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Carrier se laissa tomber sur le divan près duquel il se trouvait. Le misérable tremblait comme un enfant. Diégo remit son pistolet dans sa poche, et, toujours impassible, se croisa les bras sur la poitrine en écrasant son interlocuteur d’un regard de mépris.
– Tu n’es qu’un lâche ! lui dit-il, et tu veux faire le bravache. Tu n’es qu’un misérable fripon, et tu veux jouer au bandit ! Tu ignores à qui tu parles. Est-ce que tu crois qu’un homme comme moi serait venu stupidement se jeter dans tes griffes sans avoir à sa disposition le moyen de les rogner. Je t’ai fait voir mes pouvoirs d’envoyé du Comité de salut public. Je t’ai montré la lettre de Robespierre, il me reste à te communiquer un autre document.
Tout en parlant ainsi, Diégo avait atteint de nouveau son portefeuille et en tirait un acte en blanc portant le seing de Robespierre, surmonté des mots : « Pleins pouvoirs ». Il en prit encore trois autres de même forme. Le premier était revêtu de la signature de Collot-d’Herbois, le second de celle de Saint-Just, le troisième de celle de Billaud-Varennes. Tous ces pouvoirs étaient donnés au nom du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale. Diégo les réunit tous les quatre et les plaça sous les yeux de Carrier qui, stupéfait et atterré, n’osait bouger de place ni prononcer un mot.
– Tu vois, continua Diégo, que je suis en mesure. Je puis te faire jeter en prison si bon me semble, et si tu osais attenter à ma liberté, le Comité t’en demanderait compte. Donc, oublions ce petit mouvement de mauvaise humeur et concluons. Je vais être clair et précis. Tu voles ici ; je prétends voler avec toi. Seulement, nous organiserons la chose sur un pied plus convenable. Tu entends ?
– Oui ! répondit Carrier, qui reprit courage en voyant la tournure que Diégo donnait à la conversation.
– Malgré mes pouvoirs, tu pourrais me nuire en faisant égorger le marquis de Loc-Ronan, et c’est cette circonstance qui me décide à parler comme je le fais. Tu as dû songer déjà que ce qui se passe ne peut durer. Il arrivera un moment où la réaction renversera le pouvoir. Ce jour-là, nous serons tous perdus. Il s’agit simplement de parer à l’événement en s’y prenant adroitement d’avance. Nous sommes en position, profitons-en. Engraissons-nous, enrichissons-nous, pillons, prenons, et, l’heure venue, sauvons-nous !
– Les aristocrates sont ruinés ! répondit Carrier.
– Pas tous, et les négociants ne le sont qu’à demi !
– Mais ce Loc-Ronan ?
– Ce Loc-Ronan, entre nos mains, nous rapportera trois ou quatre millions. Aide-moi, et je t’abandonne un tiers, quelle que soit la somme.
– Je veux moitié ! dit Carrier en se levant.
– Allons donc ! Te voilà revenu à de bons sentiments !
– À une condition.
– Laquelle ?
– Bah ! laisse-moi faire, et nous garderons tout pour nous deux.
– Soit.
– C’est convenu ?
– Arrêté.
– Je savais bien que nous finirions par nous entendre.
– Eh bien ! va vite à l’entrepôt ; assure-toi que ton ci-devant n’est pas mort, et dépêchons.
– Tu es pressé maintenant ?
– Autant que toi. Mais, continua Carrier en réfléchissant, explique-moi comment nous pourrons tirer quatre millions du marquis ?
– C’est très simple. Il est marié ; sa femme l’adore et cette femme, qui est religieuse maintenant, possède une énorme fortune. Cette fortune, réalisée il y a deux ans, n’a pu sortir de France. Elle est enfermée dans quelque coin du département d’Ille-et-Vilaine. Je ne sais pas où, mais j’ai des données certaines qui me permettent d’être sûr du fait. En passant à Rennes, j’ai fait incarcérer l’ancien notaire de la famille, et, pour racheter sa liberté et sa vie, il m’a raconté cela. L’imbécile ne m’a rien caché, et lorsque j’ai vu qu’il avait défilé son chapelet, je l’ai laissé marcher avec les autres.
– Il est mort ?
– Certainement.
– Très bien ! s’écria Carrier qui comprenait mieux que personne cette manière de procéder.
– Or, le marquis et sa femme étaient hors de France, continua Diégo, et ils y sont rentrés depuis deux mois. Le marquis est en prison, mais sa femme a échappé.
– Où est-elle ?
– À La Roche-Bernard.
– Qui l’a conduite là ?
– Un diable incarné nommé Marcof, frère naturel du marquis.
– Marcof ! murmura Carrier. Hermosa m’a parlé plusieurs fois de cet homme.
– Imprudente ! dit Diégo entre ses dents.
– Tu comprends, continua l’Italien, que dès que la religieuse saura son mari en danger, elle sacrifiera tout pour le sauver.
– C’est probable.
– Et ensuite ?
– Ensuite nous déporterons verticalement le cher marquis.
– Adopté.
– Tout ce qu’il nous faut, c’est qu’il consente à me donner une lettre pour sa femme, lettre dans laquelle il lui dira seulement qu’il est en prison et qu’il va être jugé.
– Et il y consentira ?
– J’en réponds.
– En ce cas, agis vite, et n’oublie pas qu’à cinq heures nous serons à la place du département.
– Je n’y manquerai pas. Mais je ne veux pas agir aujourd’hui ; je veux seulement m’assurer que le marquis vit encore. Je prétends le laisser durant quelques jours, afin que l’exécution de tes projets porte la terreur dans son esprit et me le livre complètement. Quant à toi, dresse une liste de ceux qu’il y a encore à rançonner dans la ville.
– Elle sera faite.
– Et demain, nous commencerons à empocher.
– C’est cela ! Les noyades et les mitraillades feront bon effet et rendront les parents plus coulants en affaire. C’est parfaitement imaginé.
Et les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent. Carrier retourna près de ses maîtresses. Diégo descendit vivement et rejoignit Pinard qui l’attendait.
Le sans-culotte prit familièrement le bras de l’envoyé du Comité de salut public.
– Veux-tu aller aux prisons ? lui demanda-t-il.
– Est-ce que tu n’as pas des ordres à donner pour les noyades et les mitraillades de ce soir ? répondit Diégo.
– Bah ! ils sont donnés depuis longtemps.
– Alors, allons chez toi.
– Soit.
Tous deux se dirigèrent vers le Bouffay.
– Eh bien ! fit Pinard après un léger silence et en parlant avec précaution, de manière à ne pas être entendu des rares passants qui longeaient les murailles, eh bien ! mon brave, es-tu content ?
– Enchanté.
– Ça marche alors ?
– Carrier en est ?
– Parbleu ! je te l’avais bien dit.
– As-tu été obligé de montrer tes pouvoirs ?
– Oui.
– Et… qu’est-ce qu’il a dit ?
– Rien.
– Je lui avais montré un pistolet avant, et ça l’avait rendu stupide.
– Alors il ne doute de rien ?
– Il me croit bel et bien envoyé du Comité ; tu avais si parfaitement imité les signatures.
– Dame ! j’y avais mis tous mes soins.
– Aussi, je te le répète, cela marchera tout seul.
– Tu as vu comme j’ai joué mon rôle.
– Et moi qui t’ai demandé ton nouveau nom !
– C’était superbe !
– Carrier partagera avec moi les rançons.
– Bonne affaire ; et pour le marquis ?
– Moitié ! s’écria Pinard ; es-tu fou ! Quoi ! tu partagerais ?
– Allons donc !… quelle bêtise ! Il n’aura rien !
– Tant pis pour lui !
– Il pourrait te causer des désagréments.
– Et à toi aussi.
– Oh ! moi, je ne le crains pas ; la compagnie Marat m’obéit au doigt et à l’œil ; je l’ai formée, tous ces hommes me sont dévoués, et je leur dirais de massacrer Carrier qu’ils obéiraient.
– Très bien.
– Mais toi ?
– Bah ! j’ai libre accès à Richebourg, maintenant. Que Carrier m’inquiète, et son affaire sera claire !
– Ah ! nous sommes de rudes joueurs.
– C’est pour cela que nous gagnerons la partie.
– Espérons-le.
En ce moment les deux hommes s’engageaient dans une rue étroite, au bas de laquelle demeurait Pinard.
– À propos, fit le sans-culotte en approchant de sa maison, j’ai placé l’homme que tu m’as adressé.
– Piétro ?
– Oui.
– C’est un bon garçon, qui m’est dévoué. Tu en as fait ce que je t’ai dit ?
– Oui.
– Il est guichetier à la prison ?
– C’est lui qui veille sur Jocelyn et sur le marquis.
– Très bien !
– Mais, vois-tu, Diégo, il faut nous hâter. Tous les jours on me parle de ces deux hommes ; on s’étonne qu’ils soient encore vivants.
– Ils vivent encore, n’est-ce pas ?
– Certainement.
– C’est que Carrier m’avait parlé du typhus.
– Je les avais fait mettre à part par précaution, sachant ce qu’ils valent. Mais je te le dis encore, dépêchons-nous. Je ne sais plus que répondre à ceux qui m’interrogent à ce sujet ; et j’ai été contraint de les faire remettre dans la salle commune.
– Avant quatre jours la chose sera faite, et nous pourrons les laisser noyer ou fusiller, à leur choix.
– Pourquoi quatre jours encore ?
– Parce que le marquis n’est pas facile à intimider, et que je compte beaucoup sur l’effet des exécutions qui commenceront ce soir. D’ailleurs j’attends de nouveaux renseignements indispensables.
– Nous voici arrivés, dit Pinard en s’arrêtant et en poussant la porte d’une allée étroite. Entre et monte ; nous causerons plus à l’aise.
– Il n’y a personne chez toi ?
– Elle est toujours dans le même état ?
– Toujours.
– Cela m’amuse de la faire souffrir, et cela me venge de ce que m’ont fait endurer ces brigands que tu connais.
– En parlant d’eux, je n’ai pas eu de chance de n’avoir pas tué Marcof.
– Mais je le retrouverai.
– Espérons-le ! soupira Pinard en tirant une clef de sa poche, et en l’introduisant dans la serrure d’une porte devant laquelle les deux hommes se trouvaient.
La chambre dans laquelle ils pénétrèrent était située au troisième étage de la maison. C’était une vaste pièce démeublée et garnie seulement d’une table et de quelques chaises. Les chaises étaient en paille grossière, et, sur la table, on voyait une grande quantité de bouteilles et de verres à moitié vides. Un fusil, une paire de pistolets, un sabre d’infanterie et un autre de cavalerie étaient suspendus à la muraille. Deux fenêtres basses et à châssis de bois dits à la guillotine, laissaient pénétrer le jour qui commençait à baisser. Une seconde porte, communiquant avec une autre pièce, était placée en regard de celle d’entrée.
Pinard et son compagnon prirent chacun une chaise et s’approchèrent de la table.
– As-tu soif ? demanda le sans-culotte.
– Cela dépend du vin que tu as dans ta cave, répondit Diégo.
– Oh ! sois sans crainte ; il provient des celliers d’un aristocrate de gros armateur que j’ai fait guillotiner il y a six semaines. Les premiers crus de Bordeaux, rien que cela.
– Il vaut mieux que les députés de son pays.
– Ohé ! la Bretonne ! cria Pinard en se tournant vers la porte qui donnait dans l’intérieur.
Un bruit léger répondit à cette interpellation prononcée d’une voix rude. La porte s’ouvrit doucement, et une jeune fille parut timidement sur le seuil.
En apercevant la nouvelle venue, qui paraissait ne pas oser entrer, Diégo ne put maîtriser un geste d’étonnement. Pinard se mit à rire.
– Tu la trouves changée, n’est pas ? dit-il en frappant sur l’épaule de son compagnon.
– Méconnaissable ! répondit l’Italien en considérant attentivement la jeune fille qui demeurait immobile, encadrée par le chambranle de chêne comme une gravure ancienne.
– Elle est encore assez gentille, pourtant, continua le sans-culotte.
Diégo garda le silence. La jeune fille n’avait pas changé de position. Elle portait un costume complet de paysanne de la basse Bretagne ; mais ce costume, qui jadis avait dû briller d’élégance et de coquetterie, était prêt à tomber en lambeaux. Ses pieds nus étaient marbrés par le froid. Sa coiffe déchirée retombait sur ses épaules. Et cependant, comme l’avait fait observer Pinard, cette jeune fille était belle encore sous cette livrée ignoble de la plus profonde misère. Ses longs cheveux blonds descendaient en flottant, et l’enveloppaient de leurs tresses soyeuses. Ses joues amaigries et pâles faisaient ressortir l’éclat de ses yeux noirs ; mais ces yeux, largement ouverts, semblaient manquer de regard. Ils étaient d’une fixité étrange.
De temps en temps sa bouche mignonne se contractait, et elle paraissait murmurer quelques mots à voix basse. Ses mains sèches et rougies se rapprochaient alors comme celles des enfants à qui on apprend le saint langage de la prière. La physionomie s’illuminait d’une lueur subite, puis l’expression changeait tout à coup. De grosses gouttes de sueur perlaient à la racine des cheveux, ses doigts se crispaient, son visage indiquait l’épouvante, ses yeux s’ouvraient plus grands encore, et un cri s’étouffait dans sa gorge.
Elle tremblait de tous ses membres et paraissait étouffer. Enfin des larmes abondantes tombaient de ses paupières et le calme renaissait. Puis aux pleurs succédait le rire ; mais ce rire effrayant dont on a tant parlé, ce rire nerveux et strident qui indique la souffrance et fait mal à ceux qui l’entendent. Pinard fit un geste brusque en se tournant vers la jeune fille. Celle-ci tressaillit, et, baissant la tête par un mouvement semblable à celui d’un enfant qui a peur d’être maltraité, elle s’avança craintivement, obéissant au sans-culotte comme un esclave eût obéi à un maître cruel et redouté.
Pinard, sans prononcer un mot, leva le bras, et désigna du doigt les bouteilles vides qui encombraient la table ; tirant ensuite de la poche de côté de sa carmagnole une clef d’une dimension peu commune, il la tendit à la jeune fille, en fixant sur elle son œil fauve d’où se dégageait une sorte de fluide magnétique pareil à celui du serpent fascinateur. La pauvre enfant fit encore un pas en avant, et, toujours craintive et frémissante, elle prit la clef qui lui était offerte.
Diégo, stupéfait, regardait sans comprendre la scène muette qui se passait sous ses yeux, cherchant en vain à en deviner le sens, lorsque, sur un geste de son compagnon, plus impérieux encore que le premier, la malheureuse insensée tourna sur elle-même par un mouvement raide et machinal, et s’éloigna vivement, traversant la pièce dans toute sa largeur.
– Que diable signifie cette comédie ? demanda Diégo en se retournant vers l’âme damnée du proconsul.
– Tu vas voir, attends un peu, répondit Pinard avec un sourire triomphant.
En effet, cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le pas de la jeune fille retentit légèrement au dehors, et qu’elle apparut sur le seuil de la chambre portant de l’une de ses mains mignonnes deux bouteilles pleines et de l’autre deux verres vides. Elle s’approcha doucement, déposa le tout avec précaution sur la table, et se retira ensuite dans l’angle de la pièce le plus éloigné des buveurs.
– Eh bien ! dit Pinard en attirant à lui l’une des bouteilles qu’il déboucha, et dont il versa le contenu dans les deux verres ; eh bien ! comment la trouves-tu dressée ? Lui ai-je appris à faire convenablement le service et à se rendre utile en société !
– Elle n’est donc plus folle ? demanda Diégo en baissant la voix.
– Folle ! elle l’est plus que jamais, au contraire !
– Mais si elle était privée de raison, elle ne te comprendrait pas.
– Bah ! je lui ai parlé un langage que la brute elle-même entend parfaitement, dit Pinard en désignant de la main une grosse corde pendue à la muraille.
– Tu la bats ?
– Tiens ! il faut bien lui faire son éducation. D’ailleurs, elle ne comprend que cela ! Parle-lui, tu vas voir.
Diégo se leva et se dirigea vers la jeune fille. Lui prenant les mains, il l’attira vers lui :
– Yvonne ! lui dit-il avec une sorte de précaution tendre.
La jeune fille tourna la tête de son côté, et fixa sur l’Italien ses grands yeux ouverts dont les regards vagues semblaient avoir perdu le don de la vue.
– Yvonne ! répéta Diégo, veux-tu me répondre ?
La Bretonne ne parut pas avoir entendu. Toute son attention était captivée par un énorme paquet de breloques qui, suivant la mode du temps, pendait au bout de la chaîne de montre de l’ami de Pinard.
– Quand je te dis qu’elle ne comprend que cela ! dit le sans-culotte en désignant toujours la corde et en haussant les épaules avec mépris.
– Voyons ! continua Diégo, écoute-moi, petite ; je ne te ferai pas de mal, je ne veux pas te battre, moi !
– Bien vrai ? fit Yvonne en relevant la tête.
– Non, je veux avoir soin de toi, au contraire.
Cette fois encore, Yvonne ne parut pas comprendre et ses yeux se reportèrent sur les breloques qui semblaient uniquement occuper sa pensée. Elle les toucha d’abord du doigt, timidement, craintivement ; puis s’enhardissant peu à peu, elle les prit dans sa main, et se baissa pour les contempler de plus près, les examinant attentivement une à une. Diégo sourit, et pour satisfaire le caprice de la pauvre folle, il tira sa montre de son gousset, et la donna à la jeune fille. Celle-ci poussa alors une exclamation joyeuse.
– Tu vas la gâter ! s’écria Pinard avec emportement. Il faudra que je recommence à la battre pour la ramener dans la bonne voie.
Au son rauque de cette voix brutale, qui vint subitement interrompre son plaisir enfantin, Yvonne tressaillit. Ses traits se contractèrent, son visage changea d’expression, et sa main tremblante laissa échapper la montre, qui tomba et se brisa sur le plancher.
– Imbécile ! tu lui as fait peur, et tu as fait casser ma montre ! s’écria Diégo en s’adressant à son ami.
Puis il revint vers Yvonne pour essayer de la calmer ; mais la pauvre enfant, en proie à une terreur folle, se recula vivement, les dents serrées et les mains frémissantes.
Tout à coup son œil hagard lança un éclair d’intelligence, son bras se dressa comme s’il eût voulu repousser une apparition effrayante, elle arracha sa main qu’avait saisie Diégo, poussa un cri aigu qui sembla lui déchirer la poitrine et la gorge, ses joues s’empourprèrent, et elle roula de toute sa hauteur sur le carreau humide. Sa tête heurta en tombant l’angle aigu d’une chaise voisine, et le sang jaillit avec abondance ; puis la jeune fille demeura étendue sans mouvement.
– Elle m’a reconnu ! s’écria Diégo avec stupeur.
– Eh non ! répondit tranquillement Pinard en débouchant la seconde bouteille.
– Elle m’a reconnu, te dis-je ; son regard était lucide lorsqu’elle le fixait sur moi.
– Mais cependant…
– Bah ! elle est comme cela chaque fois qu’elle voit un autre visage que le mien ; ça lui produit de l’effet. La petite n’aime pas le changement.
– Tu crois ?
– Parbleu ! j’en suis sûr. Elle s’est fait déjà une demi-douzaine de trous à la tête en se pâmant ainsi lorsqu’un ami venait me visiter et lui adressait la parole pour se distraire.
Diégo s’était rapproché de la jeune fille, et, se penchant vers elle, il se disposa à la relever pour la prendre dans ses bras.
– Où faut-il la transporter ? demanda-t-il.
– Qu’est-ce que tu dis ? répondit Pinard avec un sourire ironique.
– Je te demande où est son lit, pour l’y porter.
– Il est là. Et le sans-culotte désigna du geste de la paille à moitié pourrie étendue dans un coin de la seconde pièce, et que la porte restée ouverte permettait d’apercevoir.
– Ce tas de fumier ? fit Diégo en reculant.
– Tiens, est-ce que ce n’est pas assez bon pour elle ? Mais ne t’en occupe pas davantage. Laisse-la là ; elle est bien revenue toute seule les autres fois, elle reviendra bien celle-ci encore. Et puis, si elle en meurt, ce sera de la besogne toute faite, car elle commence à m’ennuyer, et un de ces quatre matins je la conduirai à l’entrepôt.
– Je te défends de le faire ! s’écria l’Italien.
– Comment dis-tu cela ? fit Pinard en levant son verre à la hauteur de l’œil par ce mouvement familier à tous les buveurs.
– Je t’ordonne de garder cette jeune fille, reprit Diégo.
Pinard se mit à rire en se renversant sur le dossier de sa chaise qu’il rejeta en arrière pour être à même de mieux contempler son interlocuteur.
– Tu oublies nos conventions, dit-il en dégustant à petites gorgées le verre qu’il venait de porter à ses lèvres. Tu oublies ce qui s’est passé entre nous à la baie des Trépassés, le soir où, poursuivi toi-même par Keinec et Jahoua, tu as quitté la route de Brest pour venir me demander asile.
– Et sans mon arrivée, tu mourais comme un chien dans ton trou, interrompit Diégo.
– Possible.
– C’est moi qui t’ai sauvé.
– Je ne le nie pas ; mais il s’agit d’autre chose. Rappelle-toi, cher ami, qu’Yvonne était devenue folle, et que tu n’avais d’autre parti à prendre que de la noyer en la jetant à la mer, ou de la laisser errer à l’aventure. Or, la raison pouvait lui revenir. Dans ce cas, elle aurait infailliblement donné des renseignements précieux et précis sur ton aimable individualité, comme dit le procureur de la commune ; donc tu ne pouvais la laisser aller. Je t’offris de la garder près de moi. Tu acceptas.
– Oui.
– À condition que j’en ferais ce que je voudrais.
– Mais tu ne devais jamais la tuer.
– J’ai changé d’avis aujourd’hui.
– Pourquoi ?
– Parce que, je te le répète, cela commence à me fatiguer de la trouver toujours en rentrant. Et puis, je l’ai fait assez souffrir ; elle ne sent plus les coups, qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?
– Je l’emmènerai, et je la placerai chez quelqu’un.
– C’est cela, pour qu’on la soigne.
– Eh bien ?
– Imbécile ! fit Pinard en haussant les épaules ; et si en la soignant on la guérissait ? N’oublie pas que sa folie a été provoquée par une fièvre cérébrale, et que, par conséquent, elle peut revenir à la raison : j’ai pris des renseignements là-dessus.
– Alors je la garderai près de moi.
– Pour en faire ta maîtresse, comme tu en as toujours eu l’intention.
– Quand cela serait ?
– Impossible.
– Non !
– Non.
– Corpo di Bacco ! tu m’échauffes les oreilles, à la fin.
– Laisse-les refroidir ! Réfléchis que tu n’es pas libre de nous compromettre tous deux.
– Et en quoi nous compromettrais-je ?
– Si Yvonne revient à la raison, elle s’échappera promptement ; elle pourra rencontrer Marcof, Keinec ou Jahoua et mettre l’un de ces êtres-là sur nos traces. Le premier surtout ! s’il nous soupçonnait ici seulement, il serait capable de venir à Nantes nous chercher.
– C’est possible ! dit Diégo en réfléchissant.
– Alors, adieu nos beaux projets !
L’Italien ne répondit pas, mais un nuage sombre était descendu sur son front et il paraissait méditer profondément ; son œil même se détourna du corps de la pauvre Bretonne.
Pinard vida un nouveau verre et continua :
– Songe que tout nous a réussi jusqu’ici. Carrier a cru bonnes les signatures que j’ai su imiter ; il pense agir en vertu d’ordres émanant de Robespierre ; il te prend pour un envoyé du Comité de salut public ; bref, il obéit et il marche à la baguette. Nous ne pouvions désirer mieux. Mais maintenant que tu as été contraint de lui livrer une partie de notre secret concernant la fortune du marquis, il serait homme, sais-tu bien, à nous faire disparaître pour la confisquer tout entière à son profit et ne plus avoir à partager avec nous. Or, s’il se doutait de la vérité, la chose lui serait facile et nous serions guillotinés ce soir même. Enfin, mon cher, j’ajouterai encore que je puis disposer d’Yvonne à mon gré, et je t’engage à réfléchir aussi que ta vie est entre mes mains.
– Comment cela ?
– Tu as joué au noble, jadis. Si je t’appelais tout haut monsieur le comte de Fougueray, tu pourrais la danser, mon cher !
– Oui, mais tu perdrais un million à ce jeu-là. Sans moi, tu ne pourrais rien tirer du marquis, et je ne suis pas assez bête pour te livrer mon secret. Moi mort, adieu tes rêves d’ambition et le moyen de les réaliser jamais.
– Eh ! je le sais bien ! Tu me tiens par l’intérêt ! dit Pinard avec cynisme.
– Parbleu ! si la chose n’était pas ainsi, crois-tu que j’aurais été me mettre dans tes griffes ? Tu as été témoin de mon aplomb auprès de Carrier, et pour agacer le tigre dans son antre il faut avoir du courage, tu en conviendras ?
– Je ne dis pas non.
– Alors puisque tu sais ce que je vaux et que je ne suis pas homme à reculer, ne nous fâchons pas.
– Si nous nous fâchons, ce sera ta faute. Pourquoi viens-tu me parler de cette petite bonne à guillotiner ?
– Parce qu’elle est encore si jolie que cela m’ennuie de la voir martyriser.
– Bah ! tu t’occupes de sa santé ! s’écria Pinard dont la physionomie prit subitement une expression de haine et de sauvagerie épouvantable. Tu ne penses donc pas à ceux qui la cherchent ? Moi, entends-tu, je ne vois en elle que la fiancée de Jahoua, l’amie de Marcof, celle que Keinec adore, et je la fais souffrir pour me venger. Si je faiblissais, je regarderais mes mains mutilées et je n’aurais plus de pitié… Non, il faut qu’elle me paye les tortures que j’ai supportées !… J’en ai fait mon esclave, mon chien ! À force de la battre, je lui ai appris à m’obéir malgré sa folie ! Que m’importe qu’elle soit belle ou laide, pourvu qu’elle sente la douleur et qu’elle crie sous la corde qui meurtrit ses épaules ! Chacun de ses gémissements me fait du bien au cœur. En gardant Yvonne près de moi, c’est ma vengeance sur laquelle je veille, et si aujourd’hui je pense à en finir, c’est que parfois j’ai peur qu’elle ne m’échappe.
Diégo ne répondit pas, mais il se détourna avec un geste de dégoût. Le misérable avait commis bien des crimes, et cependant il se voyait si largement distancé par la farouche férocité du sans-culotte qu’il se demandait si c’était bien une créature humaine qu’il avait en face de lui. Une sorte de compassion luttait dans son esprit avec son désir ardent de voler la fortune de mademoiselle de Château-Giron. Il se leva et parcourut la chambre à grands pas, tandis que Pinard jetait un regard de chat-tigre sur le corps inanimé et ensanglanté de la pauvre Yvonne toujours évanouie. Le sang se coagulant sous la chevelure avait fini par arrêter l’hémorrhagie et ne coulait plus que lentement.
Enfin l’Italien revint à sa place ; son visage avait changé d’expression. Il prit la bouteille, remplit son verre, le vida vivement et le reposa ensuite sur la table. Son parti était arrêté.
– Fais ce que tu voudras de la jeune fille, dit-il brusquement, je te l’abandonne, l’argent vaut mieux.
– Allons donc ! te voilà raisonnable ! répondit Pinard.
– Ne parlons plus d’elle et pensons à la grande affaire.
– C’est juste.
– Si tu m’en crois, nous allons aller aux prisons. On va faire choix des aristocrates qui nous donneront la fête ce soir. Il faut veiller sur le marquis, sur le vieux valet, et sur tous ceux enfin qui peuvent payer. Une méprise nous coûterait trop cher, et les petites rançons ne sont pas non plus à dédaigner.
– C’est cela même ! Ils payeront d’abord, tous ces brigands engraissés, tous ces tyrans.
– Et ils y passeront ensuite comme les autres, n’est-ce pas ?
– Cela va sans dire. À quoi cela servirait-il de les garder quand ils n’auront plus de plumes aux ailes ? Faut bien purger le pays !
– Partons alors.
– Partons !
Les deux hommes se levèrent, et, sans accorder un regard à la jeune fille, ils se dirigèrent vers la porte. Pinard posa la main sur le bouton de la serrure et s’arrêta.
– Minute !… dit-il. Nous pouvons ne pas être libres de causer ce soir ; convenons de nos faits.
– Soit.
– Dans trois jours tu iras à l’entrepôt.
– Oui.
– Et j’obtiendrai une lettre pour sa femme, j’en réponds, surtout après l’histoire des noyades, à laquelle nous lui laisserons le temps de penser.
– Et ensuite ?
– Ensuite ? Le reste me regarde.
– Et, une fois que tu les auras, tu partiras sans me prévenir ? Ça ne peut pas m’aller.
– Comment veux-tu faire, alors ?
– Nous ne nous quitterons pas.
– Mais encore faut-il sortir de Nantes.
– Cependant…
– Cependant… c’est mon dernier mot… À prendre ou à laisser. Je te conduirai dans trois jours aux prisons ; je t’attendrai à la sortie et nous ne nous séparerons que quand nous aurons partagé.
– Comme tu voudras.
– Convenu alors ?
– Convenu !
Pinard ouvrit la porte et la referma soigneusement dès que lui et son compagnon furent sur le palier de l’escalier. Puis on entendit leurs pas lourds faire résonner les marches chancelantes, et tous deux quittèrent la maison.