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Le vieux Jocelyn s’empressa de placer sur la petite table un frugal repas, bien différent de celui auquel avaient pris part les habitants de l’aile opposée du couvent. Le marquis offrit la main à la religieuse, et tous deux s’assirent en face l’un de l’autre. Jocelyn demeura debout, appuyé contre le chambranle de la porte, et, aux éclairs de joie que lançaient ses yeux, il était facile de deviner tout le bonheur qu’éprouvait le fidèle et dévoué serviteur. Le marquis se pencha vers la religieuse et lui fit une question à voix basse.
– Mais sans doute, Philippe, répondit-elle vivement ; vous savez bien que vous n’avez pas besoin de ma permission pour agir ainsi…
– Jocelyn, dit-il, depuis trois jours tu as partagé ma table.
– Vous me l’avez ordonné, monseigneur.
– Et madame permet que je te l’ordonne encore, mon vieux Jocelyn. Viens donc prendre place à nos côtés…
– Mon bon maître, n’exigez pas cela !…
– Comment, tu refuses de m’obéir ?
– Monseigneur, songez donc qui je suis !…
– Jocelyn, dit vivement la jeune femme, c’est parce que M. le marquis se rappelle qui vous êtes, que nous vous prions tous deux de vous asseoir auprès de nous ; venez, mon ami, venez, et songez vous-même que vous faites partie de la famille… Vous n’êtes plus un serviteur, vous êtes un ami…
Et la religieuse, avec un geste d’une adorable bonté, tendit la main au vieillard. Jocelyn, les yeux pleins de larmes, s’agenouilla pour baiser cette main blanche et fine. Puis, comme un enfant qui n’ose résister aux volontés d’un maître qu’il craint et qu’il aime tout à la fois, il prit place timidement en face du marquis et de sa gracieuse compagne.
– Mon Dieu, Julie ! dit Philippe avec émotion, que vous êtes bonne et charmante !
– Je m’inspire de Dieu qui nous voit et de vous que j’aimerai toujours, mon Philippe ! répondit la religieuse.
– Oh ! que je suis heureux ainsi ! Je vous jure que depuis dix ans, voici le premier moment de bonheur que je goûte, et c’est à vous que je le dois…
– Il ne manque donc rien à ce bonheur dont vous parlez ?
– Hélas ! mon amie, le cœur de l’homme est ainsi fait qu’il désire toujours ! Je serais véritablement heureux, je vous l’affirme, si devant moi je voyais encore un ami…
– Qui donc ?
– Marcof.
– Marcof ?… En effet, Philippe, jadis déjà, lorsque nous habitions Rennes, ce nom vous échappait parfois… c’est donc celui d’un homme que vous aimez bien tendrement ?
– C’est celui d’un homme, chère Julie, envers lequel la destinée s’est montrée aussi cruelle qu’envers vous…
– Mais quel est-il, cet homme ?
– C’est mon frère !
– Votre frère, Philippe ! s’écria la religieuse.
– Votre frère, monseigneur ! répéta Jocelyn.
– Oui, mon frère, mes amis, et pardonnez-moi de vous avoir jusqu’ici caché ce secret qui n’était pas entièrement le mien ! Aujourd’hui, si je vous le révèle, c’est que les circonstances sont changées ; c’est que, passant pour mort vis-à-vis du reste du monde, je crois utile de ne pas laisser ensevelir à tout jamais ce mystère… Marcof, lui, ce noble cœur, ne voudra point déchirer le voile qui le couvre, et cependant il doit y avoir après moi des êtres qui soient à même de dire la vérité… la vérité tout entière !…
Un silence suivit ces paroles du marquis.
La religieuse attachait sur le marquis des regards investigateurs, n’osant pas exprimer à haute voix la curiosité qu’elle ressentait. Quant à Jocelyn, qui avait été témoin des relations fréquentes de son maître avec Marcof, il n’avait cependant jamais supposé qu’un lien de parenté aussi sérieux alliât le noble seigneur à l’humble corsaire. Le marquis reprit :
– Ce secret, je vais vous le confier tout entier. Jocelyn, parmi les papiers que nous avons emportés du château, il est un manuscrit relié en velours noir ?
– Oui, monseigneur.
– Va le chercher, mon ami, et apporte-le promptement…
Jocelyn sortit aussitôt pour exécuter les ordres de son maître.
*
* *
Avant d’aller plus loin, je crois utile d’expliquer brièvement comme il se fait que nous retrouvions dans les cellules souterraines du couvent de Plogastel, le marquis de Loc-Ronan, aux funérailles duquel nous avons assisté.
On se souvient sans doute de la conversation qui avait eu lieu entre le marquis et les deux frères de sa première femme. On se rappelle les menaces de Diégo et de Raphaël, et la proposition qu’ils avaient osé faire au gentilhomme breton. Celui-ci se sentant pris dans les griffes de ces deux vautours, plus altérés de son or que de son sang, avait résolu de tenter un effort suprême pour s’arracher à ces mains qui l’étreignaient sans pitié.
Le marquis de Loc-Ronan avait rapporté jadis, d’un voyage qu’il avait fait en Italie, un narcotique tout-puissant, dû aux secrets travaux d’un chimiste habile, narcotique qui parvenait à simuler entièrement l’action destructive de la mort. Ne voyant pas d’autre moyen de reconquérir sa liberté individuelle, il avait résolu depuis longtemps d’avoir recours à ce breuvage, à l’effet duquel il ajoutait une foi entière.
Le marquis était honnête homme, et homme d’honneur par excellence. À l’époque de son mariage avec mademoiselle de Fougueray, il n’avait pas tardé à s’apercevoir de l’indigne conduite de celle à laquelle il avait eu la faiblesse de confier l’honneur de son nom. Aussi, lorsqu’il anéantit son acte de mariage, sa conscience ne lui reprocha-t-elle rien. Pour lui, c’était faire justice ; peut-être se trompait-il, mais à coup sûr, il était de bonne foi.
Marié une seconde fois et adorant sa femme, il avait vu son bonheur se briser, grâce à l’adresse infernale du comte de Fougueray et du chevalier de Tessy. À partir de ce moment, son existence était devenue celle des damnés. Mademoiselle de Château-Giron s’était réfugiée dans un cloître, et lui était demeuré en butte aux extorsions continuelles de ses beaux-frères. Donc le marquis avait résolu d’en finir, coûte que coûte, avec cette domination intolérable. Ne confiant son dessein qu’à son fidèle serviteur, et ne pouvant prévenir Marcof qui, on le sait, avait pris la mer à la suite de sa conférence avec son frère, le marquis avait mis sans retard ses projets à exécution. Nous en connaissons les résultats.
Dès que le corps avait été enfermé dans le suaire, Jocelyn, faisant valoir deux ordres écrits de son maître, avait exigé qu’après la cérémonie funèbre lui seul procédât à la fermeture du cercueil. Tout le monde s’était donc éloigné de la chapelle. Jocelyn alors avait enlevé le soi-disant cadavre et l’avait déposé dans une chambre secrète réservée derrière le maître-autel. Puis il avait enveloppé dans le linceul un énorme lingot de cuivre préparé d’avance. Cela fait, et la bière refermée, on avait procédé à la descente du cercueil dans les caveaux du château.
La nuit venue, le marquis était sorti de son sommeil léthargique, et s’appuyant sur Jocelyn, avait quitté mystérieusement sa demeure à l’heure à laquelle Marcof arrivait à Penmarckh. Le gentilhomme et son serviteur se dirigèrent à pied vers le couvent de Plogastel, dans lequel le marquis savait que s’était nouvellement retirée sa femme. Seulement il ignorait l’expulsion récente des nonnes. Aussi, lorsqu’à l’aube du jour il pénétra dans le cloître, grande fut sa stupéfaction en trouvant l’abbaye déserte.
Le marquis parcourut ce vaste bâtiment solitaire. Désespéré, il prit la résolution de se cacher jusqu’à la nuit dans les souterrains. Alors il se mettrait en quête de la cause de cette solitude désolée. Jocelyn connaissait les habitations mystérieuses pour y avoir autrefois pénétré. Son père avait été jardinier du couvent de Plogastel, et l’enfant avait joué bien souvent dans ces cellules obscures que se réservaient les religieuses les plus austères. Ils descendirent donc tous les deux, et cherchèrent à s’orienter au milieu de ce dédale de voûtes et de corridors sombres. Bref, Jocelyn, guidé par ses souvenirs, parvint à introduire son maître dans ces réduits inconnus de tous.
Au moment où ils y pénétraient, ils furent frappés par la clarté d’une petite lampe dont les rayons filtraient sous la porte mal jointe d’une cellule. Convaincus que quelque gardien du couvent s’était retiré dans les souterrains, ils avancèrent sans hésiter, espérant obtenir des renseignements sur ce qu’étaient devenues les nonnes. Mais à peine eurent-ils franchi le seuil de la cellule, qu’un double cri de joie s’échappa de leur poitrine. Dans la religieuse demeurée fidèle à son cloître, le marquis et Jocelyn venaient de reconnaître mademoiselle Julie de Château-Giron, marquise de Loc-Ronan.
Cette rencontre avait eu lieu la veille du jour où nous avons nous-même introduit le lecteur près de la belle religieuse. Le marquis passa les heures de cette première journée à raconter à sa femme et les événements survenus et la résolution qu’il avait prise.
Julie avait conservé pour son mari le plus tendre attachement. Si elle avait pris le voile lors de la découverte du fatal secret, cela avait été dans l’espoir d’assurer la tranquillité à venir du marquis. La courageuse femme, faisant abnégation de sa jeunesse et de sa beauté, s’était dévouée, s’offrant en holocauste pour apaiser la colère de Dieu.
Elle avait même obtenu la permission de changer de cloître et de quitter celui de Rennes pour celui de Plogastel, dans le seul but de se rapprocher de l’endroit où vivait le marquis de Loc-Ronan, et dans l’espoir d’entendre quelquefois prononcer ce nom si connu dans la province.
La religieuse accueillit donc son mari, non comme un époux dont elle était séparée depuis longtemps, mais comme un frère et comme un ami pour lequel elle eût volontiers donné sa vie entière. Elle approuva aveuglément ce qu’avait fait le marquis. Puis elle lui raconta que, lors de l’expulsion de la communauté, elle se trouvait seule dans les cellules souterraines. La crainte l’avait empêchée de se montrer en présence des soldats, et, les gendarmes une fois partis, ne sachant que faire, elle avait résolu de conserver l’asile que la Providence lui avait ménagé ; seule, une vieille fermière des environs était dans le secret de sa présence et lui apportait chaque jour ses provisions qu’elle déposait à l’entrée des souterrains. Dès lors il fut convenu que le marquis et Jocelyn habiteraient une cellule voisine et qu’ils ne sortiraient que la nuit, revêtus tous deux du costume des paysans bretons, costume que la religieuse se chargeait de se procurer avec l’aide de la fermière. C’est donc à la seconde visite seulement du marquis auprès de sa femme, que nous assistons en ce moment. Les deux époux, calmes et heureux, ignoraient qu’à quelques pas de leur retraite et dans le même corps de bâtiment, demeuraient ceux qui leur avait fait tant de mal et avaient brisé à jamais leurs deux existences.
*
* *
Après quelques minutes, Jocelyn revint apportant un in-folio relié en velours noir, rehaussé de garnitures en argent massif, et fermé à l’aide d’une double serrure dont la clef ne quittait jamais le gentilhomme. Le marquis ouvrit le manuscrit, l’appuya sur la table, et s’adressant à sa femme :
– Julie, lui dit-il, lorsque vous aurez pris connaissance de ce que contient ce volume, vous connaîtrez dans leur entier tous les secrets de ma famille. Écoutez-moi donc attentivement. Toi aussi, mon fidèle serviteur, continua-t-il en se retournant vers Jocelyn. Toi aussi, n’oublie jamais ce que tu vas entendre ; et, si Dieu me rappelle à lui avant que j’aie accompli ce que je dois faire, jurez-moi que vous réunirez tous deux vos efforts pour exécuter mes volontés suprêmes ! Jurez-moi, Julie, que vous considérerez toujours, et quoi qu’il arrive, Marcof le Malouin comme votre frère ! Jure-moi, Jocelyn, qu’en toutes circonstances tu lui obéiras comme à ton maître.
– Je le jure, monseigneur ! s’écria Jocelyn.
– J’en fais serment sur ce Christ ! dit la religieuse en étendant la main sur le crucifix cloué à la muraille.
– Bien, Julie ! Merci, Jocelyn !
Et le marquis, après une légère pose, reprit avant de commencer sa lecture :
– L’époque à laquelle nous allons remonter est à peu près celle de ma naissance. Vous n’étiez pas au monde, chère Julie ; vous n’étiez pas encore entrée dans cette vie qui devrait être si belle et si heureuse, et que j’ai rendue, moi, si tristement misérable…
– M’avez-vous donc entendue jamais me plaindre, pour que vous me parliez ainsi, Philippe ? répondit vivement la religieuse en saisissant la main du marquis.
– Vous plaindre, vous, Julie ! Est-ce que les anges du Seigneur savent autre chose qu’aimer et que pardonner ?
– Ne me comparez pas aux anges, mon ami, répondit Julie avec un accent empreint d’une douce mélancolie. Leurs prières sont entendues de Dieu, et, hélas ! les miennes demeurent stériles ; car, depuis dix années, j’implore la miséricorde divine pour que votre âme soit calme et heureuse ; et vous le savez, Philippe, vous venez de l’avouer vous-même, vous n’avez fait que souffrir longuement, cruellement, sans relâche !…
Le marquis baissa la tête et sembla se plonger dans de sombres réflexions. Enfin il se redressa, et prenant la main de Julie :
– Qu’importe ce que j’ai souffert, dit-il, si maintenant je dois être heureux par vous et près de vous…
– Un bonheur fugitif, mon ami. L’habit que je porte ne vous indique-t-il pas que j’appartiens à Dieu seul ?
– Ne pouvez-vous être relevée de vos vœux ?
– Et que deviendrions-nous, Philippe ?
– Nous fuirions loin, bien loin d’ici… Nous cacherions, dans une patrie nouvelle et ignorée, notre amour et notre bonheur !…
– Vous ne pouvez en ce moment abandonner la cause royale !
– Cela est vrai.
– Puis, lors même que nous parviendrions à fuir, en quel endroit de la terre trouverions-nous la tranquillité ?
– Hélas !… Julie, ces misérables nous poursuivraient sans trêve et sans pitié s’ils découvraient que je suis encore vivant ! C’est là ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ?
– Oh ! murmura le marquis dont l’indignation douloureuse s’accroissait à chaque parole, oh ! les infâmes. Ne pourrai-je donc jamais les écraser sous mes pieds comme de venimeux reptiles !…
– Taisez-vous, Philippe ! s’écria la jeune femme. N’oubliez pas que notre religion interdit toute vengeance !
Le marquis ne répondit pas ; mais il lança un regard étincelant à Jocelyn, et tous deux sourirent, mais d’un sourire étrange.
– Oubliez ces rêves, Philippe ; oubliez cet avenir impossible ! continua Julie. Pour rompre mes vœux, il faudrait un bref de Sa Sainteté ; et croyez-vous qu’un tel acte puisse s’accomplir dans le mystère ? On s’informerait de la cause qui me fait agir, et on ne tarderait pas à découvrir la vérité.
– Peut-être ! répondit lentement le marquis. Lorsque vous connaîtrez davantage l’homme dont je vais lire l’histoire, histoire tracée de sa propre main, vous changerez sans doute d’opinion, et vous penserez avec moi que celui qui fut capable de faire ce qu’il a fait, peut nous sauver tous deux, et assurer notre bonheur à venir…
– Lisez donc, mon ami. J’écoute.
Alors le marquis se pencha vers le manuscrit, et commença à voix haute sa lecture.