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Tandis que les gendarmes procédaient à l’arrestation du recteur de Fouesnan, Yvonne, sur l’ordre de son père, avait pris en toute hâte la route de Penmarckh pour aller au-devant de son fiancé, et presser son arrivée au village. Dans cette circonstance solennelle, le vieil Yvon voulait que son futur gendre fît cause commune avec les gars du pays. Yvonne traversa donc rapidement le verger et s’élança dans les genêts pour couper au plus court. La jeune fille marchait rapidement.
Les gendarmes étaient arrivés vers la chute du jour. C’était donc à cette heure indécise, où la lumière mourante lutte faiblement avec l’obscurité, que se passaient les événements.
La jolie Bretonne, vive et légère comme l’hirondelle, rasait la terre de son pied rapide. Déjà elle atteignait le rebord de la route, lorsqu’une exclamation poussée près d’elle l’arrêta brusquement dans sa course. Avant qu’elle eût le temps de reconnaître le côté d’où partait ce bruit inattendu, deux bras vigoureux la saisirent par la taille, l’enlevèrent de terre et la renversèrent sur le sol. Yvonne voulut se débattre, et sa bouche essaya un cri. Mais un mouchoir noué rapidement sur ses lèvres étouffa sa voix, et ses mains, attachées par un nœud coulant préparé d’avance, ne purent lui venir en aide pour la résistance. Trois hommes l’entouraient. Sans prononcer un seul mot, l’un de ces hommes prit la jeune fille dans ses bras et courut vers la route. Avant de descendre le talus, il regarda attentivement autour de lui. Assuré qu’il n’y avait personne qui pût gêner ses projets, il s’élança sur la chaussée.
Un vigoureux bidet d’allure était attaché aux branches d’un chêne voisin. L’inconnu déposa Yvonne sur le cou du cheval et sauta lui-même en selle. Ses deux compagnons s’avancèrent alors. Le cavalier prit une bourse dans sa poche et la jeta à leurs pieds. Puis, soutenant Yvonne de son bras droit, et rendant de l’autre la main à sa monture, il partit au galop dans la direction de Penmarckh.
La nuit descendait rapidement. Du côté de Fouesnan, la fusillade augmentait d’intensité. À peine le cheval emportant Yvonne et son ravisseur avait-il fait deux cents pas, que ce dernier aperçut deux ombres se mouvant sur la route d’une façon bizarre.
– Que diable est cela ? murmura-t-il en ralentissant un peu le galop de sa monture.
Il essaya de percer les ténèbres en fixant son regard sur le chemin ; mais il ne distingua pas autre chose qu’une forme étrange et double roulant sur la chaussée. Un moment il parut vouloir retourner en arrière. Mais le bruit de la fusillade, arrivant plus vif et plus pressé, lui fit abandonner ce dessein.
– En avant ! murmura-t-il en piquant son cheval et en armant un pistolet qu’il tira de l’une des fontes de sa selle.
La pauvre Yvonne s’était évanouie. Le cheval avançait avec la rapidité de la foudre. Déjà les ombres n’étaient qu’à quelques pas, et l’on pouvait distinguer deux hommes luttant l’un contre l’autre avec l’énergie du désespoir. Le cavalier rassembla son cheval et s’apprêta à franchir l’obstacle. Le cheval, enlevé par une main savante, s’élança, bondit et passa. La violence du soubresaut fit revenir Yvonne à elle-même. Elle ouvrit les yeux. Ses regards s’arrêtèrent sur le visage de son ravisseur. Alors, d’un geste rapide et désespéré, elle brisa les liens qui retenaient ses mains captives ; elle écarta le mouchoir qui lui couvrait la bouche, et elle poussa un cri d’appel.
– Malédiction ! s’écria le cavalier en lui comprimant les lèvres avec la paume de sa main, et il précipita de nouveau la course de son cheval.
Cependant au cri suprême poussé par Yvonne, les deux combattants s’étaient arrêtés en frissonnant. D’un seul bond ils furent debout.
– As-tu entendu ? demanda Keinec.
En ce moment la fusillade retentit avec un redoublement d’énergie. Les deux hommes se regardèrent : ils ne pensaient plus à s’entre-tuer. Tous deux aimaient trop Yvonne pour ne pas sacrifier leur haine à leur amour. Dans l’apparition fantastique de ce cheval emportant deux corps enlacés, dans ce cri de terreur, dans cet appel gémissant poussé presque au-dessus de leurs têtes, ils avaient cru reconnaître la forme gracieuse et la voix altérée d’Yvonne. Puis, voici que la fusillade qui retentissait du côté de Fouesnan venait donner un autre cours à leurs pensées.
– On se bat au village ! murmurèrent-ils ensemble.
Et, de nouveau, ils demeurèrent indécis. Mais ces indécisions successives durèrent à peine une seconde. Keinec prit sur-le-champ un parti.
– Jahoua, dit-il, tu es brave ; jure-moi de te trouver demain, au point du jour, à cette même place.
– Je te le jure !
– Maintenant, un cri vient de retentir et une ombre a passé sur nos têtes. J’ai cru reconnaître Yvonne.
– Moi aussi.
– Si cela est, elle est en péril…
– Oui.
– Sauvons-la d’abord ; nous nous battrons ensuite.
– Tu as raison, Keinec ; courons !
– Attends ! On se bat à Fouesnan.
– Je le crois.
– Peut-être avons-nous été le jouet d’une illusion tout à l’heure.
– C’est possible.
– Cours donc à Fouesnan, toi, Jahoua.
– Et toi ?
– Je me mets à la poursuite de ce cheval maudit !
– Non ! non ! je ne te quitte pas. Si on violente Yvonne, je veux la sauver…
– Cependant si nous nous sommes trompés ?
– Non ; c’était Yvonne, te dis-je ! j’en suis sûr !
– Je le crois aussi ; il me semble l’avoir reconnue mais encore une fois, cependant, nous pouvons nous être trompés, et dans ce cas nous la laisserions donc à Fouesnan exposée au tumulte et au danger du combat qui s’y livre !
– Eh bien ! dit Jahoua, va à Fouesnan, toi !
– Non ! non !… Je poursuivrai ce cavalier.
Les deux jeunes gens se regardèrent encore avec des yeux brillants de courroux : leur volonté, qui se contredisait, allait peut-être ranimer la lutte. Jahoua se baissa et ramassa une poignée de petites pierres.
– Que le sort décide ! s’écria-t-il. Pair ou non ?
La main du fermier renfermait six petits cailloux. Le jeune marin poussa un cri de joie.
– Va donc à Fouesnan, dit-il ; moi je vais couper le pays et gagner la mer. C’est là que le chemin aboutit.
Jahoua rejeta les pierres avec rage ; puis, sans mot dire, il saisit son pen-bas. Keinec reprit sa carabine, et tous deux, dans une direction opposée, s’élancèrent rapidement.
*
* *
Lorsque les gendarmes eurent, sur l’ordre de leur officier, placé les prisonniers au milieu d’eux, ils se préparèrent à forcer l’une des issues de la place. En conséquence, ils s’avancèrent le sabre en main, et au petit pas de leurs chevaux, jusqu’à la barrière vivante qui s’opposait à leur passage. Là, l’officier commanda : Halte !
Suivant les instructions qu’il avait reçues, il devait éviter, autant que possible, l’effusion du sang. Mais, avant tout, il avait mission d’arrêter les prêtres insermentés et de les ramener, coûte que coûte, dans les prisons de Quimper. Il improvisa donc une petite harangue arrangée pour la circonstance, et dans laquelle il s’efforçait de démontrer aux habitants de Fouesnan que, si la nation leur enlevait leur recteur, c’était pour le bien général. En 1791, on n’avait pas encore pris l’habitude de mettre : – la patrie en danger. – Les Bas-Bretons écoutèrent paisiblement cette harangue, pour deux motifs : Le premier, et c’est là un trait distinctif du caractère des fils de l’Armorique, c’est que, bonnes ou mauvaises, le paysan breton écoute toujours les raisons données par son interlocuteur ; seulement, il prend pour les écouter un air de stupidité sauvage qui indique sa résolution de ne pas vouloir comprendre. Inutile de dire que ces raisons données ne changent exactement rien à sa résolution arrêtée. En second lieu, et peut-être eussions-nous dû commencer par là, le discours du lieutenant étant en français et les habitants de Fouesnan ne parlant guère que le dialecte breton, il était difficile, malgré tout le talent de l’orateur, qu’il parvînt à persuader son auditoire. Aussi les paysans, la harangue terminée, ne firent-ils pas mine de bouger de place et de livrer passage. Tout au contraire, les cris s’élevèrent plus violents encore.
– Notre recteur ! notre recteur ! hurla la foule.
Le lieutenant commença alors les sommations. Les paysans ne reculèrent pas.
– Chargez ! commanda le gendarme exaspéré par cette froide résistance.
Les cavaliers s’élancèrent. Un long cri retentit dans la foule. Trois paysans venaient de tomber sous les sabres des gendarmes. Alors le combat commença. Les Bas-Bretons, exaspérés, attaquèrent à leur tour. Une mêlée épouvantable eut lieu sur la place. Quelques chevaux, atteints par le fer des faulx, roulèrent en entraînant leurs cavaliers. Les gendarmes se replièrent et firent feu de leurs carabines. Les paysans ripostèrent. Mal armés, mal dirigés ils ne maintenaient l’égalité de la lutte que par leur nombre ; mais il était évident qu’à la fin les soldats devaient l’emporter.
Pendant près d’une heure chacun fit bravement son devoir. De chaque côté les morts et les blessés tombaient à tous moments. Au premier rang des combattants on distinguait le vieil Yvon. Ce fut à ce moment que Jahoua arriva. Le brave fermier se joignit à ses amis, et leur apporta le puissant concours de son bras robuste.
Cependant les soldats gagnaient du terrain. Ils étaient parvenus à s’emparer du recteur, et, se rangeant en colonne serrée, ils se préparaient à faire une trouée pour quitter le village. Les paysans reculaient quand une troupe d’hommes, arrivant au pas de course par la route du château, vint tout à coup changer la face du combat.
Cette troupe, composée d’une trentaine de gars armés de carabines, de piques et de haches, s’élança au secours des paysans. C’étaient les marins du Jean-Louis, commandés par Marcof. Le patron du lougre était magnifique à voir. Brandissant d’une main une courte hache, tenant de l’autre un pistolet, il bondissait comme un jaguar. Ses yeux lançaient des éclairs, ses narines dilatées respiraient avec joie l’odeur du sang et l’odeur de la poudre. En arrivant en face des gendarmes, il poussa un rugissement de joie farouche.
– Arrière, vous autres, cria-t-il aux paysans en les écartant de la main. Et se retournant vers sa troupe : À moi, les gars ! En avant et feu partout ! Tue ! tue !
– Mort aux bandits ! hurla l’officier de gendarmerie. Vive la nation !
– Vive le roi ! À bas la constitution ! répondit Marcof en fendant la tête du sous-lieutenant qui roula en bas de son cheval.
Alors, entre ces hommes également aguerris aux combats, ce fut une boucherie épouvantable. Au milieu de la mêlée la plus sanglante, et au moment où Marcof, pressé, entouré par cinq gendarmes, se défendait comme un lion, mais ne parvenait pas toujours à parer les coups qui lui étaient portés, un nouvel arrivant s’élança vers lui, et abattit d’un coup de carabine d’abord, et d’un coup de crosse ensuite, deux de ceux qui menaçaient le plus l’intrépide marin.
– Keinec ! s’écria Marcof en se détournant. Merci, mon gars.
Le combat continua. Bientôt les gendarmes se comptèrent de l’œil. Ils n’étaient plus que sept ou huit privés d’officier. Ils firent signe qu’ils se rendaient. Marcof arrêta le feu et s’avança vers eux.
– Vous avez fait bravement votre devoir, leur dit-il ; vous êtes de bons soldats ; partez vite ; regagnez Quimper ; car je ne répondrais pas de vous ici.
Les soldats remirent le sabre au fourreau, et s’élancèrent poursuivis par les rires et les huées. Alors les paysans entourèrent leur vieux recteur, et, l’enlevant dans leurs bras, le portèrent en triomphe jusque sur le seuil de l’église. Le vieillard épouvanté de ce qui venait d’avoir lieu, versait des larmes de douleur. Enfin, il étendit les mains vers la foule, et, désignant les blessés et les morts :
– Songez à eux avant tout ! dit-il. Transportez au presbytère ceux qui n’ont pas d’asile.
Une heure après, le village, naguère si calme, offrait encore tous les aspects de l’agitation la plus vive. Marcof, dans la crainte d’un retour de nouveaux soldats, avait placé des vedettes sur les hauteurs. Les hommes étaient réunis dans la maison d’Yvon. Le vieux pêcheur, au milieu de la chaleur du combat, et pendant les premiers instants consacrés aux blessés et aux morts, n’avait pu constater l’absence de sa fille. En rentrant chez lui il aperçut Jahoua qui, tout ensanglanté par sa double lutte de la soirée, accourait vers lui.
– Où est Yvonne ? demanda vivement le fermier.
– Yvonne ! répéta le vieillard.
– Oui.
– Comment le saurai-je ?
– Elle est allée au-devant de toi.
– Quand donc ?
– Au commencement du combat.
– Alors elle était sur le chemin des Pierres-Noires ?
– Oui.
– Et elle n’est pas revenue ?
– Non ! répondit Yvon frappé de terreur par le bouleversement subit des traits du jeune homme.
– Elle n’est pas revenue ! répéta ce dernier.
– Mais tu ne l’as donc pas ramenée avec toi ?
– Je ne l’ai même pas rencontrée !…
– Mon Dieu ! qu’est-elle donc devenue depuis deux heures ?
Les paysans qui entraient successivement dans la maison d’Yvon avaient entendu ce dialogue.
– Mais, fit observer l’un d’eux, peut-être qu’Yvonne aura eu peur et qu’elle se sera cachée.
– C’est possible, répondit le vieillard. Tiens, Jahoua, cherchons dans la maison, et vous autres, mes gars, cherchez dans le village.
– Ah ! murmura Jahoua, c’était bien elle que j’avais vue, et Keinec aussi l’avait bien reconnue !