Ernest Capendu
Le Marquis de Loc-Ronan
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XIII LA ROUTE DE NANTES

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XIII

LA ROUTE DE NANTES

Cinq heures après que le lougre eut quitté la Roche-Bernard, Bervic descendit auprès de son chef le prévenir que l’on était en vue du Croisic, et lui demander ses ordres pour le mouillage.

 

– Nous ne mouillerons pas, répondit Marcof. Tiens le cap droit devant toi, double la pointe du Croisic et cours une bordée sur Saint-Nazaire.

 

– Quoi ! dit Boishardy avec étonnement, voulez-vous donc entrer en Loire ?

 

– Sans doute.

 

– Mais il était convenu que nous débarquerions au Croisic ?

 

– Oui ; mais j’ai réfléchi que le Croisic était encore à vingt lieues de Nantes ; que Philippe serait bien faible pour faire à cheval cette longue étape ; qu’il fallait diminuer la distance et nous rapprocher de la ville. J’ai l’intention de remonter le fleuve jusqu’à la hauteur de Lavau.

 

– Vous n’y pensez pas !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que toute la rive gauche de la Loire est au pouvoir des bleus, qui ont même établi garnison à Paimbœuf. Et qui sait si, depuis nos dernières nouvelles, ils ne se sont pas emparés de Savenay, de Saint-Nazaire, de Lavau et des environs ?

 

– Bah ! qu’importe ! Qui ne risque rien n’a rien, et au bout du compte, nous ne risquons pas grandchose, car les républicains n’ont pas un navire en état de lutter avec le Jean-Louis, et, s’ils tentaient de l’arrêter au passage, nos canons sauraient bien répondre. D’ailleurs, en quittant le lougre, je donnerai à Bervic des ordres en conséquence.

 

– Mais, mon cher Marcof, vous oubliez encore que, d’après mes ordres, Fleur-de-Chêne doit envoyer à Batz nos chevaux, et Batz est à une portée de fusil du Croisic.

 

– Eh bien ! mon cher Boishardy, je vais faire mettre en panne. Keinec descendra à terre et ira donner au gars qui nous attend l’ordre de pousser jusqu’à Lavau, et, en cas de présence des bleus, de se cacher dans les bruyères de Saint-Étienne.

 

– Faites donc, alors ; je n’ai plus d’objection à soulever.

 

Marcof monta sur le pont ; cinq minutes après, un canot était à la mer, Keinec y descendait, et le Jean-Louis, orientant sa voilure, demeurait stationnaire à la hauteur de la pointe du Croisic. Moins d’une heure ensuite, Keinec remontait à bord, après avoir accompli sa mission, et le lougre, rendant au vent toute la toile qu’il lui avait un moment retirée, suivait la côte en se dirigeant vers l’embouchure de la Loire.

 

On était en décembre, et la nuit vient vite à cette époque de l’année ; aussi lorsque le Jean-Louis atteignit Saint-Nazaire, la ville ne lui apparut-elle que dans la pénombre du crépuscule. Néanmoins Marcof, ignorant s’il se trouvait en pays ami ou en pays ennemi, voulut attendre que l’obscurité fût complète pour pénétrer dans le cours du fleuve. Louvoyant doucement, le lougre s’engagea dans la Loire avec des précautions infinies, et, remorqué par ses chaloupes, il n’atteignit Lavau que vers quatre heures du matin.

 

Marcof, avant de mouiller, envoya à terre un matelot avec ordre d’obtenir des renseignements précis. Le matelot rapporta d’excellentes nouvelles : les royalistes dominaient à Lavau, et aucun soldat bleu ne s’y trouvait.

 

– Très bien ! dit Marcof avec joie ; nous sommes en sûreté ici, et, le jour venu, nous nous mettrons en route.

 

Il s’occupa alors des soins à donner à son navire et des recommandations à adresser à Bervic, qui allait se trouver de nouveau investi du commandement.

 

– Tu tiendras toujours le milieu du fleuve, dit Marcof au vieux maître. Aucun homme ne devra descendre à terre, et tu ne laisseras accoster aucune embarcation. Vous avez des vivres à bord ; donc toute communication avec Lavau est inutile. Tu mettras des hommes en vigie comme si l’on était en mer. Si les bleus viennent, tu as du canon et des boulets plein la cale. S’ils t’inquiètent trop vivement, tu retourneras au Croisic, sinon tu tiendras ferme jusqu’à notre retour. Si dans cinq jours tu n’as pas de nos nouvelles, tu regagneras la Roche-Bernard, et tu enverras un homme trouver La Rochejacquelein ; il te donnera des ordres que tu exécuterais à la lettre. Enfin, si je ne reviens pas, si je suis tué, eh bien ! mon vieux, tu me donneras un regret et tu garderas le lougre.

 

Bervic avait écouté attentivement les recommandations de son chef ; mais à ces dernières paroles, il changea de physionomie. Une émotion très vive se refléta sur ses traits, et il voulut balbutier quelques mots ; mais Marcof l’arrêta.

 

– Pas de phrases ! dit-il ; je te connais, je sais que tu m’aimes ; ainsi tu n’as pas besoin de te mettre la cervelle vent dessus vent dedans, pour me dire ta pensée. Tu m’as compris, obéis !

 

Vers midi, après avoir pris congé de la religieuse qui bénit une dernière fois le courageux marin, Marcof s’élança dans un canot que l’on venait de mettre à la mer. Boishardy et Keinec l’accompagnaient seuls. Le jeune homme arma les avirons, Marcof s’assit à la barre, et l’embarcation se dirigea rapidement vers la terre.

 

À Lavau, la Loire, coupée par de nombreuses îles, est plus large et plus majestueuse qu’à Saint-Nazaire, c’est presque un bras de mer. Le Jean-Louis, demeuré au milieu du fleuve, avait mouillé à l’abri de l’un de ces gros îlots, qui le dérobait presque complètement à la vue des rives voisines, et bientôt l’embarcation fut séparée de lui, moins encore par la distance que par les obstacles dont nous venons de parler. Keinec ramait vigoureusement. Tout à coup l’un de ses avirons rencontra une résistance subite, et le jeune homme poussa un grand cri.

 

– Qu’est-ce donc ? dit Boishardy en se soulevant sur son banc.

 

– Un noyé ! répondit Keinec en désignant du geste un cadavre surnageant entre deux eaux ; c’était ce cadavre qui avait arrêté l’aviron.

 

– Un noyé ! répéta Marcof en saisissant une gaffe.

 

– Inutile ! fit Boishardy en arrêtant Marcof. Le sauvetage n’est pas possible ; ce corps est dans l’eau depuis au moins douze heures.

 

– Un autre ! un autre ! s’écria Keinec en désignant un second cadavre qui flottait à la suite du premier ; celui-là remue !

 

– Non, mon gars ; c’est le mouvement de l’eau qui te fait illusion.

 

– Mais en voici encore ! dit Marcof stupéfait.

 

Bientôt, en effet, le canot fut entouré par une double rangée de corps morts qui descendaient vers la mer obéissant au cours de la Loire. De minute en minute le nombre augmentait et allait toujours croissant. Les trois hommes étaient braves, mais leurs cheveux se hérissèrent à la vue de ce spectacle étrange et épouvantable.

 

– Tonnerre ! s’écria Marcof : la Loire est-elle donc devenue un charnier ? Nage, Keinec ! nage ferme, mon gars, et gagnons la terre au plus vite !

 

Keinec ferma les yeux pour ne pas voir, et il enfonça ses avirons dans les eaux du fleuve ; mais les corps des noyés qui froissaient ses rames le faisaient tressaillir, et une sueur abondante perlait à la racine de ses cheveux. Marcof et Boishardy se regardaient en silence, n’osant pas s’adresser la parole. Enfin le canot toucha la rive, et les trois hommes sautèrent vivement à terre. Un vieux pêcheur raccommodant ses filets se trouvait à quelque distance, Marcof l’appela.

 

– Que signifie cette nuée de cadavres qui encombrent le fleuve ? lui demanda-t-il brusquement.

 

– Ah ! mon bon monsieur, répondit le pêcheur en secouant la tête, c’est une malédiction qui est sur le pays, bien sûr. Depuis deux jours, la Loire charrie des morts ! On dit que c’est à Nantes qu’on les noie, parce que les prisons sont pleines et que la guillotine ne va pas assez vite !

 

– Horreur ! s’écrièrent les deux hommes en reculant d’épouvante.

 

Puis une même pensée leur traversa subitement l’esprit.

 

– Philippe ! dirent-ils ensemble.

 

Et tous deux, par un même mouvement, quittèrent le vieux pêcheur et s’élancèrent dans la direction de la dernière maison de la ville, en face de laquelle ils avaient aperçu en débarquant trois chevaux que tenait en main un paysan breton. Ce paysan était celui que Keinec avait été trouver à Batz, et auquel il avait transmis l’ordre donné par Marcof de se rendre à Lavau. Le gars reconnut son chef et le salua respectueusement.

 

Pendant ce temps, Keinec était remonté dans le canot, et, suivant la rive, il le conduisait à l’extrémité de Lavau, dans une sorte de petite anse naturelle, à demi cachée par de gros arbres qui garnissaient l’embouchure d’un petit ruisseau. Il amarra soigneusement l’embarcation au tronc noueux de l’un d’eux ; puis, aidé du jeune paysan auquel il avait fait signe de venir près de lui, il coupa à la hâte des genêts, des bruyères et des branches de chêne. Alors tous deux, avec une adresse merveilleuse, dissimulèrent le canot sous un véritable édifice de bois mort. L’absence totale des feuilles rendait leur travail plus difficile, néanmoins ils l’accomplirent rapidement. Cela fait, le paysan prit les ordres de Boishardy et s’éloigna, tandis que les trois hommes, s’élançant à cheval, se mirent en devoir de gagner Nantes en évitant soigneusement la grandroute qui, venant de Saint-Nazaire et passant à Savenay, les eût exposés à rencontrer des détachements républicains.

 

– Les chevaux sont bons, fit observer Boishardy en modérant l’ardeur de celui qu’il montait et en éprouvant le besoin de parler pour chasser les terribles impressions qui venaient de l’assaillir ainsi que ses compagnons.

 

– Oui, répondit Marcof ; nous serons à Nantes au coucher du soleil.

 

– Je le crois aussi.

 

– J’avais calculé notre départ en conséquence.

 

– À propos, mon cher ami, savez-vous que nous agissons comme de vrais fous ? dit Boishardy en se frappant le front.

 

– Pourquoi donc ? demanda Marcof.

 

– Regardez nos habits.

 

– Eh bien ?

 

– Le premier rustre qui nous rencontrera nous appellera chouans. Je crois, Dieu me damne ! que nous avons même conservé tous trois la cocarde noire !

 

– Vous dites vrai.

 

– Si nous entrons à Nantes avec ce costume-là, nous ne ferons pas trois pas dans la ville sans être arrêtés, incarcérés et tout ce qui s’en suit. Qu’en penses-tu, mon gars ? continua Boishardy en s’adressant à Keinec qui demeurait sombre et silencieux.

 

Le jeune homme releva la tête.

 

– Je pense, répondit-il, que j’entrerai à Nantes n’importe sous quel costume, mais que j’y entrerai.

 

– Pardieu ! nous aussi nous entrerons. La question n’est pas là ! Pour moi, je trouverais par trop innocent d’aller se jeter ainsi dans la gueule de ce Carrier que Dieu confonde !

 

– J’ai prévu tout cela, interrompit Marcof ; ne vous inquiétez de rien. Nous nous arrêterons à Saint-Étienne pour laisser souffler nos chevaux ; là nous trouverons un ami qui nous fournira trois vêtements complets de sans-culottes : nous serons méconnaissables !

 

– Corbleu ! cela m’agace de penser que je vais me salir par le contact de pareilles défroques.

 

– Connaissez-vous un meilleur déguisement ?

 

– Non.

 

– Eh bien, alors ?

 

– Va donc pour cette livrée de valets de bourreau !

 

– J’endosserais celle du diable, répondit le marin, pour arriver à mon but !

 

– Et vous auriez raison, mon brave ami ! J’ai tort, je le confesse ; ne pensons qu’à Philippe.

 

– Et à Yvonne ! murmura Keinec.

 

Marcof l’entendit.

 

– Tu espères donc encore ? demanda-t-il.

 

– J’espérerai tant que je n’aurai pas acquis une certitude.

 

– Pauvre enfant ! soupira le marin.

 

– J’ai fouillé toutes les villes de Bretagne, excepté Nantes, continua Keinec ; peut-être Yvonne y est-elle ?

 

– Qu’est-ce qu’Yvonne ? demanda Boishardy.

 

– Celle que j’aime, monsieur le comte.

 

– Au fait, Boishardy ne connaît pas cette histoire, ajouta Marcof. Raconte-la-lui, Keinec ; elle l’intéressera, et peut-être te donnera-t-il d’excellents conseils.

 

– Parle, mon gars, fit affectueusement le chef royaliste en écartant un peu son cheval pour que Keinec pût s’approcher.

 

Le jeune homme poussa sa monture entre celles des deux cavaliers, puis il réfléchit quelques instants. Enfin, dans ce style d’une rusticité sauvage mais pleine de poésie qui n’appartient qu’au paysan breton, il entama la légende de ses amours et de celles de Jahoua. Keinec s’animait en parlant ; au souvenir d’Yvonne enlevée par Diégo, des larmes de rage sillonnèrent son visage ; son poing crispé meurtrissait le pommeau de sa selle, et, par une contraction des muscles, il étreignit si vivement son cheval que le pauvre animal poussa un hennissement de douleur.

 

En entendant prononcer les noms du chevalier de Tessy et du comte de Fougueray, Boishardy échangea un regard rapide avec Marcof.

 

– Ce sont les mêmes, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il.

 

– Oui, répondit le marin.

 

– Eh bien ! la chose s’éclaircit au lieu de se compliquer, c’est bon signe.

 

– Sans doute ; mais je ne saurais oublier les dernières paroles prononcées par ce misérable chevalier.

 

– Quand vous l’avez trouvé mourant à l’abbaye de Plogastel ?

 

– Oui.

 

– Et quelles étaient ces paroles ?

 

– Les voici : « Venge-moi de ceux qui m’ont assassiné, tu les livreras à la justice… elle n’est pas notre sœur, c’est sa maîtresse à lui… à… » Et il expira sans pouvoir achever, ajouta Marcof avec un mouvement de colère.

 

– Mais qui accusait-il de sa mort ?

 

– Le comte de Fougueray.

 

– Son frère ?

 

– Il disait que cet homme n’était pas son frère !

 

– Comment cela ?

 

– Voilà ce que je ne sais pas, ce que je donnerais tout au monde pour savoir.

 

– Peut-être ce misérable n’avait-il plus sa raison et délirait-il en parlant ainsi ; l’agonie causée par le poison amène souvent des hallucinations étranges.

 

– Malheureusement ; mais cependant je crois volontiers que cet homme avait conscience de ses paroles.

 

– Qui vous porte à le croire ?

 

– Une vérité qu’il m’a avouée et qui prouve évidemment qu’il n’était pas le frère du comte.

 

– Qu’est-ce donc ?

 

– Je l’ai reconnu pour un ancien bandit que j’avais rencontré jadis dans les Abruzzes. À cette époque, je ne l’avais vu que quelques minutes, mais cela s’était passé dans des circonstances telles que sa figure était demeurée gravée dans ma mémoire.

 

– Et il a avoué cela ?

 

– Parfaitement, n’est-ce pas, Keinec ?

 

– Je l’ai entendu, ainsi que Jahoua.

 

– Que pensez-vous de cela, Marcof ?

 

– Je ne sais que supposer ! Était-ce Raphaël (ce misérable se nommait ainsi), était-ce Raphaël qui trompait le comte de Fougueray ; était-ce le comte de Fougueray qui se servait de cet homme ? C’est dans la réponse que se trouverait le nœud de cette intrigue, et malheureusement je ne puis répondre moi-même.

 

– C’est étrange ! dit Boishardy en réfléchissant profondément.

 

– Voici les clochers de Saint-Étienne, fit observer Keinec en désignant du doigt deux flèches aiguës qui apparaissaient en ce moment sur la droite des voyageurs.

 

– Pressons l’allure ! répondit Boishardy, et enfonçons-nous sur la gauche ; nous redescendrons ensuite sur la ville, après nous être assurés que les bleus n’y sont pas. Eh bien, continua-t-il tout en éperonnant son cheval et en fixant un regard perçant sur les campagnes avoisinant la Loire ; Eh bien ! cette jeune Yvonne m’intéresse et je donnerais de bon cœur le peu qui me reste de bien pour découvrir l’endroit où on la retient prisonnière.

 

– Si toutefois elle vit encore ! répondit Marcof.

 

– N’en doute pas ! s’écria Keinec. Si Yvonne était morte, j’aurais été tué, j’en suis sûr.

 

– Espère, mon gars, dit le chef royaliste. Quant à moi je te promets qu’après avoir réussi à délivrer le marquis de Loc-Ronan, je t’accorderai mon aide pour chercher la pauvre enfant dont tu parles.

 

– Et si nous la retrouvons, continua Marcof, malheur à ceux qui l’auront fait souffrir !

 

Keinec ne répondit pas ; mais il leva les yeux au ciel en tordant la poignée du sabre qui pendait à son côté. On comprenait que le jeune homme murmurait intérieurement un serment terrible, et qu’il n’y faillirait pas.

 


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