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Le cabinet de travail de Carrier était une pièce de moyenne grandeur éclairée sur un beau jardin. Par surcroît de précautions, le sanguinaire agent de la Convention n’avait pas voulu habiter ordinairement une des chambres dont les fenêtres donnaient sur la rue.
Cette pièce était tapissée richement, et ornée d’une profusion de glaces et de dorures du plus mauvais goût. Des rideaux de soie rouge garnissaient les fenêtres et les portes. Un lustre était suspendu au plafond. Une magnifique pendule, flanquée de deux candélabres mesquins, écrasait une cheminée dans l’âtre de laquelle brillait un feu plus que suffisamment motivé par la rigueur de la saison. Les pieds foulaient un moelleux tapis.
Les murailles étaient recouvertes d’arrêtés, de décrets, de lois votées par la Convention ou rendues par Carrier lui-même en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires. Partout les yeux rencontraient ces entête si connus : Liberté, égalité ou la mort ! Une gravure, représentant une petite guillotine surmontée d’un bonnet phrygien, occupait la place d’honneur. Au bas de cette intéressante gravure enfermée dans un cadre doré, on lisait ce quatrain tracé à la main.
Que quand les rois périront tous
Puis, en énormes lettres, était écrit au-dessous :
Vive la République ! Mort aux aristocrates, aux suspects et aux modérés !
En regard de cette gravure, on voyait une énorme carte des environs de Nantes appendue à la muraille. Sur cette carte, une grande quantité de noms de communes et de villages étaient barrés par une raie rouge. Ces raies indiquaient les communes, bourgs ou villages qui devaient être brûlés, et dont les habitants seraient massacrés sans pitié. Carrier avait apporté tout préparé de Paris cet intéressant échantillon de géographie patriotique, et il se vantait d’avoir tracé ces barres à l’aide d’un encrier rempli de sang humain provenant des victimes de septembre.
Le reste de l’ameublement se composait d’une table ronde, d’un large divan de près de huit pieds de longueur, et de quatre fauteuils.
Sur l’un de ces fauteuils, placé près de la fenêtre, était assise ou plutôt accroupie une femme qui tricotait avec acharnement. Cette femme avait une physionomie repoussante. Elle pouvait également avoir trente ans et en avoir cinquante. Ses yeux rouges et écaillés, aux paupières dénuées de cils, brillaient sous des sourcils d’un blond fade, qui, par un hasard singulier chez les blondes, se rejoignaient au-dessus du nez. Son teint était livide, ses pommettes saillantes et son front déprimé. Assise, elle paraissait petite ; debout, elle était fort grande.
Cette différence provenait de la petitesse du buste et de la longueur démesurée des jambes. Ses mains sèches, ses doigts crochus, sa poitrine étroite, dénotaient une extrême maigreur qu’il était difficile de constater sous l’épaisse carmagnole qui enveloppait les épaules et la taille. Une jupe de laine rayée rouge et gris complétait ce costume avec un énorme bonnet empesé, surmonté d’une cocarde tricolore.
Le côté moral de cette créature peu séduisante répondait entièrement au côté physique. Hargneuse, cruelle, avare, grondeuse, les défauts remplissaient tellement son cœur, que la plus petite qualité n’avait pu y trouver place pour y apporter compensation. Elle torturait à plaisir les malheureux qui se trouvaient sous sa dépendance.
Cette agréable personne était la citoyenne Carrier, épouse légitime du ci-devant procureur ; maintenant commissaire tout-puissant.
Carrier avait eu plusieurs fois la fantaisie de se débarrasser de sa femme et de la faire guillotiner ; mais au moment d’en donner l’ordre, il s’était senti retenu par la force de l’habitude ; puis son caractère le récréait quelquefois.
– Elle me fait, disait-il, l’effet d’un gros dindon en colère, et cela m’amuse4.
Enfin, heureusement pour elle, la citoyenne avait jadis cultivé avec succès l’art des Vatel et des Grimod de La Reynière. Or, Carrier était sensuel et gourmand ; personne ne savait lui préparer des mets à son goût comme la citoyenne Carrier. Ses qualités culinaires, plus encore que l’habitude que son mari avait d’elle, étaient bien certainement entrées pour beaucoup dans les raisons qui empêchaient celui-ci de la faire jeter en prison.
Autre qualité : la citoyenne n’était nullement jalouse, et même elle se montrait complaisante au suprême degré. Puis, faut-il le dire ? Carrier avait peur de sa femme.
Carrier était lâche et brutal. Dans ses moments d’irritabilité, il éprouvait le besoin de passer sa rage en frappant sur plus faible que lui. Un matin, étant fort en colère et ne trouvant personne sous sa main pour se détendre les nerfs, il avait naturellement appelé sa femme. Celle-ci accourut. Sous un prétexte quelconque, Carrier leva le poing et le laissa retomber. Mais la citoyenne était Auvergnate. La faible femme cachait sous sa maigreur une force peu commune ; elle riposta largement, si largement que Carrier fut obligé de demander grâce. Depuis ce moment, le couple avait vécu en paix. Carrier continuait à avoir des maîtresses et à faire tomber des têtes. La citoyenne se mêlait de la cuisine, mais le proconsul n’avait plus eu la velléité de passer sur elle ses rages fréquentes.
Carrier était un homme de trente ans ; sa taille était élevée, mais il y avait dans toute sa personne quelque chose de gauche et de désagréable. Sa démarche était cauteleuse et gênée comme celle de la hyène avec laquelle il avait tant d’autres points de ressemblance. Son front était bas, ses yeux, ronds et verdâtres, ne regardaient jamais en face et avaient toujours une expression d’inquiétude ; son nez était recourbé, ses lèvres minces et incolores ; son teint olivâtre tranchait mal avec ses cheveux noirs collés aux tempes. Jamais on ne pouvait parvenir à le voir complètement en face. Il affectait une grande brutalité de gestes pour cacher ce qu’il y avait dans sa nature primitive de précautionneux et de craintif. Au premier abord, on devinait sa lâcheté.
Son costume affichait une certaine recherche ; copiant Robespierre, il portait les culottes courtes, les bas de soie et l’habit noir, à la boutonnière duquel s’épanouissait une fleur ; seulement, il faisait fi de la poudre. L’écharpe tricolore était toujours nouée autour de sa taille.
Au moment où nous pénétrons dans le cabinet que nous venons de décrire, la citoyenne Carrier était accroupie près d’une fenêtre, tricotant avec acharnement.
C’était un quart d’heure à peu près avant l’arrivée de Pinard sur la place.
Le proconsul, assis au milieu du large divan adossé à la muraille, au-dessous de la gravure représentant la guillotine en question, se prélassait sur les coussins soyeux. Sur ce même divan étaient couchées deux femmes, l’une à droite, l’autre à gauche du commissaire national, toutes deux étendues dans une position à peu près semblable, et toutes deux ayant leur tête appuyée sur un coussin de chaque côté de Carrier. Chacune des mains du proconsul jouait avec les tresses de cheveux qui se déroulaient sur les épaules des deux femmes.
La première, celle de droite, était une jeune fille de vingt à vingt-quatre ans, admirablement belle ; ses grands yeux arabes flamboyaient dans l’ombre, dégageant leur fluide magnétique ; ses sourcils, finement dessinés, tranchaient, par leur nuance foncée, avec la blancheur rosée du teint ; ses lèvres un peu épaisses, étaient plus rouges que le corail de l’Adriatique ; sa pose indiquait une admirable perfection de formes, une souplesse harmonieuse du corps et une sorte de distinction naturelle.
Elle portait le costume qui commençait à faire fureur dans les salons des terroristes et qui devait briller de tout son éclat sous le règne cyniquement dépravé du Directoire. Une tunique blanche, rehaussée de franges cramoisies, était attachée sur l’épaule gauche par un superbe camée, laissant à découvert une partie de la gorge ; les jambes nues sortaient à demi de la jupe, et du bout de ses pieds mignons, chaussés de la sandale antique, elle jouait avec les glands du coussin sur lequel ils reposaient.
Cette femme se nommait Angélique Caron, et était depuis quelques mois la favorite du harem. L’alliance de cette créature si belle et de ce lâche assassin est une de ces monstruosités dont la bizarrerie est si grande qu’elle éblouit ceux qui la contemplent. Angélique était vive, spirituelle et gaie ; elle se servait souvent de son influence sur le proconsul pour lui arracher quelque grâce qu’elle sollicitait aux heures propices. Néanmoins, l’histoire ne lui a pas pardonné de s’être faite la compagne des orgies de Carrier. L’histoire a flétri Angélique et l’histoire a eu raison : rien ne peut excuser son séjour auprès du monstre sanguinaire.
L’autre femme, vêtue à peu près du même costume, paraissait de quelques années plus âgée qu’Angélique, mais elle était fort belle encore et certainement plus élégante que sa compagne ; les traits de sa figure étaient plus nets, mieux dessinés, les formes de son corps plus accentuées et plus robustes. Il y avait plus de science dans sa pose, plus de coquetterie effrontée dans son regard et l’expression ironique qui se peignait sur sa physionomie lorsqu’elle jetait un coup d’œil sur sa rivale, dénotait la conscience qu’elle avait de sa supériorité morale.
Carrier se récréait près de ces deux femmes, tandis que la citoyenne Carrier tricotait philosophiquement.
– Ainsi, disait le proconsul à sa compagne de gauche dont il s’amusait à tirer les longues tresses d’ébène, ce qui parfois arrachait un cri de douleur à la femme, ainsi, tu trouves mon idée à ton goût ?
– Je la trouve excellente.
– Eh bien, nous l’essayerons ce soir.
– Sur qui ?
– Sur la bande de calotins que l’on a arrêtés hier.
– Mais je ne comprends pas, moi, dit Angélique.
– Sotte ! fit Carrier en frappant sur l’épaule nue de sa belle maîtresse un coup tellement sec de sa main droite, que la marque des doigts se détacha aussitôt, rouge et marbrée, sur la peau blanche et satinée d’Angélique Caron.
– Tu me fais mal !… fit-elle en tressaillant sous l’effet de la douleur.
– Pourquoi as-tu l’intelligence si dure ?
– Explique-toi mieux, je te comprendrai.
– Hermosa comprend bien, elle.
– Hermosa a toutes les qualités depuis deux jours, nous savons cela, répondit Angélique avec ironie. Au reste, elle a le droit d’avoir plus d’intelligence que moi, elle a plus d’années.
– Que veux-tu dire ? s’écria Hermosa en se redressant comme si elle venait d’être mordue par un serpent.
– Insolente !
– Insolente, oui ; menteuse, non.
– Assez ! interrompit brusquement Carrier en se levant ; vous m’ennuyez toutes les deux.
– Tu n’es pas aimable aujourd’hui, répondit Angélique.
– C’est qu’il me plaît d’être ainsi.
– Explique-nous encore une fois tes beaux projets ! fit Hermosa en s’appuyant gracieusement sur le bras du proconsul.
– Ah ! cela te tient au cœur ?
– Sans doute ! Ne s’agit-il pas de punir des aristocrates ?
– Et tu les hais, n’est-ce pas ?
– Oui ! je les hais et je voudrais voir tous les royalistes de la Bretagne et de la Vendée sous le couteau de la guillotine : deux surtout.
– Lesquels ?
– Et puis ?
– Sois tranquille ; tu jouiras de ce spectacle plus promptement que tu ne le crois.
– Comment cela ?
– Mais ce projet ? fit Angélique avec impatience.
– Je vais te le raconter, ma belle ! répondit Carrier en passant le bras autour de la taille souple de la jeune femme, qui se cambra et se renversa à demi comme si elle eût voulu appeler sur ses lèvres le baiser de la bête venimeuse qui l’enlaçait.
Pendant ce temps, la citoyenne Carrier tricotait toujours. La porte du cabinet s’ouvrit brusquement.
– Que me veut-on ? s’écria le proconsul en faisant un pas en arrière et en s’abritant instinctivement derrière les deux jeunes femmes.
Le misérable était tellement lâche, qu’il s’effrayait au moindre bruit. Un sans-culotte de garde parut sur le seuil.
– C’est quelqu’un qui demande à te parler, citoyen, dit-il sans saluer.
– Il dit que tu le recevras.
– Son nom, alors ?
– Je n’en sais rien.
– Et tu laisses ainsi pénétrer dans ma maison des gens que tu ne connais pas ! s’écria Carrier avec fureur.
– Il a une carte de civisme du comité de Paris.
– Qu’est-ce que cela me fait ?
– Alors je vais lui dire qu’il s’en aille ?
– Adresse-le au secrétaire.
– Bien ! répondit le sans-culotte en se retirant.
Cinq minutes après, il rentra.
– Encore ? fit le proconsul : si tu me déranges de nouveau, je te fais incarcérer.
– C’est le citoyen qui veut entrer.
– Passe-lui ta baïonnette dans le ventre, à ce brigand-là.
– Comme tu y vas, citoyen Carrier ! répondit une voix forte et bien timbrée. Est-ce ainsi que tu as l’habitude de recevoir les envoyés extraordinaires du Comité de salut public de Paris ?
Ces paroles n’étaient pas achevées, qu’un nouvel interlocuteur se présentait à la porte du cabinet. C’était un homme de haute taille, un peu obèse et aux cheveux grisonnants. Il portait un costume à peu près semblable à celui du proconsul. En voyant cet homme, Hermosa tressaillit, et un éclair de joie brilla dans ses yeux.
– Diégo ! murmura-t-elle.
Le nom du Comité de salut public de Paris était une sorte de Sésame qui, à cette époque, ouvrait toutes les portes, même les mieux fermées. En l’entendant prononcer, Carrier fit un geste de surprise, et changeant de ton :
– Tu es délégué par Robespierre ? demanda-t-il brusquement.
– Oui ! répondit le nouveau venu.
– Où sont tes pouvoirs ?
– Les voici.
Et l’envoyé du Comité parisien entra d’un pas assuré dans la pièce et tendit un paquet de papiers à Carrier. Celui-ci s’empressa de les ouvrir et les parcourut rapidement.
– Il paraît que tu es un chaud patriote ! fit-il en levant les yeux sur l’inconnu.
– Tout autant que toi, répondit ce dernier.
– Alors nous nous entendrons.
– Je le pense.
– Tu as à me parler ?
– Sans doute.
– Immédiatement ?
– Oui.
– Scévola, ferme la porte, et cette fois, massacre le premier qui voudrait me déranger !
Le sans-culotte obéit. L’envoyé du Comité de salut public jeta un regard autour de lui et put voir seulement alors les trois femmes.
– Tiens ! fit-il en attirant Angélique, celle-ci est jolie.
Et il l’embrassa familièrement. Carrier devint blême ; il était jaloux à l’excès. Angélique s’échappa des bras qui l’enlaçaient et se recula vivement.
– L’oiseau est farouche, dit le nouveau venu avec insouciance.
– Elle est ma maîtresse ! répondit brusquement Carrier.
– Eh bien ! si je reste quelques jours à Nantes, tu me la céderas, n’est-ce pas ?
– Est-ce pour cela que Robespierre t’envoie ?
– Robespierre m’envoie pour t’aider à pacifier la Vendée.
– Toi ?
– Moi-même.
– Est-ce que la Convention trouve que je ne fais pas mon devoir ?
– Elle trouve que tu vas lentement.
– Elle n’a donc pas eu connaissance de mes projets ?
– Si fait.
– Eh bien !
– Elle les approuve.
– Ah ! s’écria Carrier avec un rire forcé, alors elle ne pourra plus me reprocher ma lenteur.
Puis se retournant vers les femmes :
– Allez-vous-en ! ordonna-t-il brutalement, j’ai à causer avec le citoyen.
Madame Carrier se leva et obéit en grommelant. Hermosa et Angélique la suivirent. Arrivée à la porte, l’Italienne laissa passer les deux femmes, sortit la dernière, et, se retournant un peu, elle échangea un regard rapide avec l’envoyé parisien ; puis elle sortit, et la porte fut refermée avec soin.