route, et elle dominait la mer. On ne pouvait en deviner l’existence qu’en s’approchant tout à fait du pic des falaises.
L’homme mystérieux pouvait donc continuer à suivre la même route que les cavaliers, et à écouter toutes leurs paroles sans crainte d’être découvert par eux. D’autant mieux que la surface glissante des rochers ne permettait aux chevaux que de marcher au petit pas. Seulement il fallait que cet homme eût une habitude extrême de suivre un pareil chemin ; car, il se trouvait sur une corniche large de dix-huit pouces, et la mort était au bas !
Les deux cavaliers, une fois sur les falaises, continuèrent leur route et reprirent la conversation un moment interrompue.
– Tu disais donc ? demanda le comte en regardant autour de lui, et en poussant un soupir de satisfaction, tu disais donc, mon cher Raphaël ?…
– Que si tu veux m’en croire, Diégo, nous allons chercher dans le pays une retraite impénétrable, ignorée de tous les partis et où nous serons en sûreté.
– Pourquoi faire ?
– Tu ne comprends pas ?
– Non ; développe ta pensée, Raphaël. Développe ta pensée !
– Ma pensée est que cette retraite une fois trouvée, et nous parviendrons à la découvrir avec l’aide de Carfor, nous nous y enfermerons pour y attendre les événements.
– Bon !
– Nous y conduirons Hermosa que tu aimes toujours, quoi que tu en dises ; car elle est encore fort belle et n’a pas quarante ans, ce qui lui donne le droit d’en avoir vingt-neuf.
– Après ?
– Tu y cacheras Henrique. De mon côté j’y mènerai ma petite Bretonne, et nous passerons joyeusement là les trois mois d’attente dont nous a parlé Billaud-Varenne. Bien entendu que l’un de nous ira de temps à autre aux nouvelles, et que, si les événements l’exigent, nous agirons plus tôt…
– Eh bien ! cela me sourit assez.
– N’est-ce pas ?
– Tout à fait, même.
– Laquelle ?
– C’est que ta passion subite pour la jolie Yvonne de Fouesnan, la fiancée de ce rustre, te tient plus au cœur que tu ne voulais en convenir ces jours passés ?
En entendant prononcer le nom d’Yvonne, l’homme qui suivait les falaises en rampant sur la corniche fit un tel mouvement de surprise qu’il faillit perdre pied, et qu’il n’eut que le temps de s’accrocher à une crevasse placée heureusement à portée de sa main.
– Mais, répondit le chevalier, je ne te cache pas que la belle enfant me plaît assez.
– Dis donc beaucoup.
– Beaucoup, soit !
– Et tu comptes sur la promesse de Carfor pour l’enlever ?
– Sans doute.
– C’est demain, je crois, que la chose doit avoir lieu ?
– Demain, après la célébration du mariage.
– Ah ! par ma foi ! je ris de bon cœur en songeant à la figure que fera le marié !
– Oui, ce sera, j’imagine, assez réjouissant à voir. Les deux hommes se laissèrent aller à un joyeux accent d’hilarité.
– Quant à la retraite dont tu parles, reprit le comte en redevenant sérieux, il nous faudra nous en occuper ces jours-ci.
– Pourquoi nous fier à lui ?
– Crois-moi, Raphaël, en ces sortes de choses mieux vaut agir soi-même et sans l’aide de personne.
– C’est cela ; mais avant tout, il faut songer à mettre notre trésor à l’abri des mains profanes.
– Bien entendu, Diégo ; allons d’abord à Quimper. Dès demain, nous entrerons en campagne.
– C’est arrêté !
Les deux cavaliers, suivant la route escarpée des falaises, dominaient la hauts mer, nous le savons. Le ciel était pur, la brume, presque constante sur cette partie des côtes, s’était évanouie sous les rayons ardents du soleil ; l’atmosphère limpide permettait à la vue de s’étendre jusqu’aux plus extrêmes limites de l’horizon. Le comte, qui laissait errer ses regards sur l’Océan, arrêta si brusquement son cheval que l’animal, surpris par le mors, pointa en se jetant de côté.
– Raphaël ! dit le comte. Regarde ! Là, sur notre gauche.
– Eh bien ?
– Tu ne vois pas ce navire qui court si rapidement vers Penmarckh ?
– Si fait, je le vois. Mais que nous importe ce navire ?
– Dieu me damne ! si ce n’est pas le lougre de Marcof.
– Le lougre de Marcof ! répéta Raphaël.
– C’est le Jean-Louis, sang du Christ ! Je le reconnais à sa mâture élevée et à ses allures de brick de guerre.
– Impossible ! Le paysan que nous avons rencontré il y a trois jours à peine, nous a dit que Marcof était allé à Paimbœuf et qu’il ne reviendrait que dans douze jours au plus tôt.
– Je le sais ; mais néanmoins, c’est le Jean-Louis, j’en réponds !…
– Marcof n’est peut-être pas à bord.
– Allons donc ! Le Jean-Louis ne prend jamais la mer sans son damné patron.
– Alors si c’est Marcof, Diégo, raison de plus pour chercher promptement un asile sûr !…
– C’est mon avis, Raphaël ; car si ce diable incarné connaît la vérité, et Jocelyn la lui apprendra sans doute, il va se mettre à nos trousses. Or, je l’ai vu à l’œuvre, et je sais de quoi il est capable. Je suis brave, Raphaël, je ne crains personne, et tu as assisté, près de moi, à plus d’une rencontre périlleuse, n’est-ce pas ? Eh bien !… tout brave que je sois et que tu sois toi-même, nous ne pouvons rivaliser d’audace et d’intrépidité avec cet homme. Il semble que la lutte, le carnage et la mort soient ses éléments. Marcof, sans armes, attaquerait sans hésiter deux hommes armés, et je crois, sur mon âme, qu’il sortirait vainqueur de la lutte ! Hâtons-nous donc de regagner Quimper, Raphaël, et mettons sans plus tarder ton sage projet à exécution. Un jour nous trouverons l’occasion de nous défaire de cet homme, j’en ai le pressentiment ! Mais, en ce moment, ne compromettons point l’avenir par une imprudence.
Le comte et le chevalier, pressant leurs montures, quittèrent la route des falaises en prenant la direction de Quimper.