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Quinze jours après, Marcof parcourait, la carabine au poing et la cartouchière au côté, les routes rocheuses des Abruzzes. Les bandits calabrais étaient alors en guerre ouverte avec les troupes régulières du roi de Naples. Douze heures se passaient rarement sans voir livrer quelque combat plus ou moins meurtrier. Cette existence aventureuse ne déplaisait pas au marin qui trouvait constamment à faire preuve d’adresse, de courage et d’intrépidité. Bientôt ses compagnons reconnurent en lui un homme supérieur. Il acquit ainsi une sorte de supériorité morale, et son nom, répété avec éloges, était connu dans la montagne pour celui d’un combattant intrépide.
Piétro lui avait bien décidément voué une amitié véritable. Il en faisait preuve en toutes circonstances. Au reste, cette amitié s’était encore accrue de ce que, dans deux combats successifs, Marcof avait arraché Piétro des mains des carabiniers royaux et des gardes suisses. Or, être prisonnier des troupes napolitaines, se résumait pour tout bandit dans une prompte et haute pendaison. Marcof, en réalité, avait donc deux fois sauvé la vie au jeune homme. Aussi l’amitié de Piétro s’était-elle peu à peu transformée en véritable adoration. Marcof était son dieu.
Bientôt les troupes royales, lassées par cette guerre dans laquelle elles trouvaient rarement un ennemi à combattre mais où elles étaient sans cesse harcelées, se replièrent sur Naples. Puis elles rentrèrent dans la ville et laissèrent, comme par le passé, les Abruzzes et les Calabres sous la souveraineté des brigands. Alors ceux-ci retournèrent à leurs anciennes habitudes. Les embuscades, le pillage, le vol, l’assassinat devinrent le but de leurs travaux. Mais lorsqu’au lieu de combattre vaillamment des hommes armés, il fallut attaquer, assassiner et voler des êtres sans défense, tuer lâchement des femmes qui demandaient inutilement merci, égorger d’une main ferme de faibles enfants qui tendaient leurs petits bras avec des cris et des larmes, Marcof sentit tout ce qu’il y avait de noble dans sa nature se révolter en lui.
À la première expédition de ce genre, il brisa sa carabine contre un rocher. À la seconde, il refusa nettement d’accompagner les bandits. Cavaccioli, étonné, lui commanda impérativement d’obéir. Marcof lui répondit qu’il n’était ni un lâche, ni un infâme, et que s’il allait avec les brigands s’embusquer sur le passage des chaises de poste et des mulets, ce serait, non pour attaquer les voyageurs, mais bien pour les défendre.
– Rappelle-toi, ajouta-t-il avec énergie, que j’ai été corsaire et non pirate ; que je sais me battre et non pas assassiner. J’ai honte et horreur de demeurer plus longtemps parmi des êtres de l’espèce de ceux qui m’entourent ; demain je partirai.
– Tu insultes tes amis ! s’écria le chef avec colère.
– Tu m’insultes toi-même en supposant que ces hommes me soient quelque chose !
À ces mots, prononcés à voix haute, des rumeurs et des cris menaçants s’élevèrent de toute part. Quelques-uns des bandits portèrent la main à leur poignard. Marcof leva la tête, croisa ses bras nerveux sur sa vaste poitrine et marcha droit vers le groupe le plus menaçant. En présence de cette contenance froide et calme, les bandits se turent. Marcof revint vers le chef.
– Tu m’as entendu ? dit-il ; demain soir même je partirai. Jusque-là, je ne t’obéirai plus.
Puis il s’éloigna à pas lents, sans daigner tourner la tête. Marcof avait l’habitude de se retirer vers le soir dans une sorte de petit jardin naturel situé au milieu des rochers. Une fontaine voisine, jaillissant d’un bloc de porphyre, entretenait dans ce lieu une fraîcheur agréable. La nature sauvage qui dominait ce site pittoresque en rehaussait encore la beauté. C’était là que, mollement étendu sur son manteau, le marin rêvait à la France, à ses compagnons, à ses combats passés, à son avenir dès qu’il aurait quitté la Calabre.
Le jour où eut lieu la scène dont nous venons de parler, Marcof, suivant sa coutume, s’était dirigé vers le lieu habituel de ses rêveries solitaires. La nuit venue, il prépara ses armes et se disposa à veiller, car il connaissait assez ses compagnons pour se défier d’une attaque.
Les premières heures se passèrent dans le calme et dans le silence ; mais au moment où la lune se voilait sous un nuage, il crut percevoir un léger bruit dans le feuillage. Il écouta attentivement. Le bruit devint plus distinct ; il résultait évidemment d’un corps rampant sur les rochers. Était-ce un serpent ? était-ce un homme ? Marcof prit un pistolet et l’arma froidement.
Sans doute le froissement sec de la batterie avait été entendu de celui qui se glissait ainsi vers le marin, car le bruit cessa tout à coup. Marcof attendit néanmoins, toujours prêt à faire feu. Enfin les branches s’entr’ouvrirent, et une voix amie fit entendre un appel. Marcof avait reconnu Piétro. Le jeune homme s’élança vivement près du marin.
– Que me veux-tu donc ? demanda Marcof étonné des allures mystérieuses de son fidèle camarade.
– Silence ! fit Piétro à voix basse et en indiquant du geste à Marcof qu’il parlait trop haut.
– Que me veux-tu ? répéta le marin.
– Te sauver d’une mort inévitable. Nos compagnons dorment ; j’étais de veille cette nuit, et j’ai abandonné mon poste pour te prévenir. Si Cavaccioli s’apercevait de mon absence il me casserait la tête ; mais comme il s’agissait de toi, j’ai tout bravé.
– Que se passe-t-il ?… Parle vite !
– Dès que tu fus parti, dit Piétro avec volubilité et en baissant encore la voix, tous nos hommes se rassemblèrent ; eux et Cavaccioli étaient furieux de la manière dont tu les avais traités.
– Que m’importe ! interrompit Marcof.
– Laisse-moi achever ! Ils résolurent de te tuer.
– Bah ! vraiment ?… Et qui diable voudra se charger de la commission ? demanda le marin avec ironie.
– C’est précisément ce choix qui a causé un long débat.
– Et l’on a décidé ?…
– On a décidé que, connaissant ta force et ton courage à toute épreuve, on aurait recours à la ruse.
– Les lâches ! murmura Marcof. Après ?
– On sait que tu viens tous les soirs à cet endroit, et il a été convenu que demain cinq de nous te précéderaient, s’embusqueraient derrière ce rocher au pied duquel tu te couches, et lorsque tu serais sans défiance, cinq balles de carabine te frapperaient d’un même coup.
– Et quels sont ceux qui doivent prendre part à cette ingénieuse expédition ?
– Je ne le sais pas encore ; demain on tirera au sort.
– Et tu as risqué ta vie pour venir m’avertir ?
– J’ai fait ce que je devais. Ne m’as-tu pas deux fois sauvé de la corde en m’arrachant aux carabiniers ?
– Tu as une bonne nature, Piétro, et si tu veux, je t’emmènerai avec moi.
– Tu vas partir, n’est-ce pas ?
– Quoi ! pas cette nuit ?
– Mais ils te tueront demain !
– Songe donc…
– J’ai songé, interrompit Marcof, et mon plan est fait ; ne crains rien. Seulement sache bien que dans vingt-quatre heures je quitterai la bande de Cavaccioli, et je te propose de venir avec moi.
– Je ne puis quitter la montagne.
– Pourquoi ?
– Je suis amoureux d’une jeune fille de Lorenzana que je dois épouser dans quelques mois, puis mon père est infirme et a besoin de moi.
– Alors quitte ce métier infâme.
– Et lequel veux-tu que je fasse ? Il n’y en a pas d’autre dans les Calabres.
– C’est vrai, répondit Marcof.
Puis après un moment de réflexion :
– Tu es bien décidé ? reprit-il.
– Oui, Marcof, répondit Piétro. Seulement je te conjure de partir cette nuit même.
– Encore une fois ne t’inquiète de rien, mon brave : j’ai mon projet. Maintenant regagne vite ton poste, et merci.
Marcof serra vivement la main du jeune homme. Piétro allait s’éloigner.
– Encore un mot, cependant, fit le marin en l’arrêtant. Quand et comment les assassins doivent-ils se rendre ici ?
– Je te l’ai dit : quelques instants avant l’heure où tu as l’habitude d’y venir.
– Et ils arriveront tous les cinq ensemble ?
– Oh ! non pas ! Pour que tu ne puisses concevoir aucun soupçon, Cavaccioli leur donnera publiquement un ordre différent à chacun ; puis ils arriveront ici l’un par un sentier, l’autre par une autre voie, de manière à se trouver réunis à l’heure convenue.
– Merci. C’est tout ce que je voulais savoir.
– Tu n’as plus rien à me demander ?
– Non.
– Alors je retourne à mon poste.
– Va, cher ami ; mais tâche que le sort ne tombe pas sur toi demain pour faire partie de l’expédition.
– Je briserais ma carabine ! s’écria Piétro vivement.
– Non ; mais tu t’arrangerais de façon à arriver le dernier, voilà tout. Va donc maintenant, et merci encore ! Puisque je n’ai rien à redouter pour cette nuit, je vais dormir.
Et Marcof, serra de nouveau la main de Piétro, s’étendit sur la terre, et s’endormit aussi profondément et aussi tranquillement que lorsqu’il était balancé dans son hamac à bord de la Félicité.
Le lendemain, Marcof alla se promener dans la montagne. Il rencontra Cavaccioli et échangea avec lui quelques phrases banales, annonçant, comme toujours, pour la nuit même, le départ dont il avait parlé.
Cavaccioli poussa l’amabilité jusqu’à lui proposer un guide et à lui donner un sauf-conduit pour la route. Marcof accepta, lui disant que le soir venu il lui rappellerait ses promesses. Puis les deux hommes se quittèrent, l’un calme et froid, l’autre aimable et souple comme tous ses compatriotes lorsqu’ils veulent tromper quelqu’un ou lui tendre une embûche.
Marcof continua sa promenade, pour s’assurer qu’il n’était ni épié ni suivi. Bien convaincu qu’il était libre de ses mouvements, il prit un sentier détourné et revint promptement à l’endroit où devait s’accomplir le crime projeté contre lui. Sans s’arrêter à la source, il gravit le rocher derrière lequel Piétro l’avait averti que s’embusqueraient les assassins ; puis, profitant d’une large crevasse qui l’abritait à tous les regards, il s’y blottit vivement.
À sa droite s’élevait un chêne gigantesque qui, enfonçant ses racines près de la source, étendait ses branches énormes au-dessus des rochers. Marcof posa ses armes contre lui, puis il tira de ses poches une large feuille de papier blanc qu’il plaça sur ses pistolets, et un bout de corde d’une vingtaine de pieds de longueur. À l’aide de son couteau il partagea la corde en cinq parties égales, à chacune desquelles il fit artistement un nœud coulant qu’il maintint ouvert au moyen d’une petite branche. Cela fait, il mit les bouts à portée de sa main, en ayant soin de les séparer les uns des autres, puis il demeura dans une immobilité complète, toujours caché dans la crevasse du rocher. Il n’attendit pas longtemps.
Un bruit de pas retentit à sa gauche. Aussitôt il se replia sur lui-même dans la position d’un tigre qui va bondir sur sa proie, et l’œil ardent, la lèvre légèrement crispée, il se prépara à s’élancer en avant. Un bandit, sa carabine armée à la main, parut à l’extrémité du sentier qui aboutissait à la source. Le misérable regarda attentivement autour de lui.
Convaincu que l’endroit était désert et que Marcof n’était pas encore arrivé, il se dirigea rapidement vers le rocher et l’escalada avec une agilité d’écureuil. Au moment où il atteignait le sommet, Marcof lui apparut face à face. Le bandit n’eut le temps ni de se servir de sa carabine ni même de pousser un cri d’alarme. Marcof, l’étreignant à la gorge, l’avait renversé sous lui. Puis, tandis que d’une main de fer il étranglait son ennemi, de l’autre il attirait à lui une des cordes et la passait autour du cou du brigand avec une dextérité digne d’un muet du sérail. Alors se relevant d’un bond, il appuya son pied sur la poitrine du Calabrais, et tira sur l’extrémité de la corde.
Il sentit le corps qu’il foulait frémir dans une suprême convulsion. La face du bandit, déjà empourprée, devint violette et bleuâtre ; les yeux parurent prêts à jaillir hors de la tête, la bouche s’ouvrit démesurément ; enfin le corps demeura immobile. Marcof le repoussa du pied pour ne pas qu’il gênât ses opérations à venir, et reprit sa place dans la crevasse.
Ce qu’il avait fait pour le premier, il l’accomplit pour les quatre suivants ; de sorte qu’une demi-heure après, il avait cinq cadavres autour de lui. Alors il s’approcha du chêne, passa successivement les cordes autour d’une branche, les y attacha solidement, et lança les corps dans le vide. Les cinq bandits se balançaient dans l’air, au-dessus de l’endroit même où avait coutume de se coucher Marcof.
Le marin ouvrit une veine à l’un des pendus, trempa dans le sang noir qui en coula lentement l’extrémité d’un roseau, et prenant la feuille de papier blanc qu’il avait apportée, il traça dessus en lettres énormes :
Puis il se lava les mains dans l’eau pure de la source, reprit ses armes et s’éloigna tranquillement. Cinq minutes après, il faisait son entrée au milieu du cercle des brigands qui, à son aspect, reculèrent muets de surprise et d’épouvante. Ces hommes, convaincus de la mort du marin, crurent à une apparition surnaturelle.
Quant à Marcof, il ne se préoccupa pas le moins du monde de l’impression qu’il produisait, et marcha droit à Cavaccioli. Arrivé en face du chef, il tira un pistolet de sa ceinture.
– Je t’engage, lui dit-il, à ordonner à tes hommes de ne pas faire un geste ; car si j’entendais seulement soulever une carabine, je te jure, foi de chrétien, que je te brûlerais la cervelle avant qu’une balle m’eût atteint.
Puis, se retournant à demi sans cesser d’appuyer le canon de son pistolet sur la poitrine de Cavaccioli :
– Vous autres, continua-t-il en s’adressant aux bandits, vous pouvez, si bon vous semble, aller voir ce que sont devenus ceux qui devaient m’assassiner ; mais si vous tenez à la vie de votre capitaine, je vous engage à vous retirer, car j’ai à lui parler seul à seul.
Les brigands, interdits et dominés par l’accent impératif de celui qui leur parlait, se reculèrent à distance respectueuse. Marcof et Cavaccioli demeurèrent seuls.
– Tu veux me tuer ? demanda le chef en pâlissant.
– Ma foi, non, répondit Marcof ; à moins que tu ne m’y contraignes.
– Que veux-tu de moi alors ?
– Je veux te faire mes adieux.
– Tu pars donc ?
– Cette nuit même, ainsi que je l’avais annoncé ce matin.
– Cela ne se peut pas, fit Cavaccioli en frappant du pied.
– Et pourquoi donc ?
– Parce que tu tomberas entre les mains des troupes royales.
– Cela me regarde.
– Et puis…
– Et puis quoi ?
– Tu sais nos secrets.
– Je ne les révélerai pas.
– Tu connais nos points de refuge dans la montagne.
– Je ne suis pas un traître ; je les oublierai en vous quittant.
– Enfin, pourquoi agir comme tu le fais ?
– Parce qu’il me plaît d’agir ainsi.
– Qu’as-tu fait de ceux qui t’attendaient ?
– Pour me tuer ? interrompit Marcof.
Cavaccioli ne répondit pas.
– Je les ai pendus, continua le marin.
– Pendus tous les cinq ?
– Tous les cinq !
– À toi seul ?
– À moi seul.
Cavaccioli regarda fixement son interlocuteur et baissa la tête. Il semblait méditer un projet.