Ernest Capendu
Le Marquis de Loc-Ronan
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XI LA FOLLE

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XI

LA FOLLE

Une demi-heure s’écoula encore sans qu’Yvonne fît un mouvement. Puis un léger frémissement des mains annonça que la jeune fille revenait à elle : l’air pénétra plus facilement dans sa poitrine, et elle respira doucement. Sa tête se souleva ; elle ouvrit les yeux, et ses paupières alourdies se refermant presque aussitôt, elle reprit son immobilité.

 

Mais cette seconde syncope fut courte, et elle recouvra rapidement connaissance. Alors, se soulevant et s’appuyant sur une chaise voisine, elle parvint à se dresser sur ses pieds ; mais, affaiblie par le sang perdu, elle chancela et fut obligée de se retenir à la muraille en attendant que l’étourdissement fût dissipé. Enfin elle reprit un peu de force.

 

La pauvre folle porta les deux mains à son front, rejeta en arrière les mèches de cheveux qui se jouaient sur son visage, et fit quelques pas en avant. Aucun sentiment n’animait sa physionomie froide et impassible comme celle d’une statue ; pâle comme celle d’un cadavre. Elle tourna lentement autour de la chambre sans paraître avoir conscience de ce qu’elle faisait. Elle toucha tour à tour à la table, aux verres, aux bouteilles, sans que ses regards accompagnassent sa main ; puis elle recommença sa promenade. Enfin elle s’agenouilla, et, suivant son habitude, elle se mit à prier ; mais ses prières n’avaient aucune suite et étaient d’une incohérence étrange. C’étaient des invocations à la Vierge, des discours adressés à l’abbesse de Plogastel, au Christ ; des mots se heurtant auxquels se mêlaient des cris rauques et des sanglots. Cependant, les larmes qui coulaient en abondance sur ses joues amaigries parurent la calmer un peu et apporter quelque soulagement à son cerveau malade.

 

– Il fait bien chaud ! murmura-t-elle en se relevant.

 

La pauvre enfant grelottait de froid : son cou et ses épaules bleuis et marbrés frissonnaient sous les vêtements en lambeaux qui les couvraient à peine. Une pluie fine et continue tombait au dehors.

 

– J’ai chaud ! j’ai bien chaud ! répétait-elle en s’efforçant de dégrafer son corsage et en arrachant son justin délabré.

 

Tout à coup sa physionomie changea subitement d’expression, comme cela lui était arrivé en présence de Diégo. Le calme fut remplacé par la terreur ; son esprit parut subir une tension extraordinaire. Le corps penché en avant, une main placée près de l’oreille, elle prit la pause d’une personne qui écoute attentivement.

 

– Voilà les gendarmes ! dit-elle à voix basse. Ils viennent pour arrêter le recteur ! Oh ! non ! non ! je ne le crois pas ! Qu’a-t-il fait, notre bon recteur, pour qu’on veuille le conduire en prison ?

 

Puis, s’adressant à un personnage imaginaire :

 

– Père, continua-t-elle, ne sors pas ! Reste… Pourquoi m’ordonnes-tu d’aller prévenir Jahoua ?… Il va venir, tu le sais bien. Tu le veux ?… Non, laisse-moi près de toi ; j’ai peur !… Tu te fâches ?… Eh bien ! ne me gronde pas… j’y vais… tu le vois… j’obéis… je sors par le jardin. Ah ! voici les genêts… Il faut les traverser pour gagner la route des Pierres-Noires. Oh ! comme la nuit descend vite ! Il fait sombre ! Vite !… vite !… Je vais courir

 

Ici l’expression de son visage décela un effroi plus grand encore. Elle poussa un cri et se débattit en reculant.

 

– Laissez-moi !… laissez-moi !… cria-t-elle ; je ne vous connais pas… Que voulez-vous ? Où suis-je donc maintenant ?… Oh ! ce cheval !… Mon Dieu ! à mon secours ! Ah ! la cellule de la bonne abbesse. Oui… je la reconnais ; c’est elle ! c’est le couvent de Plogastel… Je vais prier… je vais… Non… non !… Il faut que je me sauve… que je me…

 

Yvonne s’arrêta ; ses yeux s’ouvrirent démesurément. Elle voulut crier encore ; cette fois le cri ne put sortir de sa gorge. Une pensée effrayante la dominait évidemment.

 

– La baie des Trépassés ! murmura-t-elle enfin. La baie des Trépassés ! Mon père !… Jahoua, je ne vous verrai plus sur cette terre. Adieu !… Je suis morte !… Mon âme revient ! Oh ! je prierai pour vous !… Ne m’oubliez pas ! !…

 

Yvonne s’arrêta encore.

 

– Quel est cet homme ? Que me veut-il ? dit-elle brusquement. Il m’emmène… il me prend dans ses bras… À moi ! à moi ! au secours !… Ah ! je le reconnais ! Je l’ai vu !… C’est lui… c’est lui !… répéta-t-elle machinalement en se calmant tout à coup.

 

Elle se laissa tomber sur une chaise, et ses pensées parurent prendre un autre cours. Un bruit léger, semblable à celui d’une clef que l’on introduit dans une serrure, retentit à la porte. Yvonne se leva doucement et marcha sur la pointe du pied.

 

– C’est lui !… dit-elle en écoutant ; c’est Jahoua

 

La porte s’ouvrit et Pinard parut sur le seuil. Il était seul. À peine fut-il entré qu’Yvonne courut à lui. La nuit était venue peu à peu, et l’obscurité était complète. La jeune fille saisit les mains du sans-culotte :

 

– C’est toi ? dit-elle doucement ; c’est toi ? Tu es venu bien tard !

 

– Tiens ! tiens ! tiens ! pensa Pinard, nous sommes donc dans un moment d’amabilité ! Au fait ! elle est gentille, la petite.

 

Et le misérable, passant son bras autour de la taille d’Yvonne, l’embrassa familièrement.

 

– C’est mal ; tu m’as surprise, fit Yvonne en se reculant. Je t’avais défendu de m’embrasser. Si mon père nous voyait !

 

– Mais il ne nous voit pas ! répondit Pinard en ricanant.

 

Yvonne poussa un cri.

 

– Ce n’est pas Jahoua ! dit-elle vivement. Mon Dieu ! qui donc est ici ?

 

– Eh ! c’est moi, parbleu ! s’écria le sans-culotte. Allons, viens ici. Je me sens en gaieté ce soir. Nous allons rire un peu, et, si tu es sage, je te conduirai à souper chez Carrier. Bonne idée, tout de même ! continua Pinard. Je ne sais pas pourquoi elle ne m’est pas venue plus tôt. Ça les fera enrager tous ces gueux-là, qui croient que je ne peux pas être adoré comme les autres, parce que, jusqu’ici, ces aristocrates des prisons ont mieux aimé mourir que d’être gentilles avec moi. On leur montrera qu’on a une maîtresse qui vaut bien les leurs ! Allons, la Bretonne. Tu vas mettre les beaux atours que j’ai rapportés avant-hier. C’est une robe d’aristocrate ; ça t’ira !

 

Yvonne, en reconnaissant la voix de son bourreau, s’était mise à trembler. Se reculant peu à peu, elle avait été se blottir dans un des angles de la pièce. Pinard l’appelait en vain ; elle ne bougeait pas.

 

– Attends, murmura le sans-culotte en tirant un briquet de sa poche ; je vais bien te faire venir. Quand l’Italien te verra avec moi, il s’en pâmera de rage, que ça fera plaisir à voir !

 

L’étincelle jaillit de la pierre et enflamma l’amadou. Pinard chercha sur la table et trouva des allumettes. Puis il s’approcha d’une chandelle à demi consumée qui était plantée dans un chandelier sale et gras.

 

Pendant ce temps, Yvonne murmurait à voix basse :

 

– Ce n’est pas Jahoua, ce n’est pas Jahoua !

 

La pièce s’éclaira peu à peu. Pinard aperçut la jeune fille et se dirigea vers elle. Il tenait sa lumière à la main, et les rayons, frappant en plein sur son visage, l’éclairaient merveilleusement et en faisaient ressortir la laideur repoussante.

 

Yvonne leva les yeux sur lui. Une inspiration soudaine illumina son front. Sa physionomie changea brusquement d’expression et dépouilla tout ce qu’elle avait d’insensé.

 

– Ian Carfor ! s’écria-t-elle.

 

Le sans-culotte la saisit par le bras.

 

– Ah ! tu me reconnais encore ! dit-il avec rage. Voilà la seconde fois que cela t’arrive ! La raison te revient : il faut en finir.

 

Et, repoussant la jeune fille, il l’envoya violemment rouler à quelques pas. Yvonne tomba sans pousser un cri. Pinard frappa du poing sur la table avec colère.

 

– Fougueray dira ce qu’il voudra, murmura-t-il ; mais il est temps de prendre des précautions. Au diable mes idées de ce soir ! Demain elle ira à l’entrepôt, et le soir aux déportations verticales, comme dit Carrier. Je savais bien que la raison lui revenait peu à peu, moi, et ce serait par trop dangereux de la laisser vivre !

 


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