Ernest Capendu
Marcof-le-malouin
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DEUXIÈME PARTIE. L’ABBAYE DE PLOGASTEL.

IX LA CELLULE DE L’ABBESSE.

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IX

LA CELLULE DE L’ABBESSE.

Si le lecteur ne se fatigue pas d’un séjour trop prolongé dans le couvent de Plogastel, nous allons le prier de quitter le cloître souterrain et de retourner avec nous dans cette partie de l’abbaye où nous l’avons conduit déjà.

 

Nous avons abandonné la jolie Bretonne au moment où le comte de Fougueray s’apprêtait à la saigner, tout en se livrant à de sinistres pronostics à l’endroit de la jeune malade.

 

Avec un sang-froid et une habileté dignes d’un disciple d’Esculape, le beau-frère du marquis de Loc-Ronan procéda aux préliminaires de l’opération. Il releva la manche de la jeune fille, mit à nu son bras blanc et arrondi, et, gonflant la veine par la pression du pouce, il la piqua de l’extrémité acérée de sa lancette. Le sang jaillit en abondance.

 

Hermosa soutenait d’un bras la jeune fille, tandis que le chevalier lui baignait les tempes avec de l’eau fraîche. Mais qu’il y avait loin de la contenance froide et presque indifférente de ces trois personnages aux soins affectueux que prodiguent d’ordinaire ceux qui entourent un malade aimé ! Le comte regardait Yvonne d’un œil calme et cruel, agissant plutôt comme opérateur que comme médecin. Hermosa se préoccupait d’empêcher les gouttelettes de sang de tacher sa robe. Le chevalier insouciant de l’état alarmant de la jeune fille, promenait ses regards animés sur les charmes que lui révélait le désordre de toilette dans lequel se trouvait la malade.

 

– Crois-tu qu’elle en revienne ? demanda-t-il au comte.

 

– Je n’en sais rien, répondit celui-ci.

 

Puis, jugeant la saignée suffisamment abondante, il l’arrêta et banda le bras de la jeune fille.

 

– Maintenant, dit-il, nous n’avons plus rien à faire ici. Laissons la nature agir à sa guise. Le sujet est jeune et vigoureux ; il y a peut-être de la ressource.

 

– Faut-il la veiller ? demanda Hermosa ; j’enverrais Jasmin.

 

– Inutile, ma chère ; qu’elle dorme, cela vaut mieux.

 

– Au diable cette maladie subite ! s’écria le chevalier. Nous allons avoir une succession d’ennuis à la place des jours de plaisirs que j’espérais.

 

– Oui, cela est contrariant, Raphaël, mais que veux-tu ? il faut prendre son mal en patience. Si la petite doit mourir ici, mieux vaut que ce soit aujourdhui que demain ; nous en serons débarrassés plus tôt.

 

– C’est qu’elle est charmante, et qu’elle me plaît énormément.

 

– Elle ne peut t’entendre en ce moment, mon cher ; tes galanteries sont donc en pure perte. Laisse-la reposer quelques heures, et peut-être qu’à son réveil tu pourras causer avec elle ; en attendant, quittons cette chambre.

 

– Nous pouvons la laisser seule ?…

 

– Pardieu ! Elle ne songera pas à fuir, je t’en réponds ; y songeât-elle, que les grilles et les verrous s’opposeraient à son dessein. Partons ! c’est, je le répète, ce qu’il y a de mieux à faire en ce moment. Il ne faut pas nous dissimuler, Raphaël, que tu es un peu cause de l’état dans lequel se trouve ta bien-aimée. Tu l’entends ?… elle délire. Je pense que ma saignée et le repos ramèneront le calme et la raison. Néanmoins, si à son réveil elle voyait quelque chose qui l’effrayât, le délire pourrait revenir plus violent encore. Donc, allons-nous-en et attendons.

 

– Soit ! fit le chevalier en quittant la cellule ; attendons… je reviendrai dans deux heures !

 

Et sans plus se préoccuper de celle que son infâme conduite et ses violences avaient amenée aux portes du tombeau, Raphaël descendit l’escalier de l’abbaye et se rendit aux écuries pour s’assurer que ses chevaux étaient convenablement soignés.

 

– Bien décidément, se dit-il tout en passant la main sur la croupe arrondie et luisante de son cheval favori, bien décidément, cette petite est charmante, et je serais fâché qu’elle mourût sitôt ! En tout cas, je remonterai tout à l’heure, et si elle est en état de m’entendre, je lui parlerai fort nettement. De cette façon, j’éviterai les premières scènes de larmes et de cris, car elle sera trop faible pour me répondre.

 

Et le chevalier, après avoir pris cette froide résolution, se promena dans la cour. Le comte et sa compagne le suivaient du regard à travers l’étroite fenêtre.

 

– Pauvre chevalier ! fit le comte en se penchant vers Hermosa et en donnant à ses paroles un accent d’ironie amère, pauvre chevalier ! sa douleur me fait mal !

 

– Tu sais bien que Raphaël n’a jamais eu de cœur ! répondit Hermosa à voix basse.

 

– J’aurais pourtant cru que la petite lui avait monté la tête.

 

– Lui ?… Tu oublies, Diégo, que l’amour de l’or est le seul amour que connaisse Raphaël. Il craint de s’ennuyer ici, et s’il a enlevé cette enfant, c’est pour lui servir de passe-temps.

 

– On dirait que tu n’aimes pas ce cher ami, Hermosa ?

 

– Je le hais !

 

– Très-bien !

 

– Pourquoi ce très-bien ?

 

– Je m’entends, fit le comte avec un sourire.

 

– Et moi je ne t’entends pas.

 

– Quoi ! il te faut des explications ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien ! chère Hermosa, continua le comte en refermant la porte de la cellule où se trouvait Yvonne et en entraînant sa compagne vers son appartement, combien avons-nous rapporté du château de Loc-Ronan ?

 

– Mais environ cinquante mille écus, tant en or et en traites qu’en bijoux et en pierreries.

 

– Ce qui fait, après le partage ?…

 

– Soixante-quinze mille livres chacun.

 

– C’est peu, n’est-ce pas ?

 

– Fort peu.

 

– Surtout après ce que nous avions rêvé !

 

– Hélas !

 

– Cependant, si nous avions les cinquante mille écus à nous seuls, ce serait une fiche de consolation ?

 

– Oui, mais nous ne les avons pas.

 

– Si nous héritions de Raphaël ?

 

– Il est plus jeune que toi.

 

– Bah ! la vie est semée de dangereux hasards.

 

– Cite-m’en un ?

 

– Dame ! personne ne nous sait ici. Nous sommes seuls, et si Raphaël était atteint subitement d’une indisposition.

 

– Eh bien ?…

 

– Je parle d’une de ces indispositions graves qui entraînent la mort dans les vingt-quatre heures !

 

– Est-ce que tu serais amoureux de la Bretonne, Diégo ? dit Hermosa en regardant fixement son interlocuteur.

 

– Jalouse ! répondit le comte avec un sourire. Tu sais bien que je n’aime que toi, Hermosa ; toi et notre Henrique. Si Raphaël venait à trépasser, Henrique hériterait de lui, et ces soixante-quinze mille livres lui assureraient un commencement de dot.

 

– Tu me prends par l’amour maternel, Diégo.

 

– Enfin, es-tu de mon avis ?

 

– Eh ! je ne dis pas le contraire ; mais Raphaël se porte bien.

 

– Du moins il en a l’apparence ; je suis contraint de l’avouer.

 

– À quoi bon alors toutes ces suppositions ?

 

– À quoi bon, dis-tu ?

 

– Oui.

 

– Tiens, chère et tendre amie, regarde ce petit flacon. Et Diégo tira de sa poitrine une petite fiole en cristal, hermétiquement bouchée, contenant une liqueur incolore.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda Hermosa.

 

– Un produit chimique fort intéressant. Mélangé au vin, il n’en change le goût ni n’en altère la couleur.

 

– Et quel effet produit-il ?

 

– Quelques douleurs d’entrailles imperceptibles.

 

– Qui amènent infailliblement la mort, n’est-ce pas, dit Hermosa en baissant encore la voix. Ce que contient cette fiole est un poison violent ?

 

– Eh ! non. Tu as des expressions d’une brutalité révoltante, permets-moi de le dire. Il ne s’agit nullement de poison. L’effet de ces douleurs d’entrailles cause un malaise général d’abord, puis détermine ensuite un épanchement au cerveau. De sorte que celui qui a goûté à cette liqueur meurt, non pas empoisonné, mais par la suite d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Voilà tout.

 

– Et tu nommes ce que contient ce flacon ?

 

– De l’extrait « d’aqua-tofana ! »

 

– Le poison perdu des Borgia ?

 

– Retrouvé par un ancien ami à moi que tu as connu en Italie.

 

– Cavaccioli, n’est-ce pas ?

 

– En personne !

 

Hermosa ne continua pas la conversation. Le comte fit quelques tours dans la chambre, ouvrit une tabatière d’or, y plongea l’index et le pouce, en écarquillant gracieusement les autres doigts de la main, et après avoir dégusté savamment le tabac d’Espagne, il lança délicatement à la dentelle de son jabot deux ou trois chiquenaudes, qui eurent l’avantage de faire ressortir l’éclat d’un magnifique solitaire qui brillait à son petit doigt. Puis, revenant près d’Hermosa :

 

– C’est toi, chère belle, lui glissa-t-il à l’oreille, qui as l’habitude de nous verser le syracuse à la fin de chaque repas. Je te laisse ce flacon. Par le temps qui court cette composition peut devenir de la plus grande utilité. On ne sait pas ; mais si par hasard tu avais le caprice d’en faire l’épreuve, ne va pas te tromper ! Je te préviens que j’ai le coup d’œil d’un inquisiteur espagnol !

 

Ceci dit, le comte déposa le flacon sur une petite table près de laquelle Hermosa était assise, et sortit en fredonnant une tarentelle. Arrivé près de la porte il se retourna. Hermosa avait la main appuyée sur la table, et le flacon avait disparu. Le comte sourit.

 

– Cette Hermosa est véritablement une créature des plus intelligentes, murmura-t-il en traversant le corridor pour gagner l’escalier du couvent. Il n’est vraisemblablement pas impossible que je consente un jour à lui donner mon nom. Palsambleu ! nous verrons plus tard. Pour le présent, ce cher Raphaël ne se doute de rien. Tout est au mieux. Pardieu ! moi aussi je trouve cette petite Bretonne charmante, et j’ai toujours jugé fort sage cette sorte de parabole diplomatique qui traite de la façon de faire tirer les marrons du feu. Allons, Raphaël n’est pas encore de ma force, et je crois qu’il n’aura pas le temps d’arriver jamais à ce degré de supériorité.

 

Au pied de l’escalier le comte rencontra Jasmin.

 

– Tu vas, lui dit-il, nous préparer pour ce soir un souper des plus délicats. Je me sens en disposition de fêter tes connaissances dans l’art culinaire !

 

Jasmin s’inclina en signe d’assentiment ; et le comte hâta le pas pour rejoindre son ami le chevalier, dont il passa le bras sous le sien avec une familiarité charmante. Puis tous deux continuèrent leur promenade. Pendant ce temps Hermosa se faisait apporter par Jasmin des flacons de syracuse.

 


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