Ernest Capendu
Le Marquis de Loc-Ronan
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IX LES PROJETS DE CARRIER

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IX

LES PROJETS DE CARRIER

Quand les deux hommes furent seuls, ils s’examinèrent réciproquement. La défiance se lisait dans les yeux du proconsul.

 

– Ton nom ? demanda-t-il brusquement pour couper court à l’examen que son interlocuteur passait de sa personne.

 

Carrier ne pouvait supporter les regards fixés sur lui.

 

– Ton nom ? répéta-t-il.

 

– Le citoyen Fougueray.

 

– Tu es un pur ?

 

– Ma mission te le dit assez.

 

– Oui ; mais sais-tu ce que j’entends par un bon patriote, moi ?

 

– Non.

 

– Je vais te le dire.

 

– J’écoute, dit le nouveau personnage en prenant une pose insouciante.

 

– J’entends un républicain capable de boire on verre de sang d’aristocrate (sic).

 

– Verse, je boirai.

 

– Bien ! Assieds-toi, alors, et causons.

 

Les deux hommes s’installèrent sur le divan.

 

– Tu dis donc, reprit Carrier, que la Convention a lu mon projet ?

 

– Oui.

 

– Et qu’elle l’approuve ?

 

– Entièrement. Je ne suis venu à Nantes que pour en surveiller l’exécution.

 

– Veux-tu que je te l’explique en détail ?

 

– Cela me fera un véritable plaisir.

 

– Eh bien ! écoute-moi.

 

– Je suis tout oreilles.

 

Tout en parlant, Carrier regardait en dessous, selon sa coutume, son interlocuteur. L’espèce de petite mise en scène qu’il venait d’exécuter en jouant les grands sentiments républicains, si fort de mode alors, n’avait eu d’autre but que d’impressionner l’envoyé de Robespierre.

 

Mais Carrier avait vu avec dépit que cet homme n’avait paru éprouver non seulement aucune gêne en la présence du proconsul, mais même n’avait manifesté aucun étonnement, ni aucune curiosité. La proposition de boire un verre de sang d’aristocrate l’avait fait légèrement sourire, et il avait accompagné sa réponse laconique d’un regard quelque peu railleur qui avait démontré à Carrier que le nouveau venu était un homme peu facile à jouer. Aussi le commissaire républicain se tint-il sur ses gardes, et le proconsul s’effaça momentanément pour faire place au procureur.

 

– Tu sais, citoyen Fougueray, reprit Carrier en caressant pour ainsi dire chacune de ses paroles, tu sais, citoyen Fougueray, que de toute la France, y compris Paris, Nantes est la ville où les aristocrates abondent le plus ?

 

– Sans doute, répondit Diégo, et cela s’explique d’autant mieux que Nantes est au centre du foyer de l’insurrection de l’Ouest.

 

– Depuis deux mois passés que je suis ici, j’ai fait activement rechercher les brigands pour les incarcérer.

 

– C’était ton devoir.

 

– Et je l’ai accompli.

 

– Nous n’en doutons pas à Paris.

 

– Oui ; mais ce que vous ne savez pas, c’est que les prisons sont petites ; elles regorgent d’aristocrates.

 

– Bah ! c’est un bétail qu’il ne faut pas craindre d’entasser.

 

– Sans doute ; mais l’entassement amène le typhus, et la nuit dernière un poste entier de grenadiers a succombé en quelques heures. Au Bouffay, les gardiens eux-mêmes tombent quelquefois en ouvrant les portes des cachots.

 

– Et tu crains que le typhus ne gagne la ville ?

 

– Certainement ; les bons patriotes pâtiraient pour les mauvais.

 

– Et comme tu es bon patriote tu pourrais y passer comme les autres. Je comprends ta susceptibilité à l’endroit de l’entassement des prisonniers. Après ?

 

– Il s’agissait donc de trouver un moyen de vider les prisons aussi vite qu’elles se remplissaient, et de donner en même temps un peu d’agrément aux braves sans-culottes.

 

– C’est ce moyen que tu cherchais ?…

 

– Et que j’ai trouvé.

 

– Voyons cela !

 

– J’ai fait mettre en réquisition tous les navires depuis Nantes jusqu’à Saint-Nazaire.

 

– Bon !

 

– On clouera avec soin les sabords.

 

– Très bien.

 

– Chaque soir on embarquera quelques centaines d’aristocrates sur un de ces navires.

 

– Et ils s’embarqueront avec d’autant plus de plaisir qu’ils croiront que l’on va les déporter tout simplement.

 

– C’est cela. Je les déporte aussi ; tu vas voir ! fit Carrier en souriant d’un sourire monstrueux.

 

– J’écoute avec la plus scrupuleuse attention.

 

– Une fois les sabords cloués et les aristocrates à fond de cale, on ferme l’entrée du pont avec des planches

 

– Bien clouées également ?

 

– Sans doute !

 

– Continue, citoyen ; c’est plein d’intérêt, ce que tu me dis là.

 

– Puis on conduit le bateau au milieu de la Loire ; les sans-culottes se retirent dans des barques, les charpentiers donnent un coup de hache dans les flancs du navire, et la Loire fait le reste.

 

– Très bien !

 

– J’appellerai cela « les déportations verticales, » ajouta Carrier en riant.

 

– Des baignades révolutionnaires, fit Diégo.

 

– Et la Loire sera « la baignoire nationale ! »

 

– Bien dit, citoyen ! Touche là ; tu me vas !

 

– Et toi aussi, citoyen ! J’écrirai à Robespierre pour le remercier de t’avoir envoyé ici !

 

– Et quand commencerons-nous ?

 

– Ce soir.

 

– Qui est-ce qui prendra le premier bain ?

 

– Quatre-vingt-dix-huit calotins royalistes que je conservais à cet effet. Tu comprends, ceux-là iront ouvrir la porte du paradis pour les autres et les annonceront au sans-culotte Pierre.

 

– À quelle heure la fête ?

 

– À sept heures ; et après cela souper chez moi. Tu en seras ?

 

– Naturellement.

 

– Tous les bons patriotes se réjouiront ensemble, et si cet aristocrate de Gonchon réclame des jugements, on le fera baigner avec les autres !

 

En ce moment on frappa doucement à la porte du cabinet.

 

– Entrez ! cria Carrier.

 

La porte s’entrouvrit, et la tête de Scévola parut dans l’entre-bâillement.

 

– Citoyenfit-il en s’adressant à Carrier.

 

– Quoi ?

 

– Il y a là Pinard, Chaux et Brutus qui demandent à te voir pour faire une motion.

 

– Qu’ils entrent ! ce sont des bons !

 

Les sans-culottes de la compagnie Marat furent introduits par Scévola. Carrier, mis en belle humeur par l’idée des noyades qu’il allait commencer à mettre à exécution, les accueillit avec familiarité. Pinard et Diégo se touchèrent la main.

 

– Vous vous connaissez donc ? fit le proconsul en remarquant ce double mouvement.

 

– Oui, répondit Pinard ; le citoyen et moi avons fait la chasse aux aristocrates en septembre à Paris.

 

– Et nous l’avions commencée autrefois en Bretagne, ajouta Diégo ; n’est-ce pas, Carfor ?

 

– Je ne m’appelle plus comme cela.

 

– Tiens, tu as changé de nom ?

 

– Oui.

 

– Pourquoi !

 

– Parce que, quand je m’appelais Ian Carfor, je subissais la tyrannie des aristocrates. Les gueux avaient prononcé ce nom, il était souillé, et j’en ai changé.

 

– Tu aurais pu le garder ; car, s’il était souillé, tu l’as diablement lavé ! s’écria Carrier en faisant allusion aux massacres des prisons auxquels le sans-culotte avait pris jadis si grande part.

 

Tous rirent gaiement du spirituel mot du proconsul.

 

– Et comment t’appelles-tu, maintenant ? demanda Diégo.

 

– Je me nomme Pinard.

 

– Comment ! c’est toi le fameux sans-culotte dont on parle à la Convention ?

 

– Moi-même.

 

– Je t’en fais mes compliments.

 

– Et que me voulais-tu ? ajouta Carrier.

 

– Te faire une motion.

 

– Laquelle ?

 

– C’est rapport à ces brigands qui encombrent l’entrepôt.

 

– Tu as donc une idée aussi ?

 

– Et une bonne.

 

– Dis-nous cela.

 

Pinard, alors, raconta son atroce projet de faire mitrailler les prisonniers en masse. En l’entendant parler, l’œil de Carrier flamboyait. Quand Pinard eut achevé, le proconsul lui tendit la main.

 

– Adopté ! cria-t-il.

 

– Et l’autre manière ? fit observer Diégo en souriant.

 

– Cela n’empêchera pas.

 

– C’est juste ! nous irons plus vite.

 

Carrier alors communiqua à son tour à ses trois amis le plan qu’il avait conçu, plan qui non seulement avait été approuvé par la Convention, mais encore avait été honorablement mentionné au procès-verbal de la séance.

 

En comprenant que l’eau et le feu allaient venir en aide à la guillotine, et activer les moyens connus jusqu’alors d’exterminer les honnêtes gens, les farouches patriotes poussèrent des hurlements de joie. Il fut convenu que Carrier et Diégo, Angélique et Hermosa assisteraient à cinq heures à la mitraillade, et à sept heures aux noyades. Deux premières représentations en un seul jour ! Quel plaisir !

 

Pinard devait être le principal metteur en scène. Il dirigerait le feu et assisterait à l’œuvre des charpentiers lorsqu’ils feraient couler le navire. Puis on s’occupa minutieusement des moindres détails de cette double opération.

 

Trois heures sonnaient à la cathédrale lorsque la conférence se termina. Diégo, en sa qualité d’envoyé du Comité de salut public de Paris, avait prévenu Pinard qu’il l’accompagnerait pour assister aux dispositions que le sans-culotte allait prendre à l’occasion de la double fête du soir. Pinard et ses amis s’étaient donc éloignés en prévenant Diégo qu’il les retrouverait devant le corps de garde de la compagnie Marat. L’Italien et le proconsul restèrent seuls de nouveau.

 

– J’ai encore à te parler, dit Fougueray en s’asseyant.

 

– Qu’est-ce donc ? demanda Carrier.

 

– Il s’agit d’une affaire importante.

 

– Concernant la République ?

 

– Oui et non.

 

– Explique-toi.

 

Au lieu de répondre, Diégo prit son portefeuille, en tira une lettre, et, la dépliant, il la présenta tout ouverte au proconsul.

 

– Lis cela ! dit-il.

 

Carrier se pencha en avant et lut à voix haute :

 

« Je présente mes amitiés fraternelles au citoyen Carrier et lui ordonne, au nom de la République française, une et indivisible, d’avoir égard à tout ce que pourra lui communiquer le citoyen Fougueray à l’endroit d’un aristocrate caché sous un faux nom et détenu à Nantes. Il s’agit de l’un des deux hommes pour lesquels j’ai déjà donné au citoyen commissaire des ordres antérieurs.

 

« Cette lettre doit être toute confidentielle, et ne pas sortir des mains du citoyen Fougueray.

 

« Salut et fraternité,

 

« ROBESPIERRE.

 

« Paris, 24 frimaire, an II de la République française. »

 

Après avoir achevé cette lecture, Carrier réfléchit quelques instants.

 

– Robespierre veut parler sans doute des deux brigands dont l’un se nomme Jocelyn ? dit-il.

 

– C’est cela même, répondit Diégo.

 

– Il m’a écrit jadis à ce propos en me disant de ne pas faire guillotiner ces deux hommes.

 

– Ainsi ils sont dans les prisons !

 

– Je le crois.

 

– Tu n’en es pas sûr ?

 

– Non.

 

– Comment cela ?

 

– Il en meurt tant tous les jours dans les prisons.

 

– N’as-tu pas les registres ?

 

– Est-ce qu’on a le temps de tenir des comptes de la vie de ces gueux-là ?

 

– Alors, j’irai voir moi-même.

 

– Va, si tu veux.

 

– Donne-moi un laissez-passer pour la geôle.

 

Carrier prit une feuille de papier et écrivit rapidement quelques lignes qu’il signa.

 

– Voici ce que tu me demandes, dit-il en tendant la feuille à Diégo.

 

Celui-ci la prit et la mit dans sa poche.

 

– Je vais m’y faire conduire par Pinard, répondit-il. S’ils vivent encore, je prendrai des précautions pour l’avenir.

 

– Ah çà ! toi et Robespierre, vous tenez donc bien à ces brigands ?

 

– Énormément.

 

– Vous voulez les empêcher d’être punis comme ils le méritent ?

 

– Non pas.

 

– Alors que voulez-vous ?

 

– Qu’ils vivent deux ou trois jours encore… Robespierre t’avait écrit de ne pas faire tomber leurs têtes, parce que je ne pouvais à ce moment venir à Nantes, et que moi seul dois agir dans cette affaire.

 

– J’avoue que je ne comprends pas. Explique-toi.

 

– Plus tard.

 

– Et dans deux jours on pourra les envoyer avec les autres ?

 

– Certainement.

 

Diégo allait sortir et se dirigeait déjà vers la porte ; Carrier l’arrêta en posant la main sur son épaule.

 

– J’ai une idée, fit-il. Robespierre dit dans sa lettre qu’un de ces deux hommes est un ci-devant.

 

– Oui.

 

– Quel est son nom ?

 

– Que t’importe ?

 

– Dis toujours.

 

– Je le veux bien, d’autant mieux que tu ne le connais pas.

 

– Enfin ?…

 

– Le ci-devant marquis de Loc-Ronan.

 

– Et Jocelyn ?

 

– C’est son domestique.

 

– Ah ! ah ! continua Carrier poussé par cet instinct de l’homme de loi qui flaire une bonne affaire et des victimes innocentes à dépouiller. Ah ! ah ! fit-il encore.

 

– Que signifient ces exclamations ? demanda Diégo avec impatience.

 

– Elles signifient que je crois avoir deviné tes intentions.

 

– Je ne comprends pas.

 

Carrier regarda autour de lui en baissant la voix :

 

– Nous partagerons ! dit-il.

 

– Quoi ? répondit Diégo avec étonnement.

 

– Allons, ne joue pas au plus fin avec moi. Parlons nettement ; nous nous moquons tous deux d’un aristocrate de plus ou de moins ; tu t’occupes de celui-là, donc il y a quelque chose à en tirer, j’en suis sûr.

 

– Tu crois ?

 

– Certainement.

 

– Tu te trompes.

 

– Impossible !

 

– Si fait, te dis-je !

 

– Alors je le ferai noyer ce soir.

 

Diégo fit un geste violent.

 

– Et la lettre de Robespierre ? dit-il.

 

– Elle est confidentielle, elle protège un aristocrate, Robespierre la reniera. Je ferai noyer ce soir les prisonniers, et je défie de me faire rendre compte de mes actions.

 

– Renard !… murmura Diégo.

 

– Ancien procureur, mon cher !… répondit Carrier qui avait tout à fait dépouillé le nouvel homme pour faire place à l’ancien. Je ne sais rien et je sais tout. Réfléchis maintenant, et parle. Nous sommes seuls, tu n’as rien à craindre.

 

– Eh bien ! veux-tu être franc ?

 

– Oui ; personne ne nous entend et je puis nier mes paroles.

 

– À la bonne heure !

 

– À notre aise, alors.

 

– Si demain tu trouvais un million à gagner pour te faire royaliste, que répondrais-tu ?

 

– As-tu donc des propositions à me faire ?

 

– Suppose-le.

 

– Impossible !

 

– Pourquoi ?

 

– Les royalistes ne me prendront jamais parmi eux.

 

– Si l’on ne te demandait seulement qu’à les aider en ayant l’air de les persécutercomprends-tu ?

 

– Je commence.

 

– Que ferais-tu ?

 

– Je n’en sais rien.

 

– Allons donc ! s’écria Diégo avec emportement ; puis baissant la voix il ajouta : Est-ce que tu vas vouloir jouer au républicain avec moi ? Est-ce que tu vas continuer ton rôle de patriote ? Niaiserie que tout cela !… Tu es homme d’esprit ; tu te moques pas mal des principes de la République, pourvu que tu en retires des avantages. Si tu t’es fait révolutionnaire comme tous les autres, c’est parce que tu ne pouvais pas être noble ! Tu tues les aristocrates pour t’enrichir de leurs dépouilles ! Est-ce que tu crois que je ne connais pas l’histoire des rançons ?

 

– Je défends la République ! répondit Carrier en pâlissant de colère.

 

– Oui, tu la défends, comme dans les Abruzzes je défendais l’asile où étaient entassées mes richesses. Tu l’aimes comme on aime ses vices.

 

– Citoyen Fougueray !…

 

– Tu vas me menacer de me faire arrêter ?

 

– Oui, si tu continues ! s’écria le proconsul devenu furieux en se voyant démasqué.

 

Diégo haussa les épaules.

 

– Je te croyais intelligent, et tu n’es qu’un égorgeur stupide ! répondit-il.

 

– Tu vas payer tes paroles ! hurla Carrier en se dirigeant vers la porte.

 

Diégo tira froidement un pistolet de sa poche et en appuya le canon sur la poitrine du proconsul.

 

– Un pas… un mot, tu es mort ! dit-il tranquillement.

 


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