Ernest Capendu
Marcof-le-malouin
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DEUXIÈME PARTIE. L’ABBAYE DE PLOGASTEL.

XI LES SOUTERRAINS.

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XI

LES SOUTERRAINS.


Pendant les quelques instants qui suivirent le départ du chevalier de Tessy, Yvonne, terrifiée, demeura immobile, sans voir et sans penser. La fièvre qui s’était emparée d’elle redoublait de violence sous le poids de ces secousses successives. Un miracle de la Providence fit qu’heureusement le délire ne revint pas. Un peu de calme même prit naissance dans la solitude profonde où elle se trouvait.

 

Alors elle attira à elle d’une main défaillante les vêtements épars sur son lit, et essaya de s’en couvrir. À force de patience et de courage, elle parvint à s’habiller à peu près. Elle se leva.

 

Ce qu’elle voulait, ce qu’elle suppliait intérieurement Dieu de lui faire trouver, c’était une arme, un couteau, un poignard à l’aide duquel elle pût essayer de se défendre ou de se donner la mort. Cependant le temps s’écoulait rapidement : d’un moment à l’autre quelqu’un pouvait venir la surprendre faible et sans aucun espoir de secours, car ses regards anxieux interrogeaient en vain les murailles nues de la cellule.

 

Outre le lit dressé à la hâte par Jasmin, il n’y avait dans la petite chambre que deux sièges : un divan, et une sorte de bahut en ébène adossé à la muraille. Ce fut vers ce meuble qu’Yvonne se traîna, trébuchant à chaque pas, mais soutenue par la pensée que peut-être l’intérieur du bahut lui offrirait ce moyen de défense qu’elle sollicitait si ardemment.

 

Deux portes massives et finement sculptées le fermaient extérieurement. La jeune fille essaya en vain de les ouvrir. Elles étaient fermées à clef. Yvonne passa plus d’une heure à user ses ongles roses sur les boiseries du bahut.

 

Enfin, défaillant, grelottant par la force de la fièvre, pouvant à peine se soutenir, elle se laissa glisser sur les dalles, en proie au plus sombre désespoir. Un bruit qu’elle entendit extérieurement la fit revenir à elle.

 

C’étaient des pas dans le corridor : mais personne n’entra dans la cellule. La jeune fille essaya de se relever. Ne pouvant y parvenir, elle chercha un point d’appui en s’appuyant sur le meuble.

 

Sa main se posa sur la tête d’une cariatide de bronze qui ornait l’un des angles. Dans le mouvement que fit Yvonne, elle attira à elle la cariatide.

 

Tout à coup elle la sentit céder. Effectivement la statuette s’abattit sur deux charnières qui la retenaient au pied, et découvrit une petite plaque de cuivre au centre de laquelle se trouvait un anneau de même métal. Sans se rendre encore bien compte de ce qu’elle faisait, Yvonne agenouillée passa son doigt dans l’anneau et tira. L’anneau céda.

 

Aussitôt un mouvement lent et régulier s’opéra dans le bahut, qui tourna sur un de ses deux angles appuyés à la muraille, et découvrit une ouverture étroite, mais néanmoins assez grande pour qu’une femme y pût passer facilement. Yvonne étouffa un cri et joignit les mains pour remercier le ciel.

 

– Oh ! murmura-t-elle, les secrets souterrains du couvent, dont j’ai tant entendu parler.

 

Les forces lui étaient revenues avec l’espoir d’un moyen de salut. Elle alla jusqu’à la porte et écouta attentivement. Elle n’entendit rien qui pût l’inquiéter.

 

Alors, revenant à l’ouverture pratiquée dans le mur, elle s’avança doucement. Le bahut en s’écartant avait donné libre accès sur un escalier qui descendait dans les profondeurs du cloître. Seulement une obscurité complète ne permettait pas d’en mesurer la longueur. Mais Yvonne n’hésita pas.

 

Elle murmura une courte prière, se signa, et leva la cariatide qui pouvait déceler son moyen d’évasion, et posant le pied sur les premières marches, elle attira le bahut à elle. Le meuble vint reprendre sa place avec un bruit sec attestant la bonté du ressort. Yvonne s’appuyant contre la muraille commença à descendre.

 

L’obscurité, ainsi que nous l’avons dit, était tellement profonde que la jeune fille ne pouvait avancer qu’avec les plus grandes précautions. Trois fois elle trébucha sur les marches usées, et trois fois elle se releva pour continuer sa marche. Enfin elle atteignit le sol. Mais là son embarras fut extrême. Elle ignorait où elle se trouvait.

 

Elle avait bien deviné qu’elle était dans les souterrains de l’abbaye ; mais où ces souterrains aboutissaient-ils ? Elle ne le savait pas.

 

Les issues mêmes n’avaient-elles pas pu être comblées lorsqu’on avait expulsé les nonnes ? Si cela était, ou même si la fièvre et la maladie empêchaient Yvonne de continuer à se traîner vers une ouverture praticable, une mort atroce l’attendait dans ce tombeau. Elle aurait à subir, sans espoir de salut, les tortures de la faim et de la soif. Un moment elle eut regret de sa fuite.

 

Puis l’image du chevalier s’offrit à elle, et elle se dit que mieux valait la mort, quelque lente et cruelle qu’elle fût, que d’être restée entre les mains de pareils misérables. Soutenue par cette pensée, elle s’engagea dans le dédale des souterrains.

 

Ce qu’elle redoutait encore, c’était que le secret qu’elle avait découvert fût à la connaissance des hommes qui l’avaient enlevée ; car, si cela était, on se mettrait à sa poursuite dès qu’en pénétrant dans la cellule on s’apercevrait de son évasion. Cette autre pensée, plus effrayante que la perspective de la mort, lui rendit complètement le courage prêt à l’abandonner. Elle réunit le peu de forces qui lui restaient par une suprême énergie, et s’avança courageusement.

 

Elle erra ainsi pendant plusieurs heures, sans pouvoir se rendre compte du temps écoulé. Aucun point lumineux indiquant une ouverture ne brillait à l’extrémité des galeries qu’elle parcourait. Une sueur froide inondait son visage. À chaque pas elle trébuchait, et se soutenait à peine le long de la muraille humide. De distance en distance, ses pieds rencontraient des flaques d’eau bourbeuse creusées par les pluies qui, filtrant à travers le sol supérieur, rongeaient la pierre et pénétraient dans les galeries.

 

Elle enfonçait alors dans la vase en étouffant un cri de frayeur. Des hallucinations étranges s’emparaient de son cerveau. Peu à peu la fièvre redoublant d’intensité ramena avec elle le délire.

 

Une force factice la faisait encore avancer cependant, mais il était évident que cette force se briserait à la première secousse. Il lui semblait entendre tourbillonner et voir voltiger autour d’elle des monstres aux proportions gigantesques, des insectes hideux, des êtres aux formes indescriptibles qui l’étreignaient dans une ronde infernale. Des paroles confuses étaient murmurées à son oreille. Le souterrain tremblait sous ses pieds vacillants. Se sentant tomber, elle s’appuya contre le mur, et demeura immobile, la tête penchée sur son sein agité par la terreur et par la fièvre. Ses paupières alourdies s’abaissèrent, et un frissonnement agita tout son être.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! j’ai peur, murmurait-elle d’une voix brisée et saccadée, et en se rendant si peu compte du sentiment qui faisait mouvoir ses lèvres, que le bruit des paroles qu’elle prononçait augmentait encore son trouble et son effroi en venant frapper son oreille.

 

Yvonne fermait les yeux, croyant échapper ainsi aux visions fantastiques que causait son imagination affolée ; mais, loin de s’évanouir, ces visions devenaient alors plus effrayantes, et se transformaient pour ainsi dire en réalité ; car, aux êtres fabuleux qu’il lui semblait entendre voltiger autour d’elle, se joignait le bruit véritable causé par ces myriades d’animaux, habitants ordinaires des endroits humides et délaissés.

 

Un moment la pauvre petite parut reprendre un peu de sentiment et de calme. Se soutenant toujours à la muraille, elle continua sa marche sans paraître se soucier des êtres immondes que le bruit de ses pas faisait fuir de tous côtés.

 

Deux fois elle poussa un cri de joie et se crut sauvée, car deux fois elle aperçut une lueur lointaine qui lui sembla être celle causée par la lumière du ciel pénétrant par une étroite ouverture. Ces lueurs successives émanaient de vers luisants rampant sur la voûte des galeries souterraines. Bientôt sa volonté et son énergie furent complètement épuisées, ses genoux tremblaient et vacillaient, les artères de ses tempes battaient avec violence et lui martelaient le cerveau. Tout à coup le point d’appui que lui offrait le mur lui manqua. Sa main ne rencontra que le vide. Incapable de se soutenir elle trébucha, chancela, perdit l’équilibre, et roula sur le sol en poussant un soupir. Elle avait perdu entièrement connaissance.

 

C’étaient les pas incertains d’Yvonne, c’était ce soupir exhalé de sa poitrine haletante que Jocelyn avait entendus. Le vieux serviteur, le corps penché, demeura immobile et silencieux, les traits contractés par l’épouvante. Prêtant l’oreille avec une attention profonde, Jocelyn écouta longtemps. Puis, n’entendant plus aucun bruit, il revint vers son maître.

 

– Eh bien ? demanda le marquis.

 

– J’ignore ce qui se passe, monseigneur, répondit Jocelyn ; mais je suis certain qu’il y a quelqu’un dans les galeries.

 

– Tu as entendu parler ?

 

– Non, j’ai entendu marcher.

 

– Un pas d’homme ? demanda la religieuse.

 

– Je ne puis vous le dire, madame.

 

– Et ces pas se sont éloignés ?

 

– Non, monseigneur ; j’ai entendu la chute d’un corps, puis un soupir, puis plus rien.

 

– C’est peut-être quelqu’un qui a besoin de secours ! s’écria le marquis. Allons, viens, Jocelyn.

 

– Philippe ! dit vivement la religieuse en arrêtant le marquis, Philippe, ne me quittez pas !

 

– Monseigneur ! fit Jocelyn en joignant ses instances à celles de Julie, monseigneur ! ne sortez pas ! Songez que vous pourriez vous compromettre.

 

– Faire découvrir notre retraite ! continua Julie.

 

– Et qui sait si ce n’est pas une ruse !

 

– Cependant, fit observer le marquis, nous ne pouvons laisser ainsi une créature humaine qui peut-être a besoin de nous.

 

– De grâce ! Philippe, songez à vous ! Je vous ai dit que l’autre aile du couvent était habitée par des gens que je ne connaissais point. Ils ont découvert sans doute le secret des galeries souterraines ; mais ils ne peuvent venir jusqu’ici. Il n’y avait que moi et notre digne abbesse qui eussions connaissance de cette partie du cloître dans laquelle nous sommes. Une imprudence pourrait nous perdre tous !

 

– Puis, monseigneur, reprit Jocelyn, la nuit va bientôt venir ; alors je sortirai par l’ouverture secrète d’en haut ; je connais les autres entrées des souterrains ; je ferai le tour du cloître ; j’y pénétrerai et j’atteindrai ainsi la galerie voisine ; mais jusque-là, je vous en conjure, ne tentons rien !

 

– Attendons donc la nuit ! dit le marquis en soupirant.

 

Et tous trois rentrèrent dans la cellule, sur le seuil de laquelle le marquis s’était déjà avancé.

 

Ainsi que l’avait dit Jocelyn, la nuit descendit rapidement. Alors le vieux serviteur se disposa à accomplir son dessein. Seulement, au lieu de se diriger vers la porte secrète en dehors de laquelle Yvonne gisait toujours évanouie, il gagna une galerie située du côté opposé. Bientôt il atteignit un petit escalier qu’il gravit rapidement. Arrivé au sommet il pénétra dans une pièce voûtée qu’il traversa, et, au moyen d’une clé qu’il portait sur lui, il ouvrit une porte de fer imperceptible aux yeux de quiconque n’en connaissait pas l’existence, tant la peinture, artistement appliquée, la dissimulait au milieu des murailles noircies.

 

Alors il se trouva dans l’aile droite du couvent. À la faveur de l’obscurité il atteignit la cour commune. Là, caché derrière un pilier, il jeta autour de lui des regards interrogateurs. Deux fenêtres de l’aile gauche étaient splendidement éclairées.

 

Jocelyn, certain que la cour était déserte, la traversa rapidement. Il voulait, en gagnant une hauteur voisine, essayer de voir dans l’intérieur, et de connaître les nouveaux habitants. Malheureusement les vitraux des fenêtres étaient peints, et ne permettaient pas aux regards de plonger dans l’intérieur. Jocelyn, déçu dans son espoir, abandonna la petite éminence, et songea à pénétrer dans les souterrains par une des issues donnant sur la campagne, et dont il connaissait à merveille les entrées.

 

Au moment où il longeait l’aile gauche de l’abbaye, il aperçut un homme qui traversait la cour et qui marchait dans sa direction. Jocelyn, vêtu du costume des paysans bretons, était méconnaissable. Il attendit donc assez tranquillement, certain de ne pas être exposé à une reconnaissance fâcheuse. Mais l’homme passa près de lui sans le voir, et se dirigea tout droit vers un rez-de-chaussée que le comte avait converti en écurie. Cet homme était Jasmin. Il allait simplement donner la provende aux chevaux.

 

Le vieux serviteur du marquis de Loc-Ronan se sentit saisi d’une inspiration subite. Dévoré par le désir de connaître de quelle espèce étaient les gens qui habitaient si près de son maître, et pouvaient d’un moment à l’autre devenir possesseurs de son secret, Jocelyn rentra dans la cour, prit une échelle appuyée dans un des angles, la plaça devant l’une des fenêtres éclairées, et monta rapidement.

 

En voyant le domestique du comte sortir du corps de bâtiment, en entendant les chevaux hennir à l’approche de leur avoine, Jocelyn avait supposé la vérité, et il avait mentalement calculé qu’il avait le temps d’accomplir son projet avant que le domestique eût terminé ses fonctions de palefrenier.

 

Mais à peine eut-il atteint l’échelon de l’échelle qui lui permettait de plonger ses regards dans l’intérieur, qu’il fut saisi d’un tremblement nerveux, et qu’il sauta à terre plutôt qu’il ne descendit. Jocelyn venait de reconnaître le comte de Fougueray, le chevalier de Tessy, et la première marquise de Loc-Ronan.

 

Ignorant des circonstances qui avaient conduit ces deux hommes dans l’abbaye, Jocelyn pensa naturellement qu’ils avaient deviné et la supercherie de son maître, et le lieu de sa retraite. Aussi, oubliant le bruit qu’il avait entendu dans les souterrains, et qui avait été la cause de sa sortie, il ne prit que le temps de remettre l’échelle à sa place, et, avec l’agilité d’un jeune homme, il franchit la distance qui le séparait de l’entrée du cloître mystérieux où l’attendaient Julie et Philippe.

 

En le voyant entrer pâle, les cheveux en désordre, l’œil égaré, le marquis et la religieuse poussèrent une exclamation d’effroi.

 

– Qu’as-tu ? s’écria vivement Philippe.

 

– Que se passe-t-il ? demanda la religieuse.

 

Jocelyn fit signe qu’il ne pouvait répondre. L’émotion l’étouffait.

 

– Monseigneur ! dit-il enfin d’une voix entrecoupée, monseigneur, fuyez ! fuyez sans retard !

 

– Fuir ! répondit le marquis étonné. Pourquoi ? À quel propos ?

 

– Mon bon maître, ils savent tout ! vous êtes perdu !…

 

– De qui parles-tu ?

 

– D’eux !… de ces misérables !

 

– Du comte et du chevalier ?

 

– Oui !

 

– Impossible !

 

– Si, vous dis-je !

 

La pauvre religieuse écoutait sans avoir la force d’interroger ni de se mêler à la conversation rapide qui avait lieu entre son mari et le vieux serviteur.

 

– Jocelyn, reprit le marquis qui ne pouvait encore comprendre le danger dont il était menacé, Jocelyn, ton dévouement t’abuse ; tu te crées des fantômes.

 

– Plût au ciel, monseigneur !

 

– Mais alors, qui te fait supposer ?…

 

– Ils sont ici !

 

– Ces hommes dont tu parles ?

 

– Oui !

 

– Ils sont à Plogastel ?

 

– Dans l’abbaye même.

 

– Dans l’abbaye ! s’écria cette fois la religieuse en frissonnant.

 

– Hélas ! oui, madame !

 

– Impossible ! Impossible !… dit encore le marquis.

 

– Je les ai vus ! répondit Jocelyn.

 

– Quand cela ?

 

– À l’instant même !

 

– Dans les souterrains ?

 

– Non, monseigneur, dans l’aile gauche du couvent !

 

Et Jocelyn raconta rapidement ce qu’il venait de faire et de voir. Il dit que lorsque ses regards plongèrent dans la chambre éclairée, il avait aperçu le comte et le chevalier à table, et auprès d’eux une autre personne encore.

 

– Une femme ? demanda le marquis.

 

Jocelyn fit un signe affirmatif, puis il regarda la religieuse et se tut.

 

– Elle ?… s’écria Philippe illuminé par une pensée subite.

 

– Oui, monseigneur, répondit Jocelyn à voix basse.

 

Un silence de stupeur suivit cette brève réponse. La religieuse, agenouillée, priait avec ferveur. De sombres résolutions se lisaient sur le front du marquis. Pour lui, comme pour Jocelyn, il était manifeste que le comte et le chevalier connaissaient la vérité et s’étaient mis à sa poursuite. Sans cela, comment expliquer leur arrivée dans l’abbaye déserte ?

 

Ainsi ce que Philippe avait fait devenait nul. Il allait encore se retrouver à la merci de ses bourreaux, et, qui plus était, s’y retrouver en entraînant Julie avec lui. Pour sortir libre de l’abbaye, il lui faudrait sans aucun doute accéder aux propositions qui lui avaient été faites. Non-seulement abandonner sa fortune, ce qui n’était rien, mais reconnaître pour son fils un étranger, fruit de quelque crime qui déshonorerait le nom si respecté de ses aïeux.

 

Philippe avait la main posée sur un pistolet. Il eut la pensée d’en finir d’un seul coup avec cette existence horrible et de se donner la mort. La vue de Julie priant à ses côtés le retint.

 

Jocelyn, en proie aux terreurs les plus vives, conjurait son maître de fuir promptement sans tarder d’un seul instant.

 

– Fuir ! répondit enfin le marquis. Où irai-je ? Chacun me connaît dans la province ! Je ne ferai pas cent pas en plein soleil sans être salué par une voix amie. Oh ! si Marcof était à Penmarckh, je n’hésiterais pas ! J’irais lui demander un refuge à bord de son lougre !

 

– Écoutez-moi, Philippe, dit la religieuse en se relevant, Dieu vient de m’envoyer une inspiration. Voici ce que vous devez, ce que vous allez faire : Je vous ai dit que, seule dans le pays, une vieille fermière connaissait mon séjour dans l’abbaye. Cette femme m’est entièrement dévouée. Je puis avoir toute confiance en elle et la rendre dépositaire du secret de toute ma vie. Elle se mettra avec empressement à mes ordres et consentira à faire tout ce qui dépendra d’elle pour nous être utile, j’en suis certaine. Grâce à la nuit épaisse qu’il fait au dehors, nous pouvons encore sortir tous trois sans être vus. Nous nous rendrons chez elle. Son fils est pêcheur et habite la côte voisine, près d’Audierne. Vous vous embarquerez avec lui. Vous gagnerez promptement les îles anglaises, et une fois là, vous serez en sûreté.

 

– Et vous, Julie ? demanda le marquis.

 

– Moi, mon ami, une fois assurée de votre départ, je reviendrai ici.

 

– Ici !… oh ! je ne le veux pas !

 

– Pourquoi, Philippe ?

 

– Mais ce serait vous mettre entre les mains de ces misérables ! Vous ne savez pas, comme moi, de quoi ils sont capables !

 

– Qu’ai-je à craindre ?

 

– Tout !

 

– Ils ne me connaissent pas.

 

– Qu’en savez-vous ? Leur intérêt étant de vous connaître, ils vous devineront.

 

– Qu’importe ?

 

– Non ! encore une fois ! Je fuirai, mais à une condition.

 

– Laquelle ?

 

– Vous m’accompagnerez en Angleterre.

 

– Cela ne se peut pas, Philippe.

 

– Alors, je reste !

 

– Philippe ! je vous en conjure ! s’écria la religieuse désolée. Partez ! consentez à fuir !

 

– Jamais, tant que vous serez exposée, Julie !

 

– Eh bien ! je vous promets de demeurer quelques jours chez la fermière. Je ne reviendrai à l’abbaye que lorsqu’elle sera de nouveau solitaire.

 

– Non ! je ne pars pas sans vous !

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez qu’il me contraint à abandonner votre maison ! dit la religieuse en levant les mains vers le ciel.

 

– Dieu nous voit, Julie ; il m’absout !

 

– Eh bien ! partons, alors ! reprit Julie avec une expression de résolution sublime.

 

Jocelyn se dirigea vers les souterrains.

 

– Non ! dit vivement la religieuse ; peut-être y sont ils déjà. Partons par le cloître.

 

Jocelyn obéit. Tous trois prirent alors la route qu’il avait parcourue lui-même quelques minutes auparavant. Pour plus de précaution, Jocelyn sortit seul d’abord. Il s’assura que le cloître était désert. Puis il revint prévenir le marquis et Julie.

 

Cette fois, seulement, ils ne traversèrent pas la cour, ainsi que l’avait fait le vieux serviteur. La religieuse leur fit suivre les arcades, et bientôt ils atteignirent le jardin du couvent qu’ils parcoururent avec mille précautions dans toute sa longueur. À l’extrémité de ce petit parc, Julie se dirigea vers une petite porte qu’elle ouvrit et qui donnait sur la campagne.

 

Tous trois franchirent le seuil. Une véritable forêt de genêts hauts et touffus se présenta devant eux. Ils s’y engagèrent, certains d’être ainsi à l’abri des poursuites. Puis Julie, leur indiquant la route, se mit en devoir de les conduire à la demeure de la paysanne dont elle leur avait parlé. La Providence avait abandonné la pauvre Yvonne.

 

Depuis plus de deux heures, la malheureuse enfant était demeurée dans la même position. Étendue sur le sol humide, dévorée par une fièvre brûlante, en proie à un délire épouvantable, sans voix et sans force, elle se mourait. Aucun espoir de secours n’était admissible.

 


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