Ernest Capendu
Marcof-le-malouin
Lecture du Texte

PREMIÈRE PARTIE LES PROMIS DE FOUESNAN

XIX CARFOR ET RAPHAEL.

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XIX

CARFOR ET RAPHAEL.


Dès que Carfor et Keinec furent arrivés à la baie des Trépassés, ils entrèrent dans la grotte. Keinec était toujours silencieux et sombre. Carfor souriait de ce mauvais sourire du démon triomphant.

 

– Mon gars, dit-il enfin, tu vois ce que Marcof a tenté contre toi ?

 

– Ne parlons plus de Marcof, répondit Keinec avec impatience ; Marcof est mon ami. Quoi que tu dises, Carfor, tu ne parviendras pas à me faire changer d’avis.

 

– Ainsi tu lui pardonnes de t’avoir violenté ?

 

– Oui.

 

– Tu l’en remercies même ?

 

– Sans doute, car je juge son intention.

 

– À merveille, mon gars ! N’en parlons plus, comme tu dis, mais tu aurais tort de t’arrêter en si belle voie ! Tu pardonnes à Marcof ; pendant que tu es en train, pardonne à Yvonne, et remercie-la d’épouser Jahoua.

 

– Tais-toi, Carfor !… tais-toi !…

 

– Bah ! pourquoi te contraindre ?…

 

– Tais-toi, te dis-je ! répéta Keinec d’une voix tellement impérative que Carfor se recula. Si j’ai accepté la liberté que tu m’as rendue ce soir, c’est que je veux me venger.

 

– Dès aujourdhui ?…

 

– Le puis-je donc ?

 

– N’est-ce pas aujourdhui qu’a lieu le mariage ?

 

– Tu te trompes, Carfor ; la mort du marquis de Loc-Ronan a fait remettre la fête de la Soule, et la cérémonie du mariage de Jahoua et d’Yvonne.

 

– Ah ! tu sais cela ? fit Carfor avec un peu de dépit.

 

– L’ignorais-tu ?

 

– Non.

 

– Alors pourquoi me demander si je me vengerai aujourdhui, lorsque toi-même tu m’as affirmé qu’il me fallait attendre le jour de la bénédiction nuptiale.

 

Carfor ne répondit pas. Depuis quelques instants il paraissait réfléchir profondément. Enfin il se leva, sortit de la grotte, interrogea le ciel, et revenant vers le jeune homme :

 

– Trois heures passées, dit-il. Keinec, il faut que je te quitte. Je m’absenterai jusqu’au soleil levé mais il faut que tu m’attendes ici, il le faut, Keinec, au nom même de ta vengeance, dont le moment est plus proche que tu ne le crois

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Je m’expliquerai à mon retour. M’attendras-tu ?

 

– Oui.

 

Sans ajouter un mot, Carfor prit son pen-bas et s’éloigna. Après avoir regagné les falaises, le berger longea la route de Quimper et s’enfonça dans les genêts. Il avait sans doute une direction arrêtée d’avance, car il marcha sans hésiter et arriva à une saulaie située à peu de distance d’un petit ruisseau. Au moment où il y pénétrait, un cavalier débouchait de l’autre côté. Ce cavalier était le chevalier de Tessy.

 

– Palsambleu ! s’écria-t-il joyeusement en apercevant Carfor, te voilà enfin ! Sais-tu que j’allais parodier le mot fameux de Sa Majesté Louis XIV, et dire : j’ai failli attendre !

 

– Je n’ai pas pu venir plus tôt, répondit Carfor.

 

– Tu arrives à l’heure, c’est tout ce qu’il me faut. Ta présence me prouve que tu as trouvé mon message dans le tronc du vieux chêne, ainsi que cela était convenu entre nous…

 

– Je l’ai trouvé. Que voulez-vous de moi ?

 

– Corbleu ! je trouve la question passablement originale. Est-ce que par hasard tu aurais oublié les dix louis que je t’ai donnés et les cinquante autres que je t’ai promis ?

 

– Cent, s’il vous plaît.

 

– Bravo ! tu as bonne mémoire.

 

– Oui ! je n’ai rien oublié.

 

– Eh bien, si je ne m’abuse, maître sorcier, c’est demain que nous nous occupons de l’enlèvement.

 

– Cela ne se peut plus.

 

– Qu’est-ce à dire ?

 

– Il faut que vous attendiez huit jours encore.

 

– Corps du Christ ! je n’attendrai seulement pas une heure de plus que le temps que je t’ai donné, maraud ! s’écria le chevalier en mettant pied à terre et en attachant la bride de son cheval à une branche de saule.

 

Puis il fouetta cavalièrement ses bottes molles avec l’extrémité d’une charmante cravache. Carfor le regardait et ne répondait point.

 

– Ne m’as-tu pas entendu ? demanda le chevalier.

 

– Si fait.

 

– Eh bien ?

 

– Je vous le dis encore, c’est impossible.

 

– Et moi, je te répète que je ne veux pas attendre.

 

– Il le faut cependant.

 

– Pour quelle cause ?

 

– Le mariage de la jeune fille a été reculé de huit jours.

 

– À quel propos ?

 

– À propos de la mort du marquis.

 

– Damné marquis ! grommela le chevalier, il faut que sa mort vienne contrarier tous mes projets ; mais, palsambleu ! nous verrons bien.

 

Puis s’adressant au berger :

 

– Au fait, dit-il, que diable veux-tu que me fasse la mort du marquis de Loc-Ronan dont Satan emporte l’âme ?

 

– Il ne s’agit pas de la mort du marquis, répondit Carfor, mais bien du mariage qui se trouve reculé par cette mort.

 

– Eh ! mon cher, je ne tiens en aucune façon à ce que la belle ait prononcé des serments au pied des autels. Que je l’enlève, c’est pardieu bien tout ce qu’il me faut !…

 

– Je comprends cela.

 

– Eh bien ! alors ?

 

– Ce mariage nous est cependant indispensable pour réussir.

 

– Que chantes-tu là, corbeau de mauvais augure ?

 

– La vérité. Ce mariage doit être notre plus puissant auxiliaire.

 

– Explique-toi clairement.

 

– Sachez donc que mes mesures étaient prises. Aujourdhui même, jour de la bénédiction des deux promis, la fête de la Soule devait avoir lieu.

 

– Qu’est-ce que c’est que la fête de la Soule ?

 

– Une vieille coutume du pays qu’il serait trop long de vous expliquer.

 

– Passons alors.

 

– Jahoua, le fiancé d’Yvonne, aurait été tué à cette fête.

 

– Bah ! vraiment ?

 

– Vous comprenez quel tumulte aurait occasionné sa mort.

 

– Sans doute !

 

– Dès lors, rien n’était plus facile, par ruse ou par violence, que de s’emparer d’Yvonne.

 

– Tiens ! tiens ! tiens ! s’écria le chevalier en riant ; mais c’était fort bien imaginé tout cela !…

 

– D’autant plus que j’aurais augmenté ce tumulte par des moyens qui sont à ma disposition, et peut-être réussi à faire un peu de politique en même temps.

 

– Très-ingénieux, sur ma foi !

 

– Malheureusement, vous le savez, la fête de la Soule et le mariage sont reculés. Il faut donc ajourner notre expédition.

 

– Je ne suis pas de ton avis.

 

– Cependant…

 

– Je veux enlever Yvonne aujourdhui, et, morbleu ! je l’enlèverai !

 

– Sans moi ?

 

– Avec toi, au contraire.

 

– Comment cela ?

 

– Écoute-moi attentivement.

 

Carfor fit signe qu’il était disposé à ne pas laisser échapper un mot de ce qu’allait dire le chevalier.

 

– Nous disons, continua celui-ci, qu’il te faut un tumulte quelconque dans le village de Fouesnan ?

 

– Oui, répondit le berger.

 

– Cela est indispensable ?

 

– Tout à fait.

 

– Eh bien ! mon gars, j’ai ton affaire.

 

– Je ne comprends pas.

 

– Tu sauras qu’aujourdhui même il y aura à Fouesnan, non-seulement un tumulte, mais encore un véritable orage, une émeute même, et peut-être bien un commencement de contre-révolution.

 

– Expliquez-vous, monsieur le chevalier ! s’écria Carfor avec anxiété.

 

– Comment, tu ne sais rien ?

 

– Rien !

 

– Toi ? un agent révolutionnaire ? continua le gentilhomme, ou celui qui en portait l’habit, ravi intérieurement de prouver au berger que lui, Carfor, n’était qu’un de ces agents subalternes qui ne savent jamais tout, tandis que lui, le chevalier de Tessy, connaissait à fond les intrigues politiques du département.

 

Carfor, effectivement, laissait voir une vive impatience. Le chevalier reprit :

 

– Voyons, je veux bien t’éclairer. Tu dois au moins savoir que, depuis quelques mois, une partie de la Bretagne s’agite à propos des prêtres.

 

– Pour le serment à la constitution ?

 

– C’est cela.

 

– Oui, les assermentés et les insermentés, les jureurs et les vrais prêtres, comme on les appelle dans le pays.

 

– Parfaitement.

 

– Je savais cela, monsieur ; mais je savais aussi que, jusqu’ici, la Cornouaille était restée calme, et que le département ne tourmentait pas les recteurs comme dans le pays de Léon, dans celui de Tréguier et dans celui de Vannes

 

– Oui, mon cher ; mais tu n’ignores pas non plus que l’Assemblée législative a rendu un décret par lequel il est formellement interdit aux prêtres non assermentés d’exercer dans les paroisses ? Comme tu viens de le dire, la Cornouaille, autrement dit le département de Finistère, n’avait pas encore sévi contre ses calotins. Mais l’administration a reçu des ordres précis auxquels il faut obéir sans retard.

 

– Elle va sévir contre les recteurs ? demanda vivement Carfor dont l’œil brilla d’espoir.

 

– Sans doute.

 

– En êtes-vous certain ?

 

– J’en réponds.

 

– Et quand cela ?

 

– Tout de suite, te dis-je.

 

– Bonne nouvelle !

 

– Excellente, mon cher. Es-tu curieux de connaître l’arrêt de l’administration ?

 

– Certes !…

 

– J’en ai la copie dans ma poche.

 

– Oh ! lisez vite, monsieur le chevalier !

 

Le chevalier prit un papier dans la poche de son habit, et il s’apprêta à en donner lecture.

 

– Écoute, dit-il, je passe sur les formules d’usage et j’arrive au point important :

 

– Nous, administrateurs, etc., etc. Ordonnons ce qui suit :

 

«  Que toutes les églises et chapelles, autres que les églises paroissiales, seront fermées dans les vingt-quatre heures.

 

«  Que tous les prêtres insermentés demeureront en état d’arrestation.

 

«  Que tout citoyen qui, au lieu de faire baptiser ses enfants par le prêtre constitutionnel, recourrait aux insoumis, sera déféré à l’accusateur public.

 

« Arrêté du département du Finistère, 30 juin 1791. »

 

– Or, continua le chevalier après avoir terminé sa lecture, il résulte des informations que j’ai prises, que le recteur de Fouesnan n’est nullement assermenté. Aujourdhui même, messieurs les gendarmes se présenteront au presbytère et l’arrêteront. Les gars du village tiennent plus à leur curé qu’à la peau de leur crâne. Crois-tu qu’ils le laisseront emmener ?

 

– Non certes ! répondit Carfor.

 

– En poussant adroitement les masses, et c’est là ton affaire, on arrivera facilement à une petite rébellion. Or, une rébellion, maître Carfor, quelque minime qu’elle soit, ne s’accomplit pas sans beaucoup de tumulte, et, dans un tumulte politique, on garde peu les jeunes filles. Comprends-tu ?

 

– Parfaitement.

 

– Et tu agiras ?

 

– Vous pouvez vous en rapporter à moi. À quelle heure les gendarmes doivent-ils venir au presbytère de Fouesnan ?

 

– Vers la tombée de la nuit

 

– Vous en êtes sûr ?

 

– J’en suis parfaitement certain.

 

– Alors trouvez-vous avec un bon cheval et un domestique dévoué à l’entrée du village du côté du chemin des Pierres-Noires.

 

– Bon ! à quelle heure ?

 

– À sept heures du soir.

 

– Tu m’amèneras Yvonne ?

 

– À mon tour je vous en réponds.

 

– Seras-tu obligé d’employer du monde ?

 

– Pourquoi cette question ?

 

– Parce qu’il me répugne de mettre beaucoup d’étrangers au courant de mes affaires.

 

– Tranquillisez-vous, j’agirai seul.

 

– Bravo ! maître Carfor. Tu es décidément un sorcier accompli.

 

– Voilà le jour qui se lève. Séparons-nous.

 

– À ce soir, à Fouesnan.

 

– À sept heures, mais à condition que les gendarmes agiront de leur côté.

 

– Cela va sans dire.

 

– Adieu, monsieur le chevalier.

 

– Adieu, mon gars.

 

Et le chevalier de Tessy, enchanté de la tournure que prenaient ses affaires, décrocha la bride de son cheval, se mit légèrement en selle et partit au galop. Carfor demeura seul à réfléchir.

 

– Oh ! les prêtres vont être poursuivis maintenant ! pensait-il, et un éclair joyeux se reflétait sur ses traits amaigris. On va donner la chasse aux recteurs ! Tant mieux ! Les paysans se révolteront, les coups de fusil retentiront. C’est la guerre dans le pays ! La guerre ! Oh ! il sera facile alors de frapper ses ennemis ! Quel malheur que ce marquis de Loc-Ronan soit mort si vite ! Dans quelques mois, j’aurais peut-être pu le tuer moi-même ! N’importe, les autres me restent et Jahoua sera le premier !

 

Et Carfor, poussant un éclat de rire sauvage, frappa ses mains l’une dans l’autre en murmurant d’une voix vibrante :

 

– Tous ! ils mourront tous ! et je serai riche et puissant !

 


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