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Dans cette chambre si brillamment éclairée qui, en attirant l’attention de Jocelyn, avait été cause de la découverte de la présence des beaux-frères et de la première femme de son maître dans l’abbaye de Plogastel ; dans cette chambre, disons-nous, le comte de Fougueray était assis entre celle qu’il nommait sa sœur et sa compagne, la belle Hermosa, ou la noble Marie Augustine, et celui que suivant les circonstances, il appelait tantôt son ami Raphaël, tantôt son très-cher frère, le chevalier de Tessy. Jasmin avait fidèlement exécuté les ordres reçus. Combinant avec un soin digne d’éloges ses talents dans l’art culinaire et ses habitudes de service élégant, le respectable valet cumulait, à la grande satisfaction de ses maîtres, l’office du cuisinier et celui du maître d’hôtel.
Depuis son entrée dans l’abbaye, Jasmin avait fouillé l’aile choisie par le comte, du rez-de-chaussée aux combles. Il avait déployé un tel luxe d’activité dans ses recherches que vaisselle, argenterie, vins, liqueurs, conserves, cristaux, rien n’avait échappé à son œil scrutateur.
Peut-être bien qu’en suivant les explorations du valet, on eût pu s’étonner et de son activité et de son adresse à trouver les cachettes, à fouiller les bons coins et à forcer les serrures ; peut-être qu’en examinant attentivement le riche service de table de l’abbesse, on se fût aperçu de la disparition de plusieurs vases de vermeil et de nombreuses timbales d’argent massif ; peut-être qu’en constatant l’énormité d’un feu de bois allumé dans une salle basse, on eût pu établir un rapprochement probable entre ce foyer incandescent et ces objets détournés, en but d’un lingot facile à emporter ; mais les résultats des investigations de Jasmin avaient été trouvés, à bon droit, si heureux, si splendides que ni le comte, ni le chevalier, ni Hermosa n’avaient songé à s’inquiéter du reste.
À l’annonce de Jasmin que le souper était servi, tous trois s’étaient mis à table, et le jeune Henrique n’avait pas tardé à les rejoindre. Le menu était simple, mais parfaitement entendu. Les pauvres sœurs, nous le savons, avaient été contraintes à abandonner brusquement l’abbaye sans qu’il leur fût permis de sauver leurs richesses.
Aussi rien ne manquait-il à l’élégance de la table. Le linge, d’une finesse extrême, avait évidemment été tissé dans les meilleures fabriques de la Hollande. Les verres et les carafes étaient taillés dans le plus pur cristal de la Bohême. La vaisselle d’argent s’étalait somptueusement, entourée d’admirables porcelaines de Sèvres ; des candélabres en même métal que la vaisselle, et surchargés de bougies, inondaient la table d’un torrent de rayons lumineux qui se brisaient en se reflétant aux arêtes tranchantes et aiguës des verreries, ou qui caressaient, en en doublant l’éclat, les contours arrondis des pièces d’argenterie et des porcelaines transparentes.
Les meilleurs vins, que l’abbesse dépossédée réservait soigneusement pour les visites de l’évêque diocésain, étincelaient dans les coupes de cristal, auxquelles ils donnaient les tons chauds de la topaze brûlée ou ceux du rubis oriental, suivant que les convives s’adressaient aux crûs bourguignons ou aux produits généreux des coteaux espagnols.
Les conserves, les pâtes confites, les fruits sucrés, entremets et desserts, que les bonnes sœurs se plaisaient à confectionner dans le silence du cloître pour envoyer en présent à leurs amis de Quimper et de Vannes, gisaient éventrés, renversés par les mains profanes des deux hommes et de leur compagne.
Vers la fin du repas, Jasmin fit une dernière entrée dans la pièce, ployant sous le poids d’un plateau d’argent richement ciselé, et encombré de la plus merveilleuse collection de liqueurs qu’eut pu désirer un disciple de Grimod de la Reynière. Flacons de toutes formes et de toutes couleurs s’entre-choquaient par le mouvement de la marche du valet. Il déposa le tout sur la table, et sur un signe d’Hermosa, il sortit en emmenant Henrique.
Les convives, dont les têtes, singulièrement échauffées par les libations copieuses faites aux dépens des habiles trouvailles du cuisinier, commençaient à fermenter outre mesure, les convives voulaient se débarrasser de la présence de témoins gênants.
Aucun d’eux n’avait pu soupçonner la disparition d’Yvonne, que le chevalier voulait laisser reposer avant d’entamer un second tête-à-tête, qu’il espérait bien rendre définitif. La conversation, que la présence du jeune Henrique avait jusqu’alors renfermée dans les bornes d’une causerie presque convenable, s’élança rapidement dans les hautes régions du dévergondage le plus éhonté.
Hermosa donnait le diapason. Se débarrassant d’une partie de ses vêtements que la chaleur rendait gênants, à demi couchée sur les genoux de Diégo, les épaules nues, les lèvres rouges et humides, les regards étincelants de cynisme et de débauche, la magnifique créature avait recouvré tout l’éclat de cette beauté de bacchante qui faisait d’elle une véritable sirène aux charmes invincibles. Se prêtant aux caresses du comte, sans fuir celles du chevalier, elle buvait dans tous les verres, lançait des quolibets capables d’amener le rouge sur le visage d’un garde-française.
Aucune contrainte ne régnait plus dans les paroles des trois convives ; aucune gêne n’entravait leurs actions.
– Je vais chercher la petite, dit le chevalier en se levant tout à coup.
– Au diable ! s’écria Diégo ; laisse-nous faire en paix notre digestion. Ta Bretonne va crier comme une fauvette à laquelle on arrache les plumes, et les pleurs des femmes ont le don de m’agacer les nerfs après souper.
– Tout à l’heure tu iras la trouver, cette belle inhumaine, ajouta Hermosa en souriant ; mais Diégo a raison : finissons d’abord de souper et de boire. Allons, mio caro, verse-moi de ce xérès aux reflets dorés, et oublie un peu tes amours champêtres pour songer à l’avenir. Je suis veuve, Raphaël, tu le sais bien, et j’ai besoin d’être entourée de mes amis, pour m’aider à supporter mes douleurs et me décider sur le parti que je dois prendre. Voyons, mes aimables frères, parlez : me faut-il revêtir les noirs vêtements de circonstance, et larmoyer en public sur ma triste situation ?
– À quoi diable cela t’avancerait-il ? dit brusquement Diégo.
– Mais, on ne sait pas ! Si je faisais constater mes droits, peut-être aurais-je une part dans l’héritage ?
– Laisse donc ! Tu n’aurais rien, et le noir ne te va pas. Au diable les vêtements de deuil et la comédie de veuvage ! Elle ne nous rapporterait pas une obole. Non ! non ! j’ai une autre idée.
– Quelle idée ?
– Tu l’apprendras plus tard ; mais, pour le présent, soupons gaîment ! Allons, Hermosa, ma diva, ma reine, ma belle maîtresse, à toi à nous verser le syracuse, ce vieux vin de la Sicile, cet aimable compatriote qui noie la raison, raffermit le cœur, réjouit l’âme, et nous rappelle nos Calabres bien-aimées ! Donne-nous à chacun un flacon entier, comme jadis après une expédition. Part égale !
– Part égale ! répéta Raphaël. Verse, Hermosa, verse à ton tour !
Hermosa se leva et fit un pas pour se diriger vers le buffet en chêne sculpté sur lequel elle avait déposé les flacons du vin sicilien. Mais Diégo, la saisissant par la taille, l’attira à lui et la renversa sur ses genoux.
– Un baiser, dit-il ; il me semble que je n’ai que trente ans !
Et se penchant vers sa compagne :
– Ne va pas te tromper ! murmura-t-il à son oreille.
Hermosa se redressa en échangeant avec lui un rapide regard, puis elle alla prendre les flacons et les plaça sur la table. Chacun prit celui qui lui était offert. À les voir ainsi tous trois, chancelant à demi sous l’effet de l’ivresse naissante, on devinait facilement que ce n’étaient pas là deux gentilshommes et une noble dame soupant ensemble : c’étaient deux bandits comme en avait rencontré autrefois Marcof, et une courtisane éhontée comme on en a rencontré et comme on en rencontrera toujours, tant que la débauche existera sur un coin de la terre. Le souper avait dégénéré en orgie.
– Raphaël ! s’écria Diégo en remplissant son verre, buvons et portons une santé à nos amis d’autrefois, à ces pauvres diables qui se déchirent encore les pieds sur les roches des Abruzzes, à nos compagnons de misère, de gaieté et de plaisirs, à Cavaccioli et à ses hommes !
– À Cavaccioli ! dit Hermosa ; et puisse-t-il danser le plus tard possible au bout d’une corde !
– À Cavaccioli ! répéta Raphaël en choquant son verre contre celui que lui présentait Diego.
– Allons, Hermosa ! reprit Raphaël en posant son verre vide sur la table et en saisissant le flacon d’une autre main pour le remplir de nouveau. Allons, Hermosa ! chante-nous quelque-uns de tes joyeux refrains, cela égayera un peu ces murailles, qui n’ont guère entendu que des psaumes et des litanies !
– Et que veux-tu que je chante, Raphaël ?
– Ce que tu voudras, pardieu !
– Sang du Christ ! interrompit Diego en italien, fi des chansons françaises ! Une chanson du pays, cara mia ! une chanson en patois napolitain.
Hermosa se recueillit quelques instants, puis elle se leva et commença d’une voix fraîche encore et vibrante ces couplets si répétés à Naples, et que depuis plus d’un siècle les lazzaroni ont chantés sur tous les airs connus :
– Bravo ! répéta Diego. Il me semble être encore dans les Abruzzes ! Ah ! l’on a bien raison de dire que les années de la jeunesse ne se remplacent pas ! Depuis que nous avons quitté les Calabres, depuis le jour où ce damné Marcof, que Dieu confonde ! a détruit à lui seul une partie de ma bande, nous n’avons jamais cessé d’avoir de l’or et d’en dépenser à pleines mains. Eh bien ! je regrette néanmoins cette vie d’autrefois, si misérable peut-être, mais si belle et si libre.
– Pour moi, je ne suis pas de ton avis, répondit Hermosa, et je suis certaine que Raphaël ne pense pas autrement que je le fais.
– Tu as raison, Hermosa, fit Raphaël. Eh bien ! continua-t-il en tressaillant, que diable ai-je donc ? Un étourdissement !
– Tu as besoin d’air peut-être ? fit observer Diégo.
– C’est possible.
Hermosa obéit en lançant un nouveau coup d’œil à Diégo, qui laissa errer un sourire sur ses lèvres.
– Je me sens mieux ! fit Raphaël en s’approchant de la fenêtre.
Diégo se leva, et passant son bras autour de la taille d’Hermosa, il se pencha vers elle comme pour lui baiser le cou, mais il lui dit à voix basse :
– C’est trop ?
– C’est énorme !
– Alors ?
– Alors ce sera plus tôt fini, voilà tout.
Et cette fois, il embrassa Hermosa au moment où Raphaël se retournait.
– Corps du Christ ! s’écria celui-ci en les voyant dans les bras l’un de l’autre, quelle tendresse ! quel amour ! quelle passion ! cela fait plaisir à voir !
– Eh ! caro mio ! répondit Diégo, n’as-tu pas aussi une belle compagne qui t’attend ?
– Si fait ! pardieu ! ma jolie Yvonne ! Je n’y songeais plus.
– Peste ! quelle indifférence pour un amoureux !
– Eh ! c’est la faute de ce vin de Syracuse ! Il me produit ce soir un effet étrange ; à tous moments j’ai des éblouissements. Il me semble que le plancher vacille sous mes pieds.
– Alors c’est une mauvaise disposition passagère !
– C’est possible. En attendant, j’ai laissé, je crois, à la belle enfant, tout le temps nécessaire pour mûrir mes paroles. Corpo di Bacco ! j’ai dans l’idée que je vais la trouver docile comme une fiancée, et amoureuse comme une courtisane romaine !
Et Raphaël se dirigea vers la porte ; mais à moitié chemin, il chancela, fit un effort pour se soutenir et tomba sur une chaise. Diégo suivait tous ses mouvements de l’œil du tigre qui veille sur sa proie.
Hermosa, indifférente à ce qui se passait autour d’elle, trempait le petit doigt de sa main mignonne dans son verre à demi rempli et s’amusait à laisser tomber sur la nappe, déjà maculée, les gouttelettes brillantes du vin liquoreux que les rayons des bougies transformaient en perles orangées. Tandis que sa main droite se livrait à cet innocent exercice, la gauche s’approchait, en se jouant, du flacon qu’avait aux trois quarts vidé Raphaël. Agitant doucement la tête, elle lança un regard autour d’elle. Diégo lui tournait le dos, Raphaël avait la main sur ses yeux. Alors la belle figure de l’Italienne prit une expression sauvage et épouvantable : ses doigts fiévreux saisirent le flacon et l’attirèrent à la place de celui appartenant au comte de Fougueray. Puis une idée nouvelle lui traversa sans doute l’esprit, car ses traits se détendirent, et elle remit la bouteille devant le couvert de Raphaël. Les deux hommes n’avaient rien vu.
Diégo paraissait absorbé plus que jamais dans la contemplation de son compagnon, et celui-ci, pâle et la bouche crispée, était incapable de voir ni d’entendre. Le poison opérait rapidement, car la physionomie du chevalier se décomposait à vue d’œil.
Cependant le malaise parut se dissiper un peu. Raphaël respira bruyamment, et, se relevant, essaya de gagner la porte ; mais une nouvelle faiblesse s’empara de lui et le fit retomber sur un siège. Il passa la main sur son front humide de sueur.
– Oh ! murmura-t-il, j’ai la poitrine qui me brûle !
– Veux-tu boire ? demanda Diégo.
Raphaël ne répondit pas. Diégo s’avança vers la table, prit un verre qu’il remplit encore de syracuse, et le présenta à Raphaël. Celui-ci tendit la main et leva les yeux sur son compagnon. Puis une pensée subite illumina sa physionomie cadavéreuse. Il ouvrit démesurément les yeux, se redressa vivement en repoussant le verre, et saisissant le bras de Diégo :
– Pourquoi nous as-tu fait donner à chacun un flacon séparé de syracuse ? demanda-t-il d’une voix rauque. Pourquoi n’as-tu pas bu dans le mien ?
– Quelle diable de folie me contes-tu là ? répondit Diégo en souriant avec calme.
Mais Raphaël se précipitant vers la table, prit son verre, vida dedans ce qui restait du breuvage empoisonné placé devant lui, et l’offrant à Diégo :
– Je n’ai pas soif ! répondit le comte.
– Bois, te dis-je, je le veux !
– Au diable !
Et Diégo, d’un revers de main, fit voler le verre à l’autre bout de la pièce.
– Ah ! s’écria Raphaël dont l’expression de la physionomie devint effrayante. Ah ! tu m’as empoisonné !
– Tu es fou, Raphaël ! ne suis-je pas ton ami ?
– Tu m’as empoisonné ! Le flacon ? où est le flacon que Cavaccioli t’a donné ?
– C’est Hermosa qui l’a.
– Où est-il ? Je veux le voir !
– Pourquoi faire ?
– Ah ! je souffre ! je ne vois plus ! je brûle ! s’écria Raphaël en se tordant dans des convulsions horribles.
– Que faut-il faire ? demanda Hermosa à Diégo.
– Attendre ! cela ne sera pas long !
– Tu vois bien que tu m’as empoisonné ! s’écria Raphaël, qui, avec cette perception mystérieuse des sens qui résulte en général de l’absorption d’un poison végétal, avait entendu ces paroles. Tu m’as empoisonné ! continua-t-il en tirant son poignard ; mais nous allons mourir ensemble !
Et Raphaël essaya de s’élancer sur Diégo, mais un nouvel éblouissement la cloua à la même place. Hermosa s’était rapprochée de la porte.
– Va-t’en ! lui dit vivement Diégo, va-t’en ! et empêche Jasmin de pénétrer jusqu’ici.
Hermosa obéit avec un empressement visible.
– Si Raphaël pouvait le tuer avant de mourir ! murmura-t-elle en entrant dans une pièce voisine.
Là, s’agenouillant sur un prie-Dieu :
– Sainte madone ! exaucez ma prière ! dit-elle avec onction ; je promets une robe de dentelle à la vierge de Reggio !
Raphaël s’était relevé. Rassemblant ses forces, et soutenu par la suprême énergie du désespoir, par le désir de la vengeance, par la volonté d’entraîner avec lui son meurtrier dans la tombe, il marcha vers Diégo. Celui-ci connaissait trop la violence du poison qu’il avait fait prendre à Raphaël pour douter de son efficacité. Aussi ne cherchait-il qu’à gagner du temps.
Alors commença entre ces deux hommes un combat horrible à voir. L’un fuyait en se faisant un rempart de chaque meuble. L’autre, pâle, haletant, se soutenant à peine trébuchant devant chaque obstacle, essayait en vain d’atteindre son ennemi.
Le silence le plus profond régnait dans la pièce. On entendait seulement la respiration de chacun, l’une sifflante avec bruit, l’autre égale et sonore.
Diégo renversa avec intention les candélabres placés sur la table encore toute servie. L’obscurité ajouta à l’horreur de la situation. Devinant que son adversaire n’avait renversé les flambeaux que pour gagner plus facilement la porte de sortie et fuir, Raphaël s’appuya immobile contre le chambranle, serrant le manche de son poignard entre ses doigts humides et crispés.
Diégo fit quelques pas, se tenant toujours sur la défensive. Il avait pris sur la table un long couteau à lame courte et acérée qui avait servi à trancher un magnifique jambon de Westphalie. N’entendant Raphaël faire aucun mouvement, il le crut évanoui de nouveau. Alors il se dirigea rapidement vers la porte. Sa main, étendue, rencontra celle de son ennemi.
– Enfin ! s’écria Raphaël en levant son poignard.
Et d’un bras encore assez ferme il frappa. Diégo, avec une présence d’esprit qui indiquait un sang-froid remarquable, se baissa vivement. Raphaël frappa dans le vide.
Alors Diégo, se relevant, saisit son adversaire dans ses bras, le souleva de terre et le renversa sur la dalle. Puis, entr’ouvrant vivement la porte, il s’élança en la retirant à lui. La clef, placée extérieurement, lui permit de la refermer. Une fois dans le corridor, il respira. Hermosa était en face de lui.
– Eh bien ? demanda-t-elle.
– Il va mourir ! répondit Diégo.
– Quoi ! ce n’est pas encore fini ?
– Je ne voulais pas répandre son sang.
– Parce qu’il avait été ton compagnon ?
– Non ! dit-il, mais pour que Jasmin puisse croire à ce que nous dirons lorsque nous lui parlerons de cette mort subite.
À travers l’épaisseur de la boiserie de la porte, on entendait Raphaël blasphémer. Seulement les blasphèmes étaient interrompus de temps à autre par un râle d’agonie.
– Maintenant, rentre chez toi ! dit Diégo à Hermosa.
– Tu ne viens pas ?
– Non !
– Où vas-tu donc ?
– Oui.
– Pourquoi faire ?
– Pour savoir si, elle aussi, elle est morte.
Hermosa fixa sur son interlocuteur son grand œil noir pénétrant.
– Hermosa ? répondit tranquillement le comte en soutenant sans trouble le regard de sa compagne.
– Diégo ! tu m’as dit que cette jeune fille t’était indifférente ?
– Oui.
– Tu as menti !
– Hermosa !
– Mais, je te jure…
– Allons-donc ! interrompit Hermosa avec dédain, crois-tu donc que je t’aime encore assez pour être jalouse ?
– Eh bien, alors ?
– Je veux que tu me dises la vérité.
– Je te l’ai dite.
– Très-bien ; je vais alors aller moi-même dans la cellule, et comme cette jeune fille nous est inutile…
– Après ? dit Diégo en voyant qu’elle n’achevait pas sa pensée.
– Il reste encore quelques gouttes au fond du flacon, continua-t-elle froidement.
Diégo fit un geste violent d’impatience. Hermosa se rapprocha de lui.
– Avoue-donc ! dit-elle.
– Eh ! quand cela serait ? que t’importe ?
– Il m’importe qu’avant toute chose je veux que nous partagions ce que vous avez rapporté du château de Loc-Ronan.
– Morbleu ! que ne le disais-tu plus tôt ?
Et Diégo entraîna rapidement Hermosa dans une chambre voisine. On entendait toujours le râle et les blasphèmes de Raphaël qui lacérait la boiserie de la porte avec la pointe de son poignard. À l’aide d’un briquet qu’il portait constamment sur lui, le malheureux avait encore eu la force de faire jaillir la lumière et de rallumer une bougie. Il espérait pouvoir démonter les gonds de la porte et joindre alors son ennemi, mais sa main vacillante frappait la boiserie et non le fer.
Diégo se dirigea vers un énorme coffre placé dans un des angles de la pièce dont Hermosa avait fait sa retraite. Ce coffre était doublé en fer et avait servi sans doute à renfermer les trésors du couvent. Les religieuses avaient fui si promptement qu’elles n’en avaient pas emporté les clefs. Lorsque le comte de Fougueray était arrivé dans l’abbaye, le coffre était ouvert et vide. C’était là qu’avec Raphaël ils avaient déposé l’or, les bijoux et les papiers arrachés à Jocelyn.
Diégo ouvrit le coffre. Il allait procéder au partage, lorsque Hermosa lui posa la main sur l’épaule.
– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.
– J’ai à te parler.
– De suite !
– Cette demande de partage, mon cher, est un prétexte, dit Hermosa en souriant. Je n’ai pas peur que tu me trompes jamais ; car nous avons trop besoin l’un de l’autre pour que tu songes à faire de moi ton ennemie. Ne t’impatiente pas ! Si tout à l’heure j’avais voulu t’amener ici pour causer, tu aurais refusé ! Je connais ton caractère gai et j’ai suivi mes appréciations. Maintenant que nous sommes seuls, oublie un moment la belle Yvonne, tu as trop d’esprit, et tu n’es plus assez jeune pour sacrifier ton intérêt à l’amour. Or, il s’agit de notre fortune, Diégo ! de notre fortune que la mort de Philippe nous a enlevée tout à coup, et qu’il dépend de moi de nous rendre ! Ah ! tu es devenu attentif ? Tu m’écoutes, maintenant !
– Sans doute ! tu m’intrigues énormément. Parle vite.
– Oh ! mon projet sera court à expliquer.
– Je t’écoute.
– La mort du marquis est tellement récente, continua Hermosa, qu’elle est à peine connue dans cette partie de la province, et que bien certainement on l’ignore à vingt lieues.
– Ceci est incontestable.
– Tu te rappelles, Diégo, lors de notre arrivée à Rennes, jadis ce que nous avons entendu dire de l’amour de Julie de Château-Giron pour Philippe de Loc-Ronan ?
– On prétendait cet amour fort sérieux.
– Et l’on ne se trompait pas ! Ce qui a déterminé la nouvelle marquise à prendre le voile a été la pensée de rendre le repos à son époux, croyant le mettre ainsi à l’abri de nos poursuites. Tu avoueras qu’elle se sacrifiait. Or, une femme qui, jeune et jolie, renonce au monde pour l’amour d’un homme, cette femme-la, ferait à plus forte raison, le sacrifice de sa fortune pour assurer la tranquillité de ce même homme ?
– Puissamment raisonné ! interrompit Diégo.
– Julie de Château-Giron a perdu son père il y a quatre mois.
– Comment sais-tu cela ?
– Que t’importe ?
– Tu as donc des espions partout ?
– Allons ! tu es bien décidément d’une force remarquable ! dit Diégo en baisant la main de sa compagne.
Il avait entièrement oublié Yvonne.