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Une heure environ s’était écoulée depuis qu’Yvonne se trouvait seule dans la cellule où on l’avait transportée. Un profond silence régnait dans la petite pièce. Tout à coup la jeune fille fit un mouvement et entr’ouvrit les yeux.
Son front devint moins rouge, sa respiration moins pressée, son œil moins hagard. Évidemment la saignée avait produit un mieux sensible. Yvonne se dressa péniblement sur son séant et regarda avec attention autour d’elle.
D’abord son gracieux visage n’exprima que l’étonnement. Elle ne se souvenait plus. Mais bientôt la mémoire lui revint.
Alors elle poussa un cri étouffé, et une troisième crise, plus terrible que les deux premières peut-être, faillit s’emparer d’elle. Elle demeura quelques minutes les yeux fixes, les doigts crispés. Elle étouffait.
Enfin, les larmes jaillirent en abondance de ses beaux yeux et la soulagèrent. Les nerfs se détendirent peu à peu et la faiblesse causée par la saignée arrêta la crise. Après avoir pleuré, elle se laissa glisser silencieusement à bas de son lit et s’achemina vers la fenêtre.
– Mon Dieu ! où suis-je ? se demandait-elle avec angoisse.
En parcourant des yeux l’étroite cellule, ses regards rencontrèrent un crucifix appendu à la muraille. Yvonne se traîna jusqu’au pied du signe rédempteur, s’agenouilla, et pria avec ferveur. Puis, se relevant péniblement, elle étendit la main vers le crucifix, et le décrocha pour le baiser.
C’était un magnifique Christ, largement fouillé dans un morceau d’ivoire, et encadré sur un fond de velours noir. Yvonne le contempla longuement, et, par un mouvement machinal, elle le retourna. Sur le dos du cadre étaient tracées quelques lignes à l’encre rouge. Yvonne les lut d’abord avec une sorte d’indifférence, puis elle les relut attentivement, et un cri de joie s’échappa de ses lèvres, tandis que ses yeux lancèrent un rayon d’espérance.
Voici ce qui était écrit derrière ce Christ encadré.
« Le vingt-cinquième jour d’août mil sept cent soixante-dix-huit, voulant témoigner à ma fille en Jésus-Christ, tout l’amour évangélique que ses vertus m’inspirent, moi, Louis-Claude de Vannes, évêque diocésain, et humble serviteur du Dieu tout-puissant, ai remis ce Christ, rapporté de Rome et béni par les mains sacrées de Sa Sainteté Pie VI, à Marie-Ursule de Mortemart, abbesse du couvent de Plogastel. »
– Oh ! merci, mon Dieu ! Vous avez exaucé ma prière ! dit Yvonne en baisant encore le crucifix. Le couvent de Plogastel ! C’est donc là où je me trouve ?
« Le couvent de Plogastel ! répétait-elle. Comment n’ai-je pas reconnu cette cellule de la bonne abbesse, moi, qui, tout enfant, y suis venue si souvent ? Mais comment se fait-il que ces hommes m’aient conduite dans ce saint-lieu ?… Ah ! je me rappelle ! Dernièrement on racontait chez mon père que les pauvres nonnes en avaient été chassées. L’abbaye est déserte et les misérables en ont fait leur retraite ! Oh ! ces hommes ! ces hommes que je ne connais pas ! que me veulent-ils donc ?
En ce moment Yvonne entendit marcher dans le corridor. Elle se hâta de remettre le crucifix à sa place et de regagner son lit. Il était temps, car la porte tourna doucement sur ses gonds et le chevalier de Tessy pénétra dans la cellule.
En le voyant, Yvonne se sentit prise par un tremblement nerveux. Raphaël s’avança avec précaution. Arrivé près du lit, il se pencha vers la jeune fille, qu’il croyait endormie, et approcha ses lèvres de ce front si pur. Yvonne se recula vivement, avec un mouvement de dégoût semblable à celui que l’on éprouve au contact d’une bête venimeuse.
– Ah ! ah ! chère petite, dit le chevalier, il paraît que cela va mieux et que vous me reconnaissez ?
– Chère Yvonne, continua le chevalier de sa voix la plus douce, je vous en conjure, dites-moi si vous voulez m’entendre et si vous vous sentez en état de comprendre mes paroles. De grâce ! répondez-moi ! Il y va de votre bonheur.
– Que me voulez-vous ? répondit Yvonne d’une voix faible et en faisant un visible effort pour surmonter la répugnance qu’elle ressentait en présence de son interlocuteur.
– Je veux que vous m’accordiez quelques minutes d’attention.
Et le chevalier, attirant à lui un fauteuil, s’assit familièrement au chevet de la malade. Yvonne s’éloigna le plus possible en se rapprochant de la muraille. Raphaël remarqua ce mouvement.
– Oh ! je ne vous crains pas ! répondit fièrement la Bretonne.
– Soit ! mais ne me bravez pas non plus ! N’oubliez pas, avant tout, que vous êtes en ma puissance !
– Et de quel droit agissez-vous ainsi vis-à-vis de moi ? s’écria Yvonne avec colère et indignation, car le ton menaçant avec lequel Raphaël avait prononcé la phrase précédente avait ranimé les forces de la malade. De quel droit m’avez-vous enlevée à mon père ? Savez-vous bien que pour abuser de votre force envers une femme, il faut que vous soyez le dernier des lâches ! Et vous osez me menacer, me rappeler que je suis en votre puissance !
Le chevalier était sans doute préparé à recevoir les reproches d’Yvonne, et il avait fait une ample provision de patience, présumons-nous, car loin de répondre à la jeune fille indignée qui l’accablait de sa colère et de son mépris, il s’enfonça mollement dans le fauteuil sur lequel il était assis, et croisant ses deux mains sur ses genoux, il se mit à tourner tranquillement ses pouces.
En présence de cette contenance froide qui indiquait de la part de cet homme une résolution fermement arrêtée, Yvonne sentit son courage prêt à défaillir de nouveau. Elle se voyait perdue, et bien perdue, sans espoir d’échapper aux mains qui la retenaient prisonnière. Cependant son énergie bretonne surmonta la terreur qui s’était emparée d’elle. S’enveloppant dans les draps qui la couvraient, et se drapant pour se dresser, elle prit une pose si sublimement digne, que le chevalier laissa échapper une exclamation admirative.
– Corbleu ! s’écria-t-il, la déesse Junon ne serait pas digne de délacer les cordons de votre justin, ma belle Bretonne !
– Monsieur, dit Yvonne dont les yeux étincelaient, si vous n’êtes pas le plus misérable et le plus dégradé des hommes, vous allez sortir de cette chambre et me laisser libre de quitter cet endroit où vous me retenez par la force !
– Peste ! chère enfant ! répondit Raphaël, comme vous y allez ! Croyez-vous donc que j’ai fait la nuit dernière douze lieues à franc étrier et vidé ma bourse pour me priver aussi vite de votre charmante présence ? Non pas ! de par Dieu ! vous êtes ici et vous y resterez de gré ou de force, bien qu’à vrai dire je préférerais vous garder près de moi sans avoir recours à la violence.
– Mais, encore une fois, s’écria la pauvre enfant, de quel droit agissez-vous ainsi que vous le faites ? Où suis-je donc ici ? Qui êtes-vous ? Vous me retenez par la force, vous l’avouez ! Vous violentez une femme et vous osez encore l’insulter ! Au costume que vous portez, monsieur, je vous eusse pris pour un gentilhomme. N’êtes-vous donc qu’un bandit et avez-vous volé l’habit qui vous couvre !
– Là ! ma toute belle ! répondit le chevalier en souriant et en s’efforçant de prendre une main qu’Yvonne retira vivement ; là, ne vous emportez pas ! Si mes paroles vous ont offensée, je ne fais nulle difficulté de les rétracter, et cela à l’instant même.
– Répondez ! dit Yvonne avec violence, répondez, monsieur !… De quel droit avez-vous attenté à ma liberté ? je ne vous connais pas ; je ne vous ai jamais vu ! Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?
– Quel déluge de questions ! Ma chère enfant, je veux bien vous répondre ; mais, s’il vous plait, procédons par ordre ! Vous me demandez de quel droit je vous ai enlevée.
– Oui !
– Est-il donc nécessaire que je le dise et ne le devinez-vous pas ?
– Parlez, monsieur, parlez vite !
– Eh bien, ma gracieuse Yvonne, ce droit que vous voulez sans doute me contester maintenant, ce sont, vos beaux yeux qui me l’ont donné jadis !
– Vous osez dire cela ! s’écria Yvonne, stupéfaite de l’aplomb de son interlocuteur.
– Sans doute.
– Vous mentez !
– Non pas ! je vous jure…
– Mais alors, expliquez-vous donc, monsieur ! Ne voyez-vous pas que vous me torturez ?
– Calmez-vous, de grâce !
– Répondez-moi !
– Eh bien ! je vous ai dit la vérité !
– Mais je ne vous connais pas, je vous le répète. Je ne vous ai vu qu’au moment où vous avez accompli votre infâme dessein.
Et la pauvre enfant, en parlant ainsi, s’efforçait d’arrêter les sanglots qui lui montaient à la gorge. Elle tordait ses mains dans des crispations nerveuses. Semblable à la tourterelle se débattant sous les serres du gerfaut, elle s’efforçait de lutter contre cet homme, dont l’œil fixé sur elle dégageait une sorte de fluide magnétique.
– Permettez-moi de réveiller vos souvenirs, reprit le chevalier, et de vous rappeler ce certain jour où vous reveniez de Penmarckh avec votre père et un gros rustre que l’on m’a dit depuis être votre fiancé ? Vous avez rencontré sur la route des falaises deux cavaliers qui vous ont arrêtés tous trois pour se renseigner sur leur chemin.
– En effet, je me le rappelle.
– L’un d’eux vous promit même d’assister à votre prochain mariage et de vous porter un cadeau de noce.
– Oui.
– Eh bien ! vous ne me reconnaissez pas ?
– Ainsi, ce cavalier ?
– Oui, je vous reconnais maintenant, répondit la jeune fille dont la tête commençait de nouveau à s’embarrasser.
– Pendant cette courte conférence, continua le chevalier, vous avez peut-être remarqué que je n’eus de regards que pour vous, que pour contempler et admirer cette beauté radieuse qui m’enivrait.
– Monsieur ! fit Yvonne en rougissant instinctivement, bien qu’elle ne devinât pas encore dans son innocence virginale où en voulait venir son interlocuteur.
– Ne vous effarouchez pas pour un compliment que bien d’autres avant moi vous ont adressé sans doute. Écoutez-moi encore, et sachez que cette beauté dont je vous parle a allumé dans mon cœur une passion subite. Oui, à partir du moment où je vous ai rencontrée, un amour violent s’est emparé de moi. Si les sentiments que je viens de vous peindre vous déplaisent, ne vous en prenez qu’au charme tout-puissant qui s’exhale de votre personne ! Ne vous en prenez qu’à ces yeux si beaux, qu’à ce front si pur, qu’à cette perfection de l’ensemble capable de rendre jalouses toutes les vierges de Raphaël et toutes les courtisanes du Titien. Et c’est là ce qui me fait vous ce droit dont nous parlons, que ce droit que vous me reprochez si amèrement d’avoir pris, c’est vous-même qui me l’avez donné en faisant éclore en moi ce sentiment invincible que je ne puis vous exprimer.
– Je ne vous comprends pas ! répondit Yvonne atterrée par cette révélation.
– Vous ne me comprenez pas ?
– Non.
– Vous ne devinez pas que je vous aime ?
– Vous m’aimez ! s’écria la jeune fille qui, bien que s’attendant à cet aveu, ne put retenir un mouvement de terreur folle.
– Vous m’aimez ! répéta Yvonne. Oh ! seigneur mon Dieu ! ayez pitié de moi !
– Eh ! que diable cela a-t-il de si effrayant ! dit le chevalier en se levant avec brusquerie. Beaucoup de belles et nobles dames ont été fort heureuses d’entendre de semblables paroles sortir de mes lèvres. Corbleu ! que l’on est farouche en Bretagne ! Allons, chère petite ! tranquillisez-vous ! nous vous humaniserons !
– Sortez ! laissez-moi ! s’écria la pauvre enfant avec désespoir et colère. Vous m’aimez, dites-vous ? Moi je vous hais et je vous méprise !
– C’est de toute rigueur ce que vous dites là. Une jeune fille parle toujours ainsi la première fois, puis elle change de manière de voir, et vous en changerez aussi.
– Jamais !
– C’est ce que nous verrons.
Et le chevalier se penchant vers le lit sur lequel reposait Yvonne, voulut la prendre dans ses bras. La Bretonne poussa un cri d’horreur, mais elle ne put éviter l’étreinte du chevalier qui couvrait ses épaules de baisers ardents. Enfin Yvonne, réunissant toute sa force, repoussa violemment le misérable.
– Au secours ! à moi ! cria-t-elle avec désespoir.
Mais, dans la lutte qu’elle venait de soutenir, la bande qui enveloppait son bras blessé s’était dérangée. La veine se rouvrit et le sang coula à flots. Yvonne, épuisée, retomba presque sans connaissance. En la voyant ainsi à sa merci, Raphaël s’avança vivement.
Yvonne était d’une pâleur effrayante et incapable de faire un seul mouvement, de jeter un seul cri. Raphaël s’arrêta. La vue du sang qui teignait les draps parut faire impression sur lui. Il prit le bras de la jeune fille, rétablit la bande de toile qui empêcha la veine de se rouvrir, et s’occupa de faire revenir Yvonne à elle. Puis il marcha silencieusement dans la chambre pour lui laisser le temps de se remettre.
Des pensées opposées se succédaient en lui. Son front, tour à tour sombre et joyeux, exprimait le combat de ses passions tumultueuses. Enfin, il sembla s’arrêter à une résolution. Il revint vers la jeune fille.
– Écoutez, lui dit-il brusquement ; vous repoussez mes paroles, vous refusez de vous laisser aimer ; c’est là un jeu auquel je suis trop habitué pour m’y laisser prendre. Vous ne pouvez regretter le paysan grossier auquel vous êtes fiancée, et qui est indigne de vous. Moi, je vous aime, et vous êtes en ma puissance. Donc, vous serez à moi. Inutile, par conséquent, de continuer une comédie ridicule. Je n’y croirai pas. Réfléchissez à ce que je vais vous dire. Je suis riche. Laissez-vous aimer, consentez à vivre quelque temps auprès de moi, et vous aurez à jamais la fortune. Quand je quitterai la Bretagne, vous serez libre. Alors, vous pourrez retourner auprès de votre père et devenir, si bon vous semble, la femme du rustre auquel vous êtes fiancée. Mais si, comme je l’espère, vous sentez tout le prix de mon amour, vous me suivrez à Paris. Jusque-là, vous commanderez ici en souveraine, et chacun vous obéira, tant, bien entendu, que vous ne voudrez pas fuir. Vous aurez une compagne charmante dans la noble dame qui vous a déjà prodigué ses soins. Vous quitterez ces vêtements grossiers, pour la soie, le velours et les riches joyaux. Puis, une fois à Paris, ce seront des fêtes, des bals, des plaisirs de toutes les heures. Vous jetterez à pleines mains l’or et l’argent, pour satisfaire vos caprices et vos moindres fantaisies. Pour vous parer vous me trouverez prodigue. Voilà l’existence que vous mènerez et à laquelle il n’est pas trop cruel de vous soumettre. Maintenant que vous êtes éclairée sur votre situation présente, je ne vous fatiguerai pas par un long verbiage. Réfléchissez ! Soyez raisonnable. Vous me reverrez ce soir même. Dans tous les cas, souvenez-vous de mes premières paroles : Je vous aime, vous êtes en ma puissance, vous serez à moi !
Et le chevalier de Tessy, terminant cette tirade prononcée d’un ton calme, froid et résolu, sortit à pas lents de la cellule et poussa les verrous extérieurs avec le plus grand soin.