Ernest Capendu
Le Marquis de Loc-Ronan
Lecture du Texte

XV LA VILLE MARTYRE

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XV

LA VILLE MARTYRE

Les trois cavaliers atteignaient alors l’extrémité de la place, laissant derrière eux l’ignoble champ de carnage. Absorbés par les pensées affreuses qu’un tel spectacle venait de leur suggérer, les voyageurs s’engagèrent dans la première rue qui s’offrit à eux et la parcoururent dans toute sa longueur sans se préoccuper de la partie de la ville dans laquelle ils se trouvaient. Mais ce qu’ils venaient de contempler n’était pour ainsi dire que le prologue du drame auquel il leur fallait assister.

 

À l’extrémité de la rue, un attroupement assez considérable de monde les contraignit à s’arrêter. Cet attroupement était causé par deux hommes et une femme ; celle-ci paraissait chanter, et ses deux compagnons jouaient du violon. Un triple cercle de rangs de curieux s’était formé autour des musiciens ambulants. Les deux hommes, vêtus de la carmagnole, du bonnet rouge, et portant la décoration des sans-culottes, annonçaient au public qu’ils pouvaient lui vendre des recueils de chansons « propres à entretenir, disaient-ils, dans l’âme des bons citoyens, la gaieté républicaine, » et, pour preuve, l’un des joueurs de violon fit entendre une ritournelle, tandis que la femme, se plaçant au centre du cercle, s’apprêtait à chanter.

 

– La ronde des guillotinés mettant leur tête à la trappe ! dit-elle, par le citoyen Landré, vrai sans-culotte et mangeur d’aristocrates. Premier couplet.

 

Et elle se mit à hurler d’une voix traînante et nasillarde, cette chanson dont la réputation était immense et que la foule écouta avec une attention profonde et de fréquentes marques de sympathie.

 

Vous vouliez être toujours grands,

Traitant les sans-culottes

De canailles et de brigands ;

Ils ont paré vos bottes

Par le triomphe des vertus.

Pour que vous ne nous trompiez plus,

La justice vous sape ;

Ducs et comtes, marquis, barons,

Pour trop soutenir les Bourbons,

Mettez votre tête à la trappe.

 

Les auditeurs applaudirent avec enthousiasme. Marcof et Boishardy échangèrent à voix basse quelques paroles, tandis que Keinec promenait autour de lui un regard sombre et menaçant.

 

– Deuxième couplet, reprit la chanteuse.

 

Vous qui paraissiez plus hardis

Que des ci-devant pages,

Croyant d’aller en paradis

Suivant les vieux usages ;

Vous riez, allant au néant,

Dans la charrette en reculant,

Comme écrevisse et CRAPPE (sic) ;

Montez le petit escalier,

Rira bien qui rira dernier,

Passez votre tête à la trappe !

 

À peine la chanteuse eut-elle terminé que les applaudissements redoublèrent et éclatèrent avec une frénésie qui tenait de la rage.

 

Pendant ce temps, Marcof et Boishardy, toujours dans l’impossibilité de continuer leur route, s’étaient approchés d’une boutique assez éclairée qu’ils contemplaient avec curiosité. Cette boutique était celle d’un libraire et avait pour enseigne : À Notre-Dame de la Guillotine. Le marchand, jeune homme à la physionomie fausse et sinistre, se tenait sur le seuil de sa porte. Il semblait regarder Boishardy avec une persistance opiniâtre qui finit par fatiguer le gentilhomme, au point que celui-ci, s’approchant davantage du libraire, lui demanda brusquement pourquoi il le fixait ainsi.

 

– Citoyen, répondit le jeune homme, comme tu regardais ma boutique, j’ai cru que tu voulais m’acheter quelque chose. J’ai tout ce qu’il y a de plus nouveau. Tiens ! voici un volume qui vient de paraître, un beau titre : La République ou le Livre du sang, ouvrage d’une grande énergie républicaine, propre à former les bons citoyens. » Je tiens également les journaux de Paris : l’Anti-Brissotin, la Trompette du père Bellerose, la Discipline républicaine.

 

Marcof, sans se préoccuper de la faconde du marchand, poussa Boishardy du coude :

 

– Regardez donc ! lui dit-il en désignant de la main un livre placé en montre. Celui-ci est curieux !

 

En effet, le livre indiqué par Marcof portait cet entête significatif :

 

« Compte-rendu aux sans-culottes de la République française. »

 

Puis, au-dessous, on lisait :

 

« Par très haute, très puissante et très expéditive dame Guillotine, dame du Carrousel, de la place de la Révolution, de Grève et autres lieux, contenant le nom et le surnom de ceux à qui elle a accordé des passe-ports pour l’autre monde, le lieu de leur naissance, leur âge et qualité, le jour de leur jugement, depuis son établissement au mois de juillet 1792 jusqu’à ce jour, rédigé et présenté aux amis des prouesses par le citoyen Tisset, coopérateur du succès de la République française (sic).

 

– Ce livre-là ! s’écria le libraire qui flairait une affaire, est le meilleur de tous, aussi vrai que je m’appelle Niveau.

 

– Niveau ? répéta Marcof avec étonnement.

 

– Eh bien ! fit le marchand, ce nom-là vaut bien celui de Leroy, ci-devant de Monflabert, juré au tribunal révolutionnaire, mon parent, et qui, honteux de son premier nom, s’est fait appeler Dix-Août !

 

– C’est juste, dit Boishardy, et vous et votre parent avez parfaitement fait.

 

– Tiens ! fit observer le libraire en ricanant, il paraît que le tutoiement fraternel n’est pas dans tes habitudes, citoyen ! « Vous » est aristocrate, et « toi » est sans-culotte, tu sais, et le « vous » est guillotiné ou se guillotinera.

 

Boishardy fit un geste d’impatience ; il sentait que le moindre soupçon pourrait le perdre et perdre aussi ses compagnons, dans une ville où la justice révolutionnaire était aussi expéditive qu’à Nantes, et il comprenait qu’il venait de commettre une faute. Aussi, étouffant en lui la colère qu’avait fait naître le sourire insolent de son interlocuteur, il haussa les épaules avec un geste de pitié.

 

– Tu as raison, citoyen, dit-il, et je te fais mes excuses ; mais, vois-tu, j’ai vécu jusqu’ici avec de mauvais patriotes, et cela m’a gâté. Si je viens à Nantes, c’est pour m’épurer et me retremper un peu parmi les vrais républicains. Voyons, pour me faire passer une bonne soirée, il faut que j’achète ton livre. Combien le vends-tu ?

 

Le libraire sourit finement ; il était évident qu’il ne croyait pas un mot de l’explication que venait de lui donner le cavalier, mais l’appât du gain fit taire sa conscience républicaine, et il ne vit plus qu’un acheteur là où il était prêt à voir un « suspect ! » Il prit le livre dans la montre et le tendit à Boishardy.

 

– C’est trente-cinq sols ! dit-il, parce que tu parais être un pur et que je veux aider à te régénérer.

 

Le royaliste fouilla dans la poche de sa carmagnole et en tira sa bourse. C’était une nouvelle imprudence, et un second sourire du libraire, accompagné d’un regard avide qui s’efforça de percer les mailles de soie vint l’en avertir. Boishardy désireux de se dérober promptement à cet incessant espionnage, prit vivement dans sa bourse ouverte une pièce d’argent, pas si vivement cependant que le marchand n’eût pu apercevoir de nombreux louis d’or aux reflets rutilants, et il la tendit au vendeur en ajoutant d’un ton brusque :

 

– Trouve-t-on au moins dans ton livre les noms de tous les aristocrates exécutés à Nantes jusqu’à ce jour même ?

 

– Oh ! non, citoyen ; ce livre-là ne concerne que Paris. La liste des guillotinés se vend à part, au profit des pauvres sans-culottes de la ville, et Nantes a la sienne qui paraît tous les soirs. Veux-tu la collection complète ?

 

– Oui ! dit Marcof en avançant à son tour.

 

– La voici, c’est vingt sols, en tout cinquante-cinq sols, dit le marchand en tendant au cavalier un cahier de feuilles détachées semblables à celles que débitent les crieurs des rues.

 

Marcof arracha plutôt qu’il ne prit des mains qui les lui tendaient les listes fatales, et se pencha sous la lueur d’un réverbère accroché au-dessus de la boutique, pour les parcourir avidement.

 

– Ah ! ah ! citoyen ! fit remarquer le libraire, toujours avec son méchant sourire, il faut que tu espères trouver là-dedans les noms des gens que tu détestes, ou que tu craignes d’y rencontrer ceux que tu aimes ; cela se voit.

 

Marcof n’entendit pas cette réflexion, mais Boishardy, que la colère commençait à aveugler en dépit de sa résolution de demeurer calme, poussa si brusquement sa monture sur le libraire, que celui-ci recula vivement pour ne pas être renversé ; sa figure blêmit de peur.

 

– Paye-toi ! dit impérieusement le gentilhomme en montrant l’écu de trois livres qu’il tenait à la main.

 

Le marchand prit la pièce et rendit au royaliste quatre bons d’un sol chacun et deux de deux liards. Le papier était alors la monnaie courante. Sur les bons d’un sou on lisait cet aphorisme philosophique parfaitement de circonstance : « Doit-on regretter l’or quand on peut s’en passer ? » Et sur les bons de deux liards était imprimée cette phrase sentimentale : « Ne me refuse pas au mendiant qui t’implore. »

 

Boishardy prit le livre et les papiers, et mit le tout dans sa poche. En ce moment, les chanteurs ambulants ayant terminé leur séance, la rue se désencombra et le passage devint libre. Les trois cavaliers en profitèrent. Le marchand les regarda s’éloigner.

 

– Ceux-là ! se dit-il, en désignant Boishardy et Marcof, sont des aristocrates ou tout au moins des suspects ou des fédéralistes ; j’en jurerais. Ah ! ils ont de l’or dans leurs bourses, tandis que les vrais patriotes meurent de faim ! Faudra qu’ils payent rançon comme les autres, et ce ne sera pas long ! En attendant, je vais voir où ils vont.

 

Et le jeune libraire, fermant vivement sa boutique, mit la clef dans sa poche et pressa le pas pour suivre à distance convenable les trois amis qui avançaient lentement dans la rue mal éclairée.

 

– Eh bien ! demanda vivement Boishardy à Marcof, qui froissait dans sa main les feuilles qu’il venait d’acheter.

 

– Eh bien ! son nom ne s’y trouve pas !

 

– Bon espoir, alors !

 

– Oui ; mais il n’y a là-dessus que les noms des guillotinés et pas ceux dont nous avons heurté les cadavres.

 

– N’importe ! espérons toujours. Ah ! nous voici arrivés au bout de la rue. Tournons-nous à droite ou à gauche ?

 

– À gauche ; cette petite ruelle nous mènera, je le crois, au Bouffay, et ce n’est que là que nous pourrons obtenir quelques renseignements sur Philippe, si toutefois nous parvenons à en avoir.

 

– À qui nous adresserons-nous ?

 

– Le sais-je ? Mais grâce à nos costumes et aux cartes de civisme que je me suis procurées à Saint-Étienne, nous pourrons interroger sans trop éveiller les soupçons.

 

Les trois amis continuèrent donc leur route ; on eût dit qu’un démon attaché à leur suite, se faisait un malin plaisir de les contraindre à assister en une seule soirée à toutes les horreurs qui ensanglantaient Nantes. La nouvelle rue qu’ils avaient prise les conduisit au Bouffay, ainsi que le pensait le marin ; mais là les attendait une terrible épreuve. Une grande affluence de monde se pressait aux abords de la place, au milieu de laquelle se dressait la guillotine, et une foule immense l’encombrait déjà lorsque Marcof, Boishardy et Keinec y pénétrèrent. Des myriades de torches de résine jetaient une lueur blafarde sur le sombre échafaud, et augmentaient encore ce que son aspect avait de lugubre.

 

– On tue encore ici ? murmura Boishardy.

 

– On tue partout à Nantes ! répondit Marcof.

 

– Tournons bride alors ; j’en ai assez !

 

Mais il était déjà trop tard ; la foule bouchait toutes les issues.

 

– Allons, reprit le chef royaliste, il faut faire contre fortune bon cœurAssistons à ces nouvelles infamies ; mais, pour Dieu ! souvenons-nous de Philippe, et quoi que nous puissions voir, ne commettons point d’imprudence.

 

– Vous avez raison toujours, Boishardy, répondit Marcof à voix basse ; la dernière fois que je suis venu dans cette ville maudite, c’était en plein jour, on guillotinait comme on le fait aujourdhui, et la première tête que je vis rouler, fut celle du baron de Saint-Vallier, auquel j’avais serré la main deux semaines plus tôt. Oh ! il nous faut faire provision de force et de résignation, si nous devons demeurer calmes spectateurs.

 

– Philippe sera notre sauvegarde ; seulement, prévenez Keinec ; je crains la colère du pauvre gars.

 

Marcof se retourna vers le jeune homme, et lui ordonna de ne pas laisser échapper une seule exclamation qui décelât son indignation. Keinec fit un signe qui indiquait sa promesse d’obéissance, mais il ne parla point. Depuis qu’il avait raconté l’histoire de ses amours, il était devenu plus sombre encore et plus taciturne que par le passé. Une seule pensée l’absorbait, c’était celle de trouver Yvonne. En ce moment, des cris de joie retentirent dans la foule, et l’on vit une ondulation se produire dans la direction de l’échafaud.

 

– Ah ! s’écria un sans-culotte en indiquant de la main le fatal convoi dont on apercevait la première charrette, dominant les têtes amoncelées de la foule, ah ! voici la « bière roulante ! »

 

– Les aristocrates vont mettre « la tête à la chatière ! » ajouta un autre.

 

– Et ce soir, ils seront en « terre libre ! » (au cimetière.)

 

– Eh ! Chaux ! tu vas voir quelle mine ils feront au vasistas !

 

– Faut bien déblayer le sol de la république !

 

– Ah ! dit le premier sans-culotte, il n’y aura pas relâche aux représentations ce soir. Les gueux vont « éternuer dans le sac ! » Les autres seront baignés, et leurs amis ont eu tantôt une indigestion de fer et de plomb !

 

Ces allusions aux trois manières de procéder du proconsul obtinrent un bruyant succès. Puis quatre à cinq voix avinées entonnèrent ensemble ce refrain d’un style sauvage et infâme :

 

Mettons-nous en oraison,

Maguingueringon,

Devant sainte guillotinette,

Maguingueringon,

Maguingueringuette.

 

Les deux chefs royalistes baissaient leurs paupières pour ne pas laisser voir les éclairs de colère qui étincelaient dans leurs regards. Ils étaient tombés au milieu d’une bande de la « compagnie Marat. »

 

Cependant Boishardy, plus maître de lui, avait remarqué que plusieurs de ceux qui les entouraient jetaient sur ses compagnons et sur lui des regards inquisiteurs, et il jugea prudent d’aller au-devant des soupçons. Tirant une pipe courte de la poche de sa carmagnole, et la bourrant tout en sifflant un air patriotique, il se pencha sur l’encolure de son cheval.

 

– Citoyen ! fit-il en affectant les tournures de phrases de l’époque et en s’adressant au sans-culotte de la « compagnie Marat » qui pérorait dans le groupe, et qui n’était autre que Brutus, l’ami de Pinard ; eh ! citoyen, donne-moi du feu !

 

– Volontiers, répondit Brutus qui secoua les cendres de sa pipe en frappant le fourneau sur l’ongle de son pouce gauche.

 

Boishardy se pencha davantage et les deux pipes se rencontrèrent.

 

– Merci, continua-t-il en tirant une énorme bouffée de fumée ; maintenant, citoyen, faut que tu me rendes encore un service.

 

– Lequel ? répondit Brutus.

 

– D’abord, es-tu un vrai, un chaud, un pur, un sans-culotte, enfin ?

 

– Un peu que je m’en vante. La « compagnie Marat » ne se recrute pas parmi les tièdes et les timorés.

 

– Ah ! tu es de la « compagnie Marat ? »

 

– Tu ne connais donc pas le costume ?

 

– Non.

 

– Comment, non ?

 

– Dame ! écoute donc, il y a six mois que je ne suis venu à Nantes.

 

– D’oùsque tu viens, pour lors ?

 

– De Brest.

 

– Ça va-t-il là bas ?

 

– Pas mal, mais moins bien qu’ici, à ce que je vois.

 

– Ah ! c’est qu’il n’y a pas des Carrier partout ! En v’là un vrai patriote !

 

– C’est pour le voir que je suis venu avec les citoyens, mes amis ; des purs, j’en réponds.

 

– Eh bien ! ils ont crânement bien fait, et toi aussi. D’abord, vous arrivez tous à point pour jouir du spectacle gratis. As-tu vu les mitrailles de la place du Département ?

 

– Non, nous sommes arrivés trop tard, répondit Marcof en se mêlant à la conversation.

 

– C’est dommage, vous auriez ri avec nous. Fallait voir les grimaces de ces brigands d’aristocrates quand ils avalaient du plomb et du fer. Mais soyez calmes, vous n’avez pas tout perdu !

 

– Qu’est-ce qu’il y a donc encore ?

 

– D’abord le rasoir national, qui fonctionne à présent jusqu’à huit heures du soir, et puis après les déportations verticales.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

– Une nouvelle idée du citoyen Carrier, donc !

 

Ici Brutus raconta dans son langage pittoresquement sanguinaire les noyades qui, pour la première fois, avaient eu lieu l’avant-veille. Marcof et Boishardy comprirent alors pourquoi ils avaient vu tant de cadavres sur la Loire. Le vieux pêcheur avait dit vrai.

 

– Et ce soir, ajouta Brutus en terminant, troisième représentation ! Après la fin du rasoir, ces brigands de déportés vont passer sur la place ; nous les suivrons et nous verrons le coup d’œil.

 

Et Brutus entonna à tue-tête le lugubre « Ça ira ! » tandis que Boishardy saisissait la main de Marcof, et la lui serrait silencieusement.

 

– Ah ! s’écria le sans-culotte, voilà les charrettes ! Tout à l’heure on va commencer.

 

En effet, l’ondulation que nous avons mentionnée et qui agitait les flots de la populace se fit sentir plus vive encore. On vit déboucher par une des rues adjacentes les funèbres voitures escortées de sans-culottes à cheval. Les charrettes passèrent devant l’endroit où se trouvaient les trois royalistes. Quatre victimes étaient attachées dans la première. Deux hommes d’abord : l’un portant le costume d’un modeste ouvrier ; celui-là était coupable d’avoir sauvé et caché un prêtre réfractaire. L’autre, habillé en paysan vendéen, et portant fièrement sa veste sur laquelle était encore l’image du Sacré-Cœur. En l’apercevant, Keinec, fit un mouvement brusque et poussa son cheval en avant. Il venait de reconnaître un ancien compagnon dans le malheureux qui marchait à la mort.

 

– Eh ! dis donc, prends garde ; tu vas m’écraser avec ton cheval ! hurla Brutus en arrêtant la monture du jeune homme.

 

Keinec ne l’entendit pas. Il dévorait des yeux la charrette, la « bière roulante » comme l’avait si pittoresquement dit l’ami de Pinard. Brutus, avec cet instinct du mal qui distingue ses pareils, devina en partie ce qui se passait dans l’âme du jeune Breton.

 

– Dis donc, citoyen, continua-t-il d’un air moqueur, comme tu les reluques, ces brigands d’aristocrates. On jurerait que tu en reconnais un !

 

– C’est possible ! répondit sèchement Keinec, qui avait oublié complètement et l’endroit où il était, et la qualité de l’interlocuteur qui lui adressait la parole.

 

Boishardy se mordit les lèvres, Marcof voulut s’approcher de son ami ; mais Brutus ne lui en donna pas le temps.

 

– Si tu connais des aristocrates, c’est que tu es un aristocrate toi-même ! dit-il d’un ton menaçant.

 

Puis s’adressant aux frères et amis qui l’entouraient :

 

– Ohé ! les autres, les vrais, les purs, continua-t-il ; voyez-vous cet aristocrate qui nous écrase avec son cheval. Faut le conduire au club et savoir ce qui en retourne.

 

– Oui ! oui ! crièrent dix voix ensemble. Au club ! au club !

 

– Si c’est un aristocrate, autant le conduire tout de suite au dépôt ! ajouta un sans-culotte.

 

La situation devenait critique. Les huées qui s’élevaient autour de lui attirèrent enfin l’attention du jeune homme. Marcof et Boishardy firent simultanément un mouvement pour s’interposer ; mais Keinec ne leur permit pas de prononcer un mot. Le Breton s’éleva sur ses étriers, et, laissant retomber sa main puissante, il saisit Brutus à la gorge, l’enleva de terre, et le jeta sur le cou de son cheval.

 

– Qu’est-ce que tu me veux ? lui demanda-t-il.

 

Chacun connaît l’influence de la force physique sur les masses populaires. La brusque action de Keinec, la vigueur extraordinaire dont il avait fait preuve, lui attirèrent des admirateurs ; et de ceux-là furent d’abord ceux-mêmes qui voulaient, quelques secondes auparavant, le conduire au dépôt. Boishardy profita habilement de la situation.

 

– Voilà ce que c’est que d’insulter un bon patriote en l’appelant aristocrate ! dit-il en riant. Allons ! Keinec, remets le citoyen sur ses pieds. Je suis certain que, maintenant, il est convaincu que tu es aussi bon sans-culotte que lui.

 

Keinec obéit, et Brutus, rouge, non pas de honte, mais bien par l’effet de la pression exercée sur son cou, se retrouva à terre, chancelant et étourdi. La foule le hua à son tour. Brutus, sans paraître se soucier des applaudissements décernés à son antagoniste, reprit sa place au milieu des sans-culottes.

 

– C’est égal, dit-il seulement, le citoyen aurait pu serrer moins fort.

 

– Pourquoi diable viens-tu l’offenser ? répondit Marcof en souriant.

 

– C’est bon ! on le repincera ! murmura le sans-culotte.

 

Pendant ce temps, les charrettes avaient presque franchi la distance qui les séparait de l’échafaud. L’attention de chacun se reporta sur la terrible machine. Enfin les voitures s’arrêtèrent. Les deux hommes dont nous avons parlé descendirent les premiers. Seulement, le Vendéen s’arrêta quelques secondes et cria à haute voix du haut de la charrette :

 

– Vive le roi !

 

À ce cri, poussé d’un ton fermement accentué, des vociférations, des menaces, des hurlements inintelligibles répondirent de toutes parts. Marcof et Boishardy se retournèrent d’un même mouvement vers Keinec, et lui mirent la main sur la bouche. Le chouan allait crier aussi. Fort heureusement que ce double geste échappa aux nombreux spectateurs qui les entouraient.

 

– Tais-toi ! dit Marcof à voix basse. Tais-toi ! tu nous perdrais sans profit pour personne.

 

– Oh ! les infâmes ! les lâches ! murmura le jeune homme. Mais, vois donc ! il y a une femme et un vieillard dans la seconde voiture !

 

– Nous ne pouvons les sauver ! Songe à ce que nous avons à faire !

 

– C’est bien ! je me tais ! mais…

 

Et Keinec détourna ses regards sans achever la phrase commencée, grosse de promesses terribles que le jeune homme comptait mettre à exécution. Brutus l’observait du coin de l’œil.

 

– Tout ça, murmura le sans-culotte, c’est du gibier de guillotine, j’en réponds ; on verra tout à l’heure, et on saura ce qu’il en revient de vouloir étrangler un soldat de la compagnie Marat.

 

Brutus allait probablement communiquer ses observations à ses voisins, lorsque des cris joyeux retentirent sur la place. La première tête venait de rouler. C’était celle du Vendéen. Le peuple applaudit. Puis ce fut le tour de l’artisan et les bravos retentirent tout aussi nombreux.

 

Les deux autres victimes qui restaient encore dans la seconde charrette étaient, ainsi que l’avait dit l’ami de Marcof, une femme et un vieillard. Le vieillard pouvait avoir soixante-dix ans. Ses cheveux blancs flottaient en désordre autour de sa tête vénérable. Il semblait calme et résigné. La femme, jeune encore et fort jolie, était vêtue d’un peignoir de mousseline blanche, seul vêtement qu’on lui eût laissé, malgré la rigueur de la saison. Elle paraissait en proie à une terreur folle. Ses yeux égarés, ses traits bouleversés, les contractions nerveuses de sa bouche indiquaient que la malheureuse sentait sa raison vaciller à l’approche du moment fatal. Quand elle monta sur l’échafaud, le vieillard la soutint. Elle devait mourir la première. La pauvre femme se débattait et poussait des cris affreux. Les aides du bourreau s’approchèrent d’elle pour l’attacher. Alors son peignoir se déchira, et la malheureuse demeura presque entièrement nue, exposée aux regards de la populace. De tous côtés ce furent des exclamations, des rires cyniques, des paroles obscènes, des quolibets grossiers. Les misérables ne respectaient pas même la mort.

 

– Est-elle belle, cette aristocrate de malheur ! s’écria Brutus dont les yeux étincelaient.

 

– En v’là des épaules de satin ! répondit un autre.

 

– Eh hop ! son affaire est faite ! dit un troisième en voyant tomber la tête de la belle jeune femme.

 

Boishardy ne put retenir un mouvement de dégoût. Il détourna la tête pour ne pas assister aux exécutions suivantes. Les charrettes se vidèrent rapidement, et les derniers bravos de la foule s’éteignirent avec la voix de la dernière victime. Quatorze innocents venaient de périr.

 

– La farce est jouée quant au rasoir ! s’écria Brutus. Maintenant en avant la baignoire nationale et les déportations verticales !

 

Puis, se retournant vers Boishardy :

 

– Dis donc, citoyen, continua-t-il, toi qui arrives à Nantes, faut que tu viennes avec nous pour assister à la fête : « Troisième représentation ! »

 

– Nos chevaux sont fatigués, répondit sèchement le royaliste.

 

– Mets-les à l’écurie. Tiens, voilà l’aubergiste des Vrais-Sans-Culottes ; tu y seras comme un coq en pâte, toi, tes chevaux et tes amis.

 

En parlant ainsi, Brutus désignait une espèce de cabaret dont l’enseigne représentait une guillotine avec cet exergue : « Au Rasoir national. » Puis, au-dessous, en lettres énormes : « Ici on s’honore du titre de citoyen ! » (sic).

 

La foule commençait à s’écouler et se dirigeait vers les quais. Boishardy regarda Marcof.

 

– Allons avec eux, dit le marin ; sans cela ces misérables nous soupçonneraient ; et puis peut-être nous donneront-ils des renseignements utiles.

 

– Conduisons nos chevaux à l’auberge, alors.

 

– Volontiers.

 

Boishardy se retourna vers Brutus :

 

– Veux-tu nous attendre ? demanda-t-il.

 

– Tout de même, si vous n’êtes pas longtemps.

 

– Nous allons mettre nos chevaux à l’écurie.

 

– Convenu ; vous me retrouverez ici avec les amis.

 

Marcof, Boishardy et Keinec s’éloignèrent, se dirigeant vers le cabaret. En ce moment, un homme qui, depuis l’arrivée des trois royalistes sur la place de l’exécution ne les avait pas perdus de vue une minute, et avait plusieurs fois manifesté des signes non équivoques de satisfaction en les voyant entourés des sans-culottes, un homme, disons-nous, se glissa dans les rangs serrés de la populace et vint frapper doucement sur l’épaule de Brutus. Celui-ci se retourna :

 

– Tiens, Niveau ! dit-il en reconnaissant le jeune libraire.

 

– Chut ! fit Niveau en baissant la voix ; je tiens une bonne affaire !

 

– Alors j’en suis.

 

– Naturellement.

 

– Qu’est-ce que c’est ?

 

– Tu causais tout à l’heure avec trois hommes à cheval ?

 

– Oui, trois gueux qui me déplaisent, et à qui il faut que je fasse payer les marques noires que j’ai au cou. Je m’arrangerai pour les envoyer au dépôt.

 

– Garde-t’en bien !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’ils sont riches, à en juger par l’un d’eux au moins.

 

– Comment sais-tu cela ?

 

– J’ai vu la bourse de celui à qui tu parlais tout à l’heure, et elle est pleine d’or.

 

Les yeux de Brutus s’ouvrirent démesurément.

 

– Bah ! fit-il. Tu es sûr ?

 

– Puisque je te répète que j’ai vu !

 

– Alors, comme tu dis, il y a là une bonne affaire, et je m’en charge.

 

– Mais tu me garderas ma part ?

 

– Cette bêtise ! Si je te volais, tu ne m’amènerais plus de tes pratiques, et j’y perdrais trop ; ainsi, sois calme. Seulement, comme ils sont trois, faudra que j’emmène des amis, et nous serons plus à partager.

 

– Fais pour le mieux.

 

Niveau serra les mains de Brutus et s’éclipsa prudemment. Le sans-culotte revint auprès de ses compagnons.

 

– Nous les tenons, mes amours ! dit-il en s’adressant à six de ses collègues qui étaient demeurés près de lui, et qui tous faisaient partie de la compagnie Marat ; nous les tenons !

 

– Qui ça ? demanda l’un d’eux.

 

– Eh bien ! les aristocrates de tout à l’heure.

 

– Tu crois donc que c’est des aristocrates ! reprit l’un des assistants.

 

– J’en réponds, dit Brutus, qui voulait, aux yeux de ses amis, se donner le mérite de la découverte.

 

– Si nous les dénoncions ?

 

– Eh ! non.

 

– Pourquoi ?

 

– Autant faire l’affaire nous-mêmes. T’as donc pas remarqué qu’il y en a deux qu’ont des chaînes d’or à leur gousset de montre ?

 

– Si, je l’ai vu.

 

– Eh bien ! s’ils sont riches, et ils le sont, j’en suis sûr et je m’y connais, autant garder la rançon pour nous que de la partager avec Pinard et Carrier !

 

– C’est une idée, cela !

 

– J’en ai toujours, Spartacus !

 

– Et puis nous serons libres d’en finir quand nous voudrons ; nous avons nos sabres et nos pistolets.

 

– Et nous sommes sept, tandis qu’ils ne sont que trois. Faut que celui qui m’a molesté me paye son compte cette nuit même.

 

– Si nous prévenions Pinard, tout de même ?

 

– Eh non ! encore une fois ! nous sommes assez. Après les déportations, nous les conduirons chez Nicoud, sur les quais, et nous verrons la couleur des louis qu’ils ont dans leurs poches.

 

– Les v’là ! fit Spartacus en baissant la voix.

 

En effet, les trois hommes se dirigeaient à pied vers le groupe de sans-culottes. Tous trois, en guise de sabre, portaient une hache d’abordage accrochée à leur ceinture rouge. Brutus prit familièrement le bras de Boishardy, et ils ouvrirent la marche, suivant le flot de la foule qui les entraînait dans la direction de la Loire. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à une haie de soldats qui formaient leurs rangs de chaque côté du grand escalier du Bouffay.

 

– V’là le défilé qui commence. Attention ! hurla Brutus.

 


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