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Vers la fin de 1773, un des riches armateurs de la Bretagne qui avait perdu successivement sept navires, tous pris et coulés par les navires musulmans qui sillonnaient la Méditerranée depuis des siècles, eut le désir bien légitime de venger ces désastres. De plus, le digne négociant pensa avec raison que voler des voleurs étant une œuvre pie, pirater des pirates serait une action bien plus méritoire encore, puisqu’elle aurait le double avantage de leur prendre ce qu’ils avaient pris, et de les punir ensuite. En conséquence, il fit construire, à Lorient, un charmant brick savamment gréé, élancé de carène, propre à donner la chasse, et qui portait dans son entre-pont vingt jolis canons de douze. Le brick, une fois lancé et prêt à prendre la mer, fut baptisé sous le nom de la Félicité, et on obtint du ministre des lettres de marque pour le capitaine qui le commanderait. C’était ce capitaine qu’il s’agissait de trouver.
Il faut dire qu’à cette époque vivait à Brest un officier de marine nommé Charles Cornic. Charles Cornic était né à Morlaix, et était un émule des Jean-Bart et des Duguay-Trouin. Malheureusement pour lui, Cornic était aussi ce que l’on nommait alors un « officier bleu. »
Pour comprendre la valeur négative de ce titre, il faut savoir qu’à l’époque dont nous parlons, le corps des officiers de marine se divisait en deux catégories bien tranchées. Les officiers nobles d’une part, et les officiers sans naissance de l’autre. Ces derniers étaient en butte continuellement aux vexations des premiers qui, non-seulement refusaient souvent de leur obéir, mais encore ne voulaient pas toujours les prendre sous leurs ordres. Et cependant, pour de simple matelot devenir officier, il fallait avoir fait preuve d’un courage et d’une habileté bien rares. Mais le préjugé était là, comme une barrière infranchissable, et les parvenus, les intrus, comme on les nommait aussi, se voyaient toujours l’objet des risées des élégants gentilshommes.
Cornic, surtout, était presque un objet d’horreur parmi les officiers nobles. Brave, fier, hautain, il répondait par le mépris aux provocations, et, lorsqu’on le contraignait à mettre l’épée à la main, il revenait à son bord en laissant un cadavre derrière lui. Deux fois le ministre avait voulu lui donner un commandement, et deux fois il s’était vu contraint par le corps des gentilshommes de le lui retirer. Fatigué de prodiguer son sang et son intelligence, blessé dans son orgueil et déçu dans ses légitimes espérances, Cornic, alors, avait abandonné la marine royale et avait accepté le commandement d’un petit corsaire. Il courut les mers des Indes faire la chasse à tout ce qui portait un pavillon ennemi.
Un jour, après un combat sanglant, il s’empara d’une frégate anglaise de guerre, à bord de laquelle il y avait six officiers de la marine française prisonniers. Tous les six étaient nobles. Tous les six étaient connus de Cornic, qu’ils avaient toujours repoussé. Grand fut leur désappointement de devoir la liberté à un officier bleu. Cornic, pour toute vengeance, leur demanda avec ironie un très-humble pardon de les avoir délivrés, ajoutant que c’était trop d’honneur pour lui, pauvre officier de fortune, d’avoir châtié des Anglais qui avaient eu l’audace de faire prisonniers des gentilshommes français, marins comme lui. Puis il les ramena à Brest sans leur avoir adressé la parole pendant tout le temps que dura la traversée.
Une fois à terre, l’aventure se répandit à la grande gloire du corsaire et à la profonde humiliation des officiers nobles. Aussi jurèrent-ils d’en tirer une vengeance éclatante. Quelques jours après, Cornic reçut, dans la même matinée, huit provocations différentes. Il fixa le même jour et la même heure, à ses huit adversaires. Puis, une fois sur le terrain, il mit l’épée à la main, et les blessa successivement tous les huit. Ce duel eut un retentissement énorme. Les familles des blessés portèrent plainte, et, quoique l’officier bleu eût combattu loyalement, il se vit contraint de s’éloigner de Brest.
Ce fut sur ces entrefaites que l’armateur de la Félicité s’adressa à lui et lui proposa le commandement du nouveau corsaire. Cornic accepta. Seulement, il mit pour condition qu’il prendrait un second à sa guise ; et comme il était lié avec Marcof, il lui demanda s’il voulait embarquer à bord du corsaire. Marcof remercia chaleureusement Cornic, et signa l’engagement avec une ardeur impatiente. Tous deux, alors, composèrent un équipage de cent cinquante hommes, tous dignes de combattre sous de tels chefs. Puis la Félicité prit la mer.
Le nouveau corsaire avait pour mission de louvoyer sur les côtes d’Afrique, mais de ne donner la chasse aux pirates qu’autant que ces derniers, par leur ventre arrondi et leurs lourdes allures, indiqueraient qu’ils avaient dans leurs flancs la cargaison de quelque riche navire de commerce. Les débuts de la Félicité furent brillants. En quittant le détroit de Gibraltar et en entrant dans la Méditerranée, le brick, déguisé en bâtiment marchand, se laissa donner la chasse par un pirate algérien. Puis, lorsque les deux navires furent presque bord à bord, la toile peinte, qui masquait les sabords de la Félicité, tomba subitement à la mer et une grêle de boulets balaya le pont du pirate stupéfait. Moins d’une heure après, la cargaison du navire algérien passait dans la cale du corsaire ; les pirates étaient pendus au bout des vergues, et le vautour, devenu victime de l’épervier, coulait bas aux yeux des marins français qui dansaient joyeusement en poussant des cris de triomphe.
Six mois plus tard, la Félicité rentrait à Brest, et Cornic remettait entre les mains de son armateur, pour près de cinq millions de diamants et de marchandises de toute espèce. On procéda alors à la répartition de ces richesses. Marcof emporta deux cent mille livres. Le soir même, il montait dans une chaise de poste, et, précédé d’un courrier, il prenait avec fracas la route de Paris. Il avait compris que Brest était une trop petite ville pour pouvoir y dépenser rapidement son or. Il voulait connaître toutes les merveilles de la capitale et se procurer toutes les jouissances que rêvait son ardente imagination. Pendant quatre mois, il gaspilla follement cet or gagné au prix de sa vie ; pendant quatre mois il mena cette existence curieuse du marin grand seigneur, qui n’admet aucun obstacle pour son plaisir, satisfait toutes ses fantaisies, et brise ce qui s’oppose à ses volontés et à ses caprices.
Ce temps écoulé, Marcof s’aperçut un beau matin que son portefeuille était vide et sa bourse à peu près à sec. Il reprit philosophiquement la route de Brest, et il arriva au moment où Cornic réengageait un nouvel équipage et s’apprêtait à reprendre la mer. Marcof le suivit de nouveau.
Comme la première fois, la Félicité mit le cap sur la Méditerranée, et, comme la première fois encore, elle ouvrit la campagne sous les plus heureux auspices. Le corsaire avait déjà fait amener pavillon à deux pirates de l’archipel grec et se disposait à continuer ses courses sur le littoral de l’Afrique, lorsqu’à la hauteur de Malte il fut assailli par une tempête qui le rejeta entre les côtes d’Italie et celles de Sardaigne.
Pendant les trois premiers jours, la Félicité tint bravement contre le vent et les vagues ; mais, vers le commencement du quatrième, elle se démâta de son misaine et une voie d’eau se déclara dans sa cale. La tempête ne ralentissait pas de fureur. Cornic essaya de gagner la côte. Ce fut en vain. Les pompes ne suffisaient plus à alléger le navire de l’eau qui montait de minute en minute. Il fallut abandonner le brick.
Les deux canots qui n’avaient pas été brisés ou entraînés par les lames, furent mis à la mer. L’équipage se sépara en deux parties. La première, commandée par Cornic, monta dans l’une des embarcations ; la seconde, ayant pour chef Marcof, se jeta dans l’autre.
Durant quelques heures, les deux canots firent route de conserve ; mais la tempête les sépara bientôt. Celui de Cornic put atteindre Naples et s’y réfugier. Celui de Marcof fut moins heureux. Entraîné vers la haute mer, il doubla la Sicile.
Pendant trois jours la frêle barque fut ballottée au gré des flots. N’ayant pas eu le temps d’emporter des vivres, les pauvres naufragés mouraient de fatigue et de faim. Déjà on parlait de tirer au sort et de sacrifier une victime pour essayer de sauver ceux qui survivraient, lorsque, la nuit suivante, le canot fut jeté sur les côtes de la Calabre méridionale, et se brisa sur les rochers. À l’exception de Marcof, tous les marins périrent. Seul il parvint à gagner la plage. Une fois en sûreté sur la terre ferme, les forces l’abandonnèrent et il tomba évanoui.
Combien de temps dura cet évanouissement ? Marcof l’ignora toujours. Lorsqu’il reprit ses sens, il se trouvait au milieu d’une vaste salle meublée, on plutôt démeublée, comme le sont d’ordinaire les hôtelleries italiennes. Il faisait grand jour. Les rayons de l’ardent soleil des Calabres, perçant les couches épaisses de poussière qui encrassaient les vitres des croisées, se ruaient dans la pièce en l’inondant d’un flot de lumière dorée.
Autour de Marcof se tenaient, dans des attitudes différentes, une quinzaine d’hommes à figure sinistre, à costume indescriptible, tenant le milieu entre celui du montagnard et celui du soldat. Les uns, appuyés sur de longues carabines, les autres, chantant ou causant, tous buvant à plein verre le vin blanc capiteux des coteaux de la Sicile, ce Marsalla dont on a à peine l’idée dans les autres contrées de l’Europe, car il perd tout son arôme en subissant un transport lointain. Marcof, en ouvrant les yeux, fit un léger mouvement.
– Eh bien ! Piétro ? demanda l’un de ceux qui étaient debout, en s’adressant à un jeune homme assis près du marin.
– Eh bien ! capitaine, je crois que le noyé n’est pas mort.
– Sainte madone ! il peut se vanter alors d’avoir la vie dure, et il devra bien des cierges à son patron.
Marcof, en effet, se dressait sur son séant. La conversation qui précède avait eu lieu en patois napolitain. Marcof, en sa qualité de navigateur, avait une légère teinture de toutes les langues qui se parlent sur les côtes, et depuis, surtout, les courses de la Félicité dans la Méditerranée, il avait appris assez d’italien pour comprendre les paroles qui se prononçaient, et, au besoin même, pour converser avec les hommes auprès desquels il se trouvait. Celui qu’on avait qualifié de capitaine s’avança gravement vers le naufragé.
– Comment te trouves-tu ? lui demanda-t-il.
– Je n’en sais trop rien, répondit naïvement Marcof, qui, le corps brisé et la tête vide, était effectivement incapable de constater l’état de santé dans lequel il était.
– D’où viens-tu ?
– De la mer.
– Par saint Janvier ! je le sais bien, puisque nous t’avons trouvé évanoui sur la plage. Ce n’est pas cela que je te demande. Tu es Français ?
– Oui.
– Et marin ?
– Oui.
– Ton navire a donc fait naufrage ?
– Oui ! répondit une troisième fois Marcof, incapable de prononcer un mot plus long.
– Tu es laconique ! fit observer son interlocuteur d’un air mécontent.
Marcof fit un effort et rassembla ses forces.
– Il y a trois jours que je n’ai mangé, balbutia-t-il ; par grâce, donnez-moi à boire, je meurs de faim, de soif et de fatigue !
Le jeune homme qui le veillait parut ému.
– Tenez ! fit-il vivement en lui offrant une gourde ; buvez d’abord, je vais vous donner à manger.
Marcof prit la gourde et la porta avidement à ses lèvres.
– Nous retournons à la montagne, lui dit-il. Tu vas rester près de cet homme ; demain nous reviendrons, et, s’il le veut, nous l’enrôlerons parmi nous. Il paraît vigoureux, ce sera une bonne recrue.
Quelques instants après, on servait à Marcof un mauvais dîner, et on lui donnait ensuite un lit plus mauvais encore. Mais, dans la position où se trouvait le marin, on n’a pas le droit d’être bien difficile. Il mangea avec avidité et dormit quinze heures consécutives. À son réveil, il se sentit frais et dispos. Piétro était près de lui ; il entama la conversation. Le jeune Calabrais était bavard comme la plupart de ses compatriotes ; il parla longtemps, et Marcof apprit qu’il avait été recueilli par une de ces bandes si redoutées de bandits des Abruzzes. N’ayant rien sur lui qui pût tenter la cupidité de ces hommes, il reçut cette confidence avec le plus grand calme.
Dans la journée, les bandits de la veille revinrent dans l’hôtellerie. Le chef, qui se nommait Cavaccioli, proposa, sans préambule, à Marcof de s’enrégimenter sous ses ordres, lui vantant la grâce et les séductions de l’état. Marcof hésitait.
Ce mot de bandit sonnait désagréablement à ses oreilles. Mais, d’un autre côté, il réfléchissait qu’il se trouvait sur une terre étrangère, sans aucun moyen d’existence. Son navire était perdu, ses compagnons avaient tous péri. Quelle ressource lui restait-il ! Aucune. Cavaccioli renouvela ses offres. Marcof n’hésita plus.
– J’accepte, dit-il, à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que je serai entièrement libre de ma volonté quant à ce qui concernera mon séjour parmi vous.
– Accordé ! fit le bandit en souriant, tandis qu’il murmurait à part : Une fois avec nous, tu y resteras ; et si tu veux fuir, une balle dans la tête nous répondra de ta discrétion.
Marcof fut présenté officiellement à la bande et accueilli avec acclamations. Piétro, surtout, paraissait des plus joyeux. Marcof lui en demanda la cause.
– Je l’ignore, répondit le jeune homme ; mais dès que je vous ai vu rouvrir les yeux hier, cela m’a fait plaisir ; il me semblait que vous étiez pour moi un ancien camarade.
– Allons, murmura Marcof, il y a de bonnes natures partout.
Le soir même, il y eut festin dans l’hôtellerie, et Marcof en eut les honneurs. Chacun fêtait la nouvelle recrue dont les membres athlétiques indiquaient la force peu commune, et inspiraient la crainte à défaut de la sympathie. Le lendemain, au point du jour, Marcof, devenu bandit calabrais, s’enfonçait dans la montagne en compagnie de ses nouveaux camarades.
En acceptant les propositions de Cavaccioli, le marin avait songé qu’il pourrait promptement gagner Naples ou Reggio, et de là s’embarquer pour la France. Il était trop bon matelot pour se trouver embarrassé dans un port de mer, quel qu’il fût.