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Située sur la route de Nantes à Vannes, formant le point central du petit golfe où la Vilaine vient se perdre dans l’Océan, et à l’extrémité sud duquel se trouve Pénestin, la petite ville de la Roche-Bernard élève orgueilleusement, sur la limite du département du Morbihan et de celui de la Loire-Inférieure, ses maisons gothiques dont les toits aigus se mirent pittoresquement dans les eaux limpides de la rivière qui coule à leurs pieds. La Roche-Bernard, dont la première partie du nom vient d’un gros rocher qui s’élève du lit même de la Vilaine, et la seconde du plus ancien seigneur du lieu que l’on connaisse, la Roche-Bernard est un de ces nombreux ports naturels aux entrées difficiles comme il en abonde sur les côtes de Bretagne.
Célèbre entre toutes les villes de la province pour avoir été la première qui reçut la réforme protestante apportée et propagée dans son sein par d’Andelot, frère de l’amiral de Coligny, la Roche-Bernard n’avait pas hésité à arborer le drapeau royaliste, et était devenue, en 1793, l’un des principaux foyers de l’insurrection de l’Ouest. Son petit port, abrité des vents du nord et de ceux du nord-est, offrait un asile sûr aux nombreuses barques de pêche qui sillonnaient les côtes, portant de Bretagne en Vendée et de Vendée aux îles voisines des nouvelles, des vivres, des munitions, et souvent des soldats blancs.
Il était six heures du matin. Une brume épaisse, qui enveloppait les côtes de son manteau humide, augmentait encore la profondeur des ténèbres. Les vagues de la marée montante, refoulant les eaux de la rivière, venaient mourir en clapotant sur la carène d’un petit navire.
Sur le pont de ce navire, du grand mât au beaupré, étaient disséminés les marins de quart : les uns assis sur les canons, les autres appuyés sur les bordages, tous faisant bonne veille avec cette conscience du présent et cette insouciance de l’avenir qui distinguent l’homme de mer.
Deux personnages occupaient seuls l’arrière. L’un portant les insignes de maître d’équipage, les galons d’or aux manches et le sifflet suspendu à la boutonnière de la veste, se promenait lentement de bâbord à tribord avec cette impassibilité du marin qui sait se contenter du plus étroit espace pour accomplir des promenades interminables.
Le lavage du navire venait d’être terminé sous l’œil vigilant du chef, et chacun était à son poste. Près du banc de quart se tenait assise une femme revêtue du costume de l’ordre religieux que, plusieurs années auparavant, portaient seules les nonnes de l’abbaye de Plogastel. Cette femme, à la démarche digne, au geste élégant, à la beauté angélique, aux regards rêveurs, aux yeux rougis par les larmes, aux traits fatigués par la souffrance, courbait la tête sous le voile qui lui descendait sur les épaules, et les mains entrelacées sur sa poitrine, égrenant un chapelet de ses doigts effilés, elle offrait la vivante image de l’ange de la prière, tant elle paraissait absorbée dans ses pieuses pensées. Un léger bruit, qui retentit près d’elle, vint rappeler la religieuse aux choses de ce monde. Ce bruit était causé par un petit mousse. Le pauvre enfant, accroupi au pied du mât d’artimon auquel était adossée la sainte femme, s’était laissé engourdir par le sommeil, et un vieux matelot, passant près de lui, l’avait réveillé brusquement à l’aide d’un coup de poing paternellement administré. Le mousse se dressa sur ses jambes, secoua sa tête intelligente, se frotta les yeux, et courut en avant se mêler aux hommes de quart. La religieuse se leva alors, et, laissant retomber le lourd chapelet attaché à sa ceinture, elle tourna les regards vers le ciel noir en poussant un profond soupir.
– Rien encore, murmura-t-elle. Aucune nouvelle de terre. Marcof aurait-il échoué dans son entreprise ? Serait-il blessé ? Serait-il mort ? Hélas ! que deviendrait Philippe ? que deviendrions-nous tous ?
Tout à coup un brusque mouvement s’opéra à l’avant du Jean-Louis ; un matelot, montant sur les bastingages, sauta sur la poulaine, et se retenant d’une main aux cordages du beaupré, s’avança doucement, fixant avec persistance ses regards sur la mer que lui dérobait en partie la brume. Un grand silence se fit dans la bordée de quart qui suivait attentivement les mouvements du marin. Un bruit sourd et régulier, semblable à celui d’avirons frappant avec précaution les vagues, retentit à peu de distance. Le matelot, toujours suspendu au-dessus de l’abîme, tourna la tête vers ses compagnons.
– Une embarcation ! dit-il à voix basse.
– La vois-tu ? demanda le contremaître.
– Non, pas encore, la brume est trop forte ; mais j’entends le bruit des rames.
– Dans quelle aire ?
– À bâbord… Ah ! j’aperçois un point noir se détachant dans l’obscurité.
– Chacun à son poste, alors ! commanda le contremaître sans élever la voix. Si ce sont des bleus, nous les recevrons au bout de nos piques. Les servants à leurs pièces ! Parez tout et vivement !
Puis s’adressant au mousse qui dormait quelques minutes auparavant auprès de la religieuse :
– Va prévenir le patron ! dit-il.
L’enfant se détacha aussitôt du groupe des matelots, et, tandis que ceux-ci gagnaient silencieusement leur poste de combat, il courut à l’arrière. Le bruit des avirons devenait plus distinct, et un canot s’avançait certainement dans les eaux du lougre.
Le mousse avait interrompu bravement la promenade du marin, devant lequel il se planta en tenant respectueusement à la main son chapeau goudronné.
– Maître ! fit l’enfant levant ses yeux bleus sur le vieux marin, on signale une embarcation à bâbord.
– Oui, maître ! On le suppose, du moins.
– Qu’on ne la laisse pas accoster !
Le mousse porta rapidement l’ordre. Le maître s’approcha alors des bastingages du navire, et, concentrant ses regards vers la terre, il s’efforça à son tour de percer la brume. La religieuse s’était placée près de lui.
– Bervic, dit-elle d’une voix douce et harmonieuse, en posant sa main délicate sur le bras du second du Jean-Louis.
– Madame ? répondit le marin en se retournant et s’efforçant de rendre doux et agréable le rude accent de son organe.
– Que vient-on de vous dire, mon ami ?
– Mais encore ?
– On me signale une embarcation venant de terre.
– Oh ! ce sont sans doute des nouvelles de Marcof.
– Je ne crois pas.
– Pourquoi ?
– Parce que le commandant aurait donné le signal convenu si c’était lui, et une embarcation du bord serait allée le prendre.
– Qui croyez-vous que ce soit, alors ?
– Je l’ignore. Peut-être des ennemis, des bleus damnés.
– Ils ne sont pas à la Roche-Bernard cependant, vous le savez bien.
– Je sais qu’ils n’y étaient pas hier soir, madame, mais ils peuvent bien être venus cette nuit ; aussi, pour plus de précaution, ai-je donné l’ordre de ne pas laisser accoster le canot.
– Et si ce sont des amis ?
– Ils se feront reconnaître.
– Tenez ! je crois entendre le bruit des rames.
– Vous ne vous trompez pas, madame, répondit Bervic en quittant la religieuse pour monter sur le bastingage.
Puis, portant la main à son sifflet et le sifflet à ses lèvres, il en tira un son aigu accompagné de modulations. Tous les hommes de quart se précipitèrent vers les carabines suspendues au pied du grand mât et s’en saisirent vivement. Trois matelots s’approchèrent d’une caronade. Les deux servants se mirent de chaque côté de l’affût mobile, l’un un goupillon, l’autre un refouloir à la main, puis le chef de pièce pointa le petit canon dans la direction de la chaloupe qui semblait vouloir accoster le lougre.
Alors se reculant et se plaçant de côté, il prit une mèche allumée et attendit.
– Tout est paré ! dit-il en s’adressant à Bervic.
– Bien ! répondit le vieux maître d’équipage.
Un profond silence se fit à bord du navire et suivit ce court échange des paroles sacramentelles que nous venons de transcrire. La religieuse s’était remise à prier avec une ferveur nouvelle. On entendait alors très distinctement le bruit des avirons criant sur le bordage de l’embarcation inconnue dont on distinguait nettement l’ombre sur les flots et le sillage plus clair. Bervic jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et, assuré que tous ses hommes étaient à leur poste et prêts au combat, il se pencha alors sur le bastingage de l’arrière.
– Oh ! du canot ! cria-t-il d’une voix impérieuse.
Aucune réponse ne lui fut faite.
– Oh ! du canot ! répéta-t-il une seconde fois.
Un nouveau silence suivit ces paroles.
– Oh ! du canot ! répondez ou je vous coule ! fit le vieux marin en se redressant avec colère et en sautant sur le banc de quart.
Le chef de pièce approcha sa mèche de la lumière ; il attendait le commandement de : feu ! Mais au moment même où Bervic allait donner l’ordre, le cri de la chouette retentit faiblement.
– Ce sont des amis ! murmura un matelot.
– C’est peut-être une ruse, mes enfants ! répondit Bervic. Parez vos carabines et attention !
Le canot entrait alors dans les eaux mêmes du lougre.
– Le commandant ! s’écria le mousse avec joie.
– Marcof ! fit la religieuse en s’approchant vivement. Oh ! Dieu soit loué ! le Seigneur a exaucé ma prière.
Bervic, en reconnaissant son chef, avait lancé dans la nuit un nouveau coup de sifflet. Tous les hommes, se portant vivement à tribord, s’apprêtèrent à rendre les honneurs militaires en se rangeant sur une double ligne de la tête de l’escalier d’honneur au pied du grand mât. L’embarcation accostait, et l’un de ceux qui la montaient, saisissant un bout d’amarre lancé du haut du lougre, la contraignait à demeurer bord à bord avec le petit navire. Marcof, suivi de Boishardy et de Keinec, s’élança sur le pont et promena autour de lui un regard attentif.
– Bien, mes enfants, dit-il de sa voix franche et sympathique, vous faites bonne veille et on ne peut vous surprendre ; très bien ! je suis content, vous êtes de vrais matelots.
Puis, se tournant vers le vieux maître :
– Bervic ! ajouta-t-il d’un ton amical.
– Mon commandant ? répondit le marin en s’avançant respectueusement.
– Tu feras donner double ration à l’équipage.
– Oui, commandant.
En ce moment la religieuse s’avança vers Marcof et lui tendit sa petite main.
– Vous ici, à pareille heure ! fit le marin d’un ton de doux reproche et en portant à ses lèvres la main qui lui était offerte avec une grâce chevaleresque, digne d’un preux du moyen âge.
– Oui, mon ami, répondit la religieuse : je veillais près de ces braves gens qui sont pour moi pleins de complaisance et de respect.
– Ils ne font que leur devoir, madame ; vous êtes, à mon bord, maîtresse souveraine.
Pendant ce temps Keinec échangeait quelques poignées de main amicales avec le vieux Bervic et les autres matelots, et M. de Boishardy, examinant curieusement le pont du navire, jetait autour de lui un regard où se peignaient l’étonnement et l’admiration. Enfin il s’approcha de Marcof qui venait de quitter Julie, laquelle, sur la prière du marin, était redescendue dans l’entrepont.
– Ma foi, mon cher ! s’écria gaiement le chef royaliste, je ne m’attendais pas à voir ce que je vois.
– Comment cela ? répondit Marcof en souriant.
– Mais votre lougre est gréé, aménagé et armé à faire rougir un vaisseau du roi. Quel ordre ! quel soin ! quel aspect guerrier !
– Vous trouvez ?
– D’honneur ! je suis dans l’admiration.
– Vous venez de voir mon navire et mon équipage en temps de paix, fit le marin en prenant un accent plus sérieux ; que diriez-vous donc si vous pouviez le contempler en temps de guerre, quand le Jean-Louis s’accroche à une frégate ennemie et que mes matelots s’élancent la hache au poing et le poignard aux dents !
– Cordieu ! ce doit être un beau spectacle, et l’eau m’en vient à la bouche, rien qu’en y pensant.
– Tonnerre ! pourquoi sommes-nous obligés de faire la guerre civile ?
– Parce que des brigands nous y contraignent.
– Vous avez raison et vous me rappelez que ce n’est pas pour philosopher que nous avons quitté le placis, il y a trois heures, et fait douze lieues au galop. Mais quand je pose le pied sur ce lougre, c’est plus fort que moi ; je sens quelque chose comme une larme qui me mouille les yeux, et un désir effréné de combattre sans retourner à terre.
– Malheureusement cela ne se peut, mon cher, car c’est à terre seulement que nous pourrons sauver Philippe.
– Oui, et il faut même nous hâter ! Voulez-vous descendre visiter madame la marquise de Loc-Ronan ?
– Sans doute ; c’était elle qui vous parlait tout à l’heure, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien, faites-moi l’honneur de me présenter, je vous suis.
Marcof se dirigea vers l’escalier conduisant dans l’intérieur du navire et descendit, accompagné de M. de Boishardy. Julie les attendait dans son appartement. Ce mot appartement pourrait sembler étrange à tous ceux qui connaissent l’intérieur d’un petit navire de guerre, et cependant les cabines réunies qu’habitait la religieuse méritaient parfaitement ce titre à tous les points de vue et à tous les égards.
Lorsque Marcof avait conduit Julie à son bord, il avait donné des ordres antérieurs et tout fait disposer en conséquence. Il voulait que la religieuse, accoutumée au bien-être du couvent, que la fille noble élevée dans le luxe et dans l’abondance, que la marquise de Loc-Ronan, enfin, la femme de son frère, ne souffrît pas d’un séjour prolongé dans un humble navire aménagé pour des hommes aux habitudes grossières. Il voulait enfin que Julie fût traitée en reine et honorée comme telle.
Quelques jours d’un travail assidu et intelligemment dirigé avaient suffi pour exécuter les ordres du chef suprême. À bord d’un navire de guerre, les ouvriers en tous genres sont nombreux : il s’y trouve naturellement des charpentiers, des menuisiers, des forgerons, et il est rare que tous les autres corps d’états manuels n’y aient pas chacun leur représentant. D’ailleurs, le calfat est à moitié maçon, le voilier à demi-tapissier, le maître chargé des pavillons presque un artiste en ornements. Tout se rencontre sous la main dans ces coques admirables : bois, fers, tentures, richesses de toutes sortes sont là à profusion. Puis le marin a, en général, un goût prononcé pour l’art de l’ameublement. Ingénieux dans les moindres détails, comme l’homme qui se trouve constamment aux prises avec la nécessité, aucun obstacle ne l’arrête ; et si la difficulté est trop forte, il la tourne avec adresse. Cela s’explique facilement : enfermé les trois quarts de sa vie entre les parois de sa prison flottante, il cherche à en dorer les barreaux, et, le temps ne lui faisant jamais faute, il arrive toujours à son but. Ensuite, les voyages, les séjours en pays étrangers, qui lui font emprunter un usage à l’un, un usage à l’autre, développent son sentiment artistique sans qu’il s’en rende compte lui-même.
À bord du Jean-Louis, navire corsaire, dont le chef n’avait à obéir qu’à sa propre volonté, le travail qui concernait l’appartement destiné à Julie était plus facile encore à exécuter. Quelques cloisons abattues avaient formé un vaste salon éclairé par les fenêtres percées à l’arrière du lougre. Des caisses d’étoffes orientales, rapportées des précédentes excursions, avaient fourni largement aux tentures, et les boiseries des murailles disparaissaient sous les éclatantes couleurs, sous les splendides dessins des damas de Smyrne et des cachemires du Bengale. Un épais tapis égyptien couvrait le plancher et offrait aux pieds le moelleux appui de sa laine vierge.
Des meubles d’un merveilleux fini, et venant de tous les coins du monde, ornaient la pièce sans l’encombrer. Un prie-Dieu en ébène et un Christ, véritable chef-d’œuvre fouillé par la main d’un artiste dans un bloc d’ivoire jauni par le temps, avaient droit surtout à l’admiration de tous les amants du beau et semblaient, par leur style sévère et grandiose, inviter à la prière.
Une seconde pièce était disposée en chambre à coucher, et celle-ci rappelait les austères habitudes du cloître par sa simplicité dans les moindres détails. Deux mousses bien dressés avaient été mis aux ordres de la marquise, et Julie, le jour où elle posa le pied sur le pont du Jean-Louis, s’était sentie remuée jusqu’au fond du cœur à la vue des prévenances attentives et des soins empressés dont l’entourait Marcof.
– Vous êtes reine et maîtresse à bord du Jean-Louis, madame, lui dit le marin en la conduisant dans son appartement. Chacun ici n’aura désormais qu’un désir, celui de vous plaire, et vos moindres volontés seront des ordres pour tous. Je serai le premier heureux de vous obéir.
Julie, doucement émue, avait tendu ses deux mains au frère de son mari, que ses larmes remercièrent plus encore que ses paroles. Puis, le soir même, Marcof était parti pour le placis de Saint-Gildas, sans que la religieuse cherchât à s’opposer à ce départ ; car, pour ces deux nobles âmes, le salut de Philippe était la seule préoccupation de tous les instants.
On sait que les premières tentatives de Marcof furent vaines et que son premier séjour à Nantes n’amena aucun résultat. Alors il était revenu à la Roche-Bernard, et ensuite il était retourné auprès de Boishardy. Cette seconde expédition devait être décisive, car le temps marchait avec une rapidité effrayante, et le marquis ne vivait encore qu’à l’aide d’un miracle.
– Je le sauverai ! avait dit Marcof en quittant pour la seconde fois la marquise.
– Dieu vous aidera ! avait simplement répondu celle-ci avec une sainte confiance dans la protection divine.
C’était ainsi qu’ils s’étaient séparés, et huit jours s’étaient écoulés sans voir apporter la plus insignifiante nouvelle. Dès lors, on comprend les inquiétudes, les cruelles angoisses ressenties par la marquise, et la joie qu’elle éprouva à l’arrivée si péniblement attendue du marin. Marcof lui avait promis de revenir près d’elle avant de tenter un effort suprême. Julie savait que son hardi beau-frère allait au placis de Saint-Gildas retrouver M. de Boishardy, et elle espérait instinctivement que l’intrépide royaliste, si connu par sa force, sa témérité, son intelligence et son courage, voudrait aider Marcof de tout son pouvoir, et mettrait tout en œuvre pour lui prodiguer ses secours. Elle ne s’était pas trompée, en effet ; mais au moment où Boishardy était monté à bord du lougre avec le commandant, elle était loin de supposer la part active que voulait prendre le chef chouan à la délivrance de Philippe.
Boishardy, marchant sur les pas de Marcof, était donc descendu dans l’entrepont : là encore, son admiration se manifesta vive et bruyante, et vint agréablement flatter l’orgueil satisfait du corsaire. Celui-ci se dirigea vers l’arrière, et, s’adressant à un mousse qui veillait extérieurement à la porte de la religieuse :
– Demande à madame la marquise, lui dit-il, si elle veut bien nous recevoir.
Le mousse entra dans le salon, et ressortit presque aussitôt en laissant la porte ouverte et en s’effaçant pour livrer passage. Marcof et Boishardy pénétrèrent dans la pièce élégante au milieu de laquelle se tenait Julie qui venait à leur rencontre. En quelques mots, le marin présenta son compagnon à la marquise, qui le reçut avec une familiarité noble et empressée.
La situation était trop tendue pour se livrer à des compliments et à des démonstrations de politesse. Au nom de Boishardy, Julie avait donné sa main au gentilhomme chouan ; puis la conversation s’était engagée rapide, précise, nullement entravée par les réticences, et dépourvue des banalités d’usage.
Julie prodigua à Boishardy tout ce que sa tendresse pour Philippe lui inspirait d’expressions touchantes pour témoigner au noble aventurier ce qu’elle ressentait au fond de son cœur.
– Sauvez-le, dit-elle, et vous m’aurez sauvée moi-même ; car si Philippe meurt, je mourrai !
En parlant ainsi, sa voix était si douce, si calme, et indiquait tant de foi dans ce pronostic lugubre, que Marcof et Boishardy se sentirent profondément touchés. Le marin, dominant son émotion, fit un mouvement pour quitter le salon ; il avait, dit-il, à donner quelques ordres relatifs au départ.
– Est-ce que vous quittez le lougre ce matin ? demanda Julie.
– Non, répondit Marcof ; nous passons la journée à bord ; mais comme le vent est bon et la marée favorable, je vais faire lever l’ancre, et nous mettrons le cap sur le Croisic, qui vient d’être repris par nos amis. Là, nous serons à peu de distance de Nantes, et si nous parvenons à enlever le marquis, le navire sera un refuge dont je réponds, car j’en défends l’entrée !
– Faites et ordonnez, Marcof, dit Boishardy ; je me fie à vous.
Le marin le remercia du geste et disparut. Boishardy et la marquise demeurèrent seuls. Le gentilhomme jetait malgré lui ses regards sur le vêtement de la religieuse ; Julie s’en aperçut.
– Vous regardez mon habit monastique, dit-elle, et vous vous étonnez que je sois restée fidèle à mes vœux dans ces temps où chacun n’a plus le respect de ses serments ?
– Non, madame, répondit Boishardy, je ne m’étonne pas, mais j’admire.
– Puis, après un léger silence, il reprit :
– Si nous délivrons Philippe, ne consentirez-vous pas à reparaître dans le monde ?
– Peut-être ! fit la religieuse en détournant la tête.
Boishardy n’insista pas ; il avait lu les manuscrits que lui avait confiés Marcof ; il connaissait l’histoire entière des douleurs de la pauvre femme, et sa délicatesse l’empêchait d’insister sur un semblable sujet.
Il se disposait même à se retirer à son tour, car Julie semblait absorbée dans des réflexions pénibles, lorsqu’un léger tressaillement du navire fit chanceler les objets mobiles qui ornaient la chambre.
– Nous prenons la mer ? dit-il.
– Oui, répondit la religieuse ; et demain soir vous serez à Nantes. Que Dieu vous accompagne ! Moi je vais prier tout le jour ! Malheureusement, hélas ! c’est là toute la part que je puis prendre à cette entreprise.
Boishardy s’inclina profondément, et sortant de l’appartement de la marquise, il monta rapidement sur le pont du lougre.
Jusqu’alors Marcof avait veillé en personne à la manœuvre et à la marche du navire, mais une fois en mer, une fois la route prise, il appela Keinec, lui remit le commandement du lougre et alla retrouver Boishardy qu’il emmena dans sa cabine.