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Quatre heures et demie sonnaient à l’horloge de la cathédrale de Nantes au moment où le soleil, déclinant rapidement, cachait son disque sous les nuages qui couraient de l’ouest à l’est, et jetait horizontalement ses rayons pâles et blafards sur les rives alors dévastées de la petite rivière de l’Erdre, qui traverse dans toute sa longueur l’un des principaux faubourgs de la ville pour aller verser ses eaux dans la Loire, en face l’île Feydeau au centre même de la vieille capitale du duché de Bretagne.
Désert et désolé, ce faubourg offrait l’aspect d’une cité après le pillage.
Les maisons en ruines servaient d’asile aux chiens affamés que l’affreuse disette qui désolait la ville avait laissés sans maîtres. À peine obtenait-on chez le boulanger la ration de pain nécessaire à la nourriture quotidienne : il avait bien fallu chasser sans pitié du logis les animaux domestiques, et les chiens errants s’étaient instinctivement réunis en bandes dans les quartiers déserts, comme ils se réunissent encore de nos jours dans les environs de Constantinople, ne pénétrant que la nuit dans le cœur de la cité. Au centre du faubourg, se dressait un magnifique peuplier orné de guirlandes, de rubans entrelacés aux trois couleurs nationales, et devenu depuis peu arbre symbolique de la liberté.
Çà et là quelques enfants sortis de la ville et venant jouer dans cette solitude, l’animaient seuls. C’étaient des fils de vrais patriotes auxquels, après les exécutions, revenaient de droit les vêtements qui couvraient le corps des victimes au moment où le couteau les frappait. Bien entendu que ces vêtements étaient ceux que le bourreau rejetait comme ne pouvant lui convenir.
Ces jeunes sans-culottes, espoir de la République une et indivisible, avaient établi, dans le faubourg dont nous parlons, une sorte de succursale de la halle aux habits, et s’amusaient à imiter les marchands et les crieurs. C’était quelque chose de hideux à contempler que ces jeunes têtes blondes, brunes et roses, coiffées de perruques ensanglantées ou de chapeaux également maculés de taches de sang humain.
Deux d’entre eux, les plus grands (ils pouvaient avoir de douze à treize ans), en étaient déjà venus aux coups à propos d’un habit couleur tabac d’Espagne garni de boutons d’acier. Évidemment les deux drôles avaient fait main basse sur les hardes que se réservait l’exécuteur ; car l’habit qui formait le principal sujet de contestation était trop frais et trop neuf encore pour avoir été dédaigné par monsieur de Nantes, comme on disait sous l’ancien régime.
Dans la lutte dont il était l’objet, le prix du combat avait eu à souffrir de nombreux accidents. Une manche était restée entre les mains de l’un des deux antagonistes, tandis que l’autre gamin brandissait les basques au bout d’un bâton ; mais ce qui causait la dispute, c’était la partie du vêtement où se trouvait la garniture de boutons.
– Veux-tu lâcher, Bertrand ! hurlait l’un des combattants, en tirant à lui le restant de l’habit que son compagnon venait de saisir.
– Non ! je ne lâcherai pas ! répondait l’autre sans lâcher prise, et en se cramponnant des deux mains au fragment qu’il serrait de toutes ses forces.
– Ah ! tu ne veux pas lâcher ?
– Non !
– Non ! non ! non ! Entends-tu, grand imbécile ?
– Tiens !…
Ici, Bertrand reçut un coup de poing qui fit jaillir le sang de son nez, lequel enfla subitement et menaça de prendre des proportions gigantesques.
– Oh ! c’est comme ça ! cria l’enfant en rendant coup pour coup. Je dirai que tu es un aristocrate !
– Essaie donc un peu !
– Oui, je te dénoncerai !
– Je suis un sans-culotte. Chaux est mon cousin !
– Et Pinard est l’ami de papa !
– Je te ferai passer sous le rasoir national !
– Et toi dans la baignoire nationale !
– Au club ! crièrent les autres enfants qui jusqu’alors étaient demeurés muets spectateurs de la scène. Tu vas au club, toi, Pichet ?
– Oui, que j’y vas ; à preuve que j’ai été reçu membre de la Société régénérée.
Bertrand s’arrêta, et le combat cessa momentanément.
– Vrai ? dit-il avec un accent dans lequel l’admiration succédait rapidement à la colère ; t’es au club pour de vrai !
– Pourquoi donc qu’on t’a reçu ?
– Ah ! voilà !
– Raconte-nous ça ! hurla la bande.
– J’y consens, répondit Pichet en prenant une pose magistrale. Faut que vous sachiez que papa m’a emmené avec lui l’autre soir.
– Tu nous l’as dit, interrompit Bertrand.
– Veux-tu me laisser parler, imbécile !
– V’là qu’un citoyen fait une motion oùsqu’il fallait écrire. Le secrétaire n’y était pas. On demande quelqu’un qui sait écrire. Papa crie en me montrant : Voilà ! Là-dessus je m’en vais au bureau, et j’écris ; et puis quand j’ai fini, comme ça m’amusait de griffonner sur le papier oùsqu’il y a des imprimés en haut, j’ai écrit l’exemple d’écriture qu’on nous a donné la semaine dernière.
– Oh ! oui, interrompit de nouveau Bertrand ; l’exemple oùsqu’il y avait : « Le monde ne sera heureux que lorsqu’on aura guillotiné quarante millions d’aristocrates et cent millions de modérés ! »
– C’est ça ! répondit Pichet. Pour lors, v’là un citoyen qui regardait et qui me dit : « C’est joli tout de même ce que tu écris là ! » Et il monte à la tribune, oùsqu’il a fait un discours dans quoi qu’il a dit que les enfants qu’avaient de vrais sentiments patriotiques devaient être reçus au club. Alors on a crié bravo, on a applaudi la motion, et on m’a donné les honneurs de la séance.
– Qu’est-ce que c’est que ça, les honneurs de la séance ? demanda l’un des jeunes compagnons du narrateur.
– C’est, dit Pichet, d’être assis tout seul sur un grand tabouret à côté de la tribune.
– Et t’as eu les honneurs de la séance, toi ?
– Oui, que je te dis, et si tu ne me crois pas, je te vas flanquer des coups !
Un murmure d’admiration courut dans les rangs des auditeurs. Il était évident que Pichet avait grandi énormément dans l’estime de ses amis ; aussi se redressant avec satisfaction :
– Et voilà ! continua-t-il, je suis un pur, un régénéré, un vrai patriote, un sans-culotte épuré, comme dit papa.
Et l’enfant se mit à chanter à haute voix, comme pour célébrer son triomphe, ce couplet alors des plus à la mode :
La guillotine là-bas
Fait toujours merveille !
Mais quand viendra-t-elle ici
Travailler en raccourci ?
Cette guillotine, ô gué ?
Cette guillotine.
Bertrand cependant paraissait ne pas partager l’admiration générale dont son antagoniste était l’objet. Il se mit à rire en se moquant de Pichet qui se promenait les mains derrière le dos, et peut-être la querelle, pour avoir changé d’objet, allait se rallumer non moins vive, lorsque des pas de chevaux retentirent sur la route. Au même instant, le canon résonna vigoureusement du côté de Nantes, et au bruit du canon se mêla celui d’une vive fusillade. Les enfants, dont l’attention se trouva attirée par ce double fait, se mirent à courir du côté des cavaliers d’abord. Le bruit du canon les charmait moins sans doute que la vue des chevaux et des voyageurs.
Trois hommes, en effet, débouchaient dans le faubourg se dirigeant vers la ville. Ces trois hommes portaient le costume complet des patriotes de l’époque : carmagnole bleue de tyran, pantalons courts, ceinture rouge, sabots garnis de paille, bonnet de la liberté enfoncé sur la tête et descendant jusqu’aux yeux. Ils marchaient au pas de leurs chevaux côtoyant les rives de l’Erdre.
Boishardy, Marcof et Keinec, semblaient méconnaissables sous ces habits nouveaux. Les deux premiers surtout affectaient les allures des sans-culottes avec une perfection d’imitation peu commune. Keinec seul ne se donnait pas la peine de changer de manières. En entendant le bruit de la canonnade et de la mousqueterie, les cavaliers se regardèrent étonnés et inquiets.
– Qu’est-ce que cela ? s’écria Boishardy.
– Se battrait-on à Nantes ? murmura Marcof.
– Pas possible !
– Cependant c’est bien le bruit du canon.
– Sans doute.
– Avançons toujours !
– Pardieu ! voilà des gamins qui vont peut-être nous renseigner.
Et Boishardy, se levant sur ses étriers, appela à haute voix les enfants. Pichet accourut le premier.
– Dis donc, mon gars, demanda le gentilhomme, sais-tu pourquoi on tire le canon ?
– Oui, que je le sais, répondit l’enfant.
– Pourquoi alors ?
– C’est pour les aristocrates, les chouans, les brigands !
– On se bat donc !
– Eh non ! c’est la prière du soir, comme dit le citoyen Carrier.
Marcof et Boishardy se regardèrent.
– Quelque nouvelle infamie ! murmura le marin.
Boishardy lui fit un signe pour lui recommander la prudence, et se retournant vers Pichet, qui était planté droit devant lui, jouant avec la crinière de son cheval :
– Qu’est-ce que c’est donc que la prière du soir du citoyen Carrier ? demanda-t-il avec aisance.
– Tiens ! répondit l’enfant, vous n’êtes donc pas venu à Nantes depuis deux jours ?
– Non, mes camarades et moi nous arrivons de Saint-Nazaire.
– Oh bien ! alors, vous ne savez pas.
– Qu’est-ce que nous ne savons pas ?
– La nouvelle invention du citoyen, donc.
– Et tu la connais, toi ?
– Je crois bien ! papa m’y a mené hier.
– Où cela ?
– À la place du Département donc !
– Qu’est-ce qu’on y fait à la place du Département ?
– Tiens ! on y tue les brigands !
– On a donc transporté la guillotine ? interrompit Marcof avec impatience.
– Eh non ! répondit Pichet en faisant un pas vers son nouvel interlocuteur.
On entendait toujours gronder le canon. Boishardy, craignant l’emportement du marin, reprit aussitôt la parole :
– Si tu sais quelque chose, explique-toi !
– Voilà, citoyen ! d’abord, faut que vous sachiez qu’on ne juge plus les aristocrates…
– Eh non ! c’était trop long.
– Après ?
– La guillotine ne va plus assez vite…
– Alors ?
– Alors on a conduit hier soir trois cents brigands qu’on a pris à l’entrepôt sur la place du Département, et là les bons patriotes leur ont tiré dessus avec des fusils et des canons.
– Tu es sûr de ce que tu dis ?
– Tiens ! je crois bien ! papa y était et moi aussi. Ah ! c’était drôlement joli, citoyen !
– Et on recommence ce soir !
– Oui ; ça sera comme ça tous les jours.
Marcof poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement. Boishardy comprit que cette puissante nature allait éclater. Aussi, craignant encore une imprudence qui aurait pu compromettre leur sûreté à tous trois, il remercia brusquement l’enfant, et, saisissant la bride du cheval de son compagnon, il partit au galop. Keinec les suivit silencieusement. En ce moment la fusillade cessa.
– C’est fini ! s’écria Marcof.
– Êtes-vous fou ? répondit le chef royaliste. Vous avez failli nous perdre ! Songez que ces enfants sont plus dangereux encore que les hommes par le temps qui court. On arrête vite, et une dénonciation est bientôt faite.
– Vous avez agi sagement, Boishardy, car en entendant les atroces paroles de ce petit drôle, le sang me montait à la gorge, et j’allais faire passer mon cheval sur ce fils de bourreau, apprenti bourreau lui-même.
– Mettons nos chevaux au pas et calmez-vous un peu. Attendons la nuit, si vous le voulez, pour entrer dans la ville ; elle ne tardera pas.
Marcof ne répondit pas, mais il arrêta l’élan de sa monture. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que le crépuscule du soir jetait son voile de brouillard sur la vieille cité bretonne. Les trois voyageurs continuèrent leur route en suivant toujours les rives de l’Erdre. Bientôt ils atteignirent la ville. Tout à coup le cheval de Boishardy s’arrêta net et pointa. Celui de Marcof poussa un hennissement et se jeta de côté.
– Qu’est-ce que cela ? dit le chef royaliste en corrigeant vertement sa monture.
Mais l’animal refusa d’avancer. La nuit sombre et brumeuse empêchait de distinguer devant soi. Keinec s’élança à terre.
– En voici un second ! continua Marcof.
– Et un troisième, ajouta Boishardy. C’est ici comme c’était ce matin sur la Loire, à ce qu’il paraît. Du sang, toujours du sang et rien que du sang !
– Nous sommes sur la place du Département, répondit le marin d’une voix frémissante.
Les chevaux tremblaient et avançaient avec une répugnance visible. À chaque instant ils glissaient dans le sang dont le sol était détrempé. Keinec marchait toujours à pied, conduisant sa monture par la bride, et se baissant de temps à autre.
– Voici des enfants, dit-il, des femmes, des jeunes filles demi-nues.
– Tonnerre ! la place est pavée de cadavres !
Marcof ne se trompait pas. La lune se levant derrière un nuage et glissant ses rayons à travers la brume, éclaira faiblement autour d’eux et leur fit pousser à chacun une exclamation d’horreur. Plus de trois cents corps atrocement mutilés gisaient dans un véritable lac de sang. C’étaient pour la plupart des vieillards, des femmes et des enfants en bas âge.
À chaque pas, les chevaux menaçaient de s’abattre. Deux fois celui de Boishardy glissa et roula avec son maître, qui se releva couvert de sang. Certes, ces trois hommes étaient braves, si braves même qu’on pouvait les taxer de témérité folle. Eh bien ! des gouttes de sueur froide inondaient leurs visages. Comme le matin, sur la Loire, ils se regardaient sans oser échanger une parole, et bientôt même ils cessèrent de se regarder, dans la crainte d’échanger leur pensée. Peut-être parmi ces cadavres qu’ils foulaient se trouvait-il des amis chers à leur cœur.
Néanmoins ils avançaient toujours. Ils étaient à peine arrivés aux deux tiers de la place, qu’une meute de chiens se précipita en aboyant. C’étaient ceux que la famine avait transformés en loups voraces et en chacals féroces. Ils se ruèrent sur les cadavres. Puis les aboiements s’éteignirent peu à peu et on entendit le bruit des crocs arrachant des lambeaux de chair humaine, mêlé à de sourds grondements et à l’éclat des os se brisant sous ces mâchoires affamées.
On apercevait de temps à autre les cadavres, jusqu’alors immobiles, se remuer dans l’ombre, tiraillés en sens inverse par ces gueules ensanglantées et avides de carnage.
– Sortons au plus vite de ce charnier ! dit Marcof d’une voix sourde.
– Je voudrais avoir quelque chose à tuer ! murmura Boishardy.
– Que fais-tu donc, Keinec ? s’écria le marin en apercevant le jeune homme presque agenouillé sur la terre humide.
– Je trempe mes armes dans le sang de mes amis, répondit Keinec. Je les laisserai rouiller, et tant qu’il y aura une tache sur la lame de mon sabre ou le fer de ma hache, je fais serment devant Dieu qui m’entend et sur les cadavres qui m’entourent, de frapper sans pitié et sans merci tous les bleus que je pourrai atteindre.
Il y avait dans le ton qui accompagnait ces paroles un tel accent de résolution et de fermeté, que Marcof et Boishardy tressaillirent. Keinec remonta à cheval ; tous trois se dirigèrent vers l’extrémité de la place. Sur leur passage ils dérangeaient des troupes de chiens occupés à leur horrible curée ; les animaux grondaient en levant vers eux leurs yeux sauvages et leurs museaux rougis, puis ils se remettaient à fouiller les chairs mortes.
– Mon Dieu ! dit subitement Marcof en pâlissant encore sous le coup d’une horrible pensée qui lui traversait l’esprit ; si parmi les cadavres qui flottaient ce matin sur la Loire, ou si parmi ceux que nous foulons en ce moment aux pieds de nos chevaux se trouvait le corps de celui que nous voulons sauver ! Si nous étions venus trop tard !
– Le Seigneur aurait donc abandonné la cause du juste et de l’innocent alors ! répondit Boishardy. Cela ne peut être, Marcof ; cette pensée est presque un sacrilège !
– Ne voyez-vous pas, Boishardy, que Dieu a abandonné Nantes !
– Eh bien ! fit brusquement le gentilhomme, avançons toujours ! Si ces monstres ont tué Philippe, ne faut-il pas que nous vengions sa mort ? D’ailleurs, une fois en ville, nous saurons promptement à quoi nous en tenir ; on doit vendre ici comme on vend à Paris, la liste des victimes immolées sous le couteau révolutionnaire et par la rage des bourreaux.
– Vous avez raison, dit Marcof en baissant la tête.