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Des prisonniers descendaient les marches de l’escalier. Les malheureux ignoraient où on les conduisait. Plusieurs rêvaient la liberté et croyaient à une déportation à l’étranger ; presque tous étaient demi-nus. Ils marchaient par couple de deux personnes : un homme et une femme, une jeune fille et un jeune garçon, étroitement liés ensemble.
Carrier appelait cela « les mariages républicains. » On entendait des gémissements sourds et des prières interrompues, des cris d’enfants et des pleurs de femmes. Des torches, agitées au milieu des piques et des baïonnettes, éclairaient ce désolant spectacle.
– Tiens ! v’là Robin ! dit Brutus en accostant un sans-culotte. Bonsoir, vieux ! comment ça va ?
– Ça va bien, et ça va aller mieux, répondit Robin qui était l’un des chefs des noyeurs.
– Tu vas leur faire faire un tour au château d’Aulx, à ces brigands d’aristocrates ?
– Ah ! fameux le calembourg ! cria Robin en éclatant de rire. Est-il drôle, ce Brutus !
Pour comprendre ce spirituel jeu de mots, il faut savoir que le château d’Aulx est le nom d’une petite forteresse située près de Nantes. Château d’Aulx (château d’Eau), le calembourg n’eût été réellement pas trop mauvais s’il n’avait été fait dans des circonstances aussi atroces. À partir de ce jour, le mot de Brutus fit fortune et fut répété aux prisonniers qui croyaient souvent être transférés dans une autre prison lorsqu’ils marchaient au supplice.
– Dis donc, Brutus, continua Robin en riant toujours.
– Quoi ?
– On a rendu un décret au Comité aujourd’hui.
– Bah !
– Et un fameux, encore.
– Qui l’a rendu ?
– Grandmaison.
– Et quoi qui dit, ce décret ?
– Il dit qu’on « incarcérera tous ceux qui ont voulu empêcher ou entraver le cours de la justice révolutionnaire en sollicitant pour leurs parents et amis qui sont à l’entrepôt » (historique).
– Fameux ! fameux ! nous allons avoir de la besogne !
Pendant ce temps, les prisonniers descendaient toujours.
On voyait des femmes tenant dans leurs bras des enfants à la mamelle ; de temps en temps quelques-unes de ces malheureuses criaient avec désespoir :
– Une mère !… une mère pour mon pauvre enfant.
Quelquefois deux mains charitables s’avançaient entre les baïonnettes, la mère jetait son fils ou sa fille et continuait sa marche, sans savoir seulement à qui elle avait légué son enfant. Enfin les derniers parurent, et la haie des soldats se referma sur eux. Marcof, Boishardy et Keinec frémissaient d’horreur. Brutus et ses amis les entraînèrent à la suite du cortège qui se dirigeait sur les quais. Chemin faisant, Brutus leur expliqua en détail ce que c’était que les déportations verticales. Le misérable égayait ses discours de quolibets et de jeux de mots ; il revendiqua même l’honneur d’avoir, avec Pinard et Chaux, présenté à Carrier la motion concernant les exécutions de la place du Département.
– Au reste, dit-il en parlant des noyades, la Convention a approuvé les idées du citoyen représentant ; et la preuve, c’est qu’elle lui a expédié un envoyé du Comité de salut public.
– Et comment se nomme cet envoyé ? demanda Boishardy.
– N’est-ce pas un homme de taille moyenne, un peu gros et pouvant avoir cinquante ans ? fit Marcof d’une voix parfaitement calme.
– Tiens ! tu le connais donc ? répondit le sans-culotte.
– Mais oui, et tu serais bien aimable de me faire trouver avec lui.
– C’est facile.
– Quand cela ?
– Je ne demande pas mieux.
– Eh ! après la fête, nous irons chez Nicoud vider une bouteille, et je l’enverrai chercher ; je sais où le trouver.
Marcof serra le bras de Boishardy, et ils échangèrent tous deux un regard rapide.
– Le ciel est pour nous ! murmura le marin.
Boishardy affecta de s’occuper de ce qui se passait.
– Qu’est-ce que ces patriotes-là ? demanda-t-il à Brutus en voyant des hommes porteurs de grands paniers couverts traverser la place.
– Ce sont les nippes des mariés que l’on emporte, vu qu’ils n’en ont plus besoin, répondit Brutus ; ça va chez Carrier.
Le cortège était arrivé sur le quai, et l’on embarquait les prisonniers. Lorsque tous furent entassés à fond de cale, on cloua l’entrée de l’escalier, puis le bateau fut poussé au large et gagna lentement le milieu du fleuve. Des sans-culottes, porteurs de torches, l’accompagnaient dans une embarcation plus petite. L’obscurité ne permettait pas de distinguer très bien.
Tout à coup des coups de hache retentirent ; un silence se fit dans la foule ; puis un cri, un immense cri partit du milieu de la Loire, et le bateau s’abîma dans les flots. Les sans-culottes regagnaient le rivage en chantant ! Suivant l’expression de Brutus, la troisième représentation était terminée, et le misérable ajouta gaiement :
Marcof et Keinec se tenaient appuyés dans l’angle d’un mur avoisinant le quai. Leur front était d’une pâleur livide, leurs dents serrées, leurs yeux rougis, leurs traits contractés, et de leurs doigts crispés et de leurs mains fiévreuses, ils labouraient le ciment qui soudait ensemble les pierres du mur auquel ils étaient adossés. Leur respiration était haletante, le sang leur montait à la gorge ; ils étouffaient.
Boishardy, séparé de ses compagnons, toujours au bras du sans-culotte de la compagnie Marat, sentait son cœur bondir dans sa poitrine devenue trop étroite pour en contenir les battements convulsifs. Ses yeux avaient une expression de férocité qui eût terrifié Brutus, si celui-ci l’eût regardé. De sa main droite, le royaliste tourmentait la crosse d’un pistolet caché sous sa carmagnole. Frémissant de rage, de douleur et d’horreur, il détournait la tête pour ne pas entendre les propos grossiers, les paroles féroces de ceux qui l’entouraient.
La foule, avide d’exécutions, s’écoulait lentement devant eux, regrettant que la fête fût déjà terminée, et ne se consolant qu’en pensant que le jour suivant en apporterait une nouvelle. Les chansons sanguinaires, les appellations triviales, les interpellations cyniques se croisaient dans l’air.
Un moment Marcof et ses amis se crurent transportés en dehors du monde réel. Il leur semblait assister à un horrible cauchemar, à l’un de ces rêves fantastiques où l’imagination délirante et exaltée par la fièvre se forge à plaisir les monstruosités les plus invraisemblables. Marcof se rappelait les Calabres, et il se demandait ce qu’étaient ces hommes qu’il coudoyait, comparativement à ces brigands repoussés par tous. Enfin, la conscience de la situation présente revint à chacun.
– Et maintenant, dit Brutus, allons boire !
La petite troupe se remit en route. Marcof et Keinec s’étaient rapprochés l’un de l’autre, ou, pour mieux dire, ne s’étaient pas quittés depuis les noyades.
– Keinec ? dit le marin à voix basse.
– Que veux-tu ?
– Ils sont sept avec nous, n’est-ce pas ?
– Oui.
– J’ai dans l’idée qu’aucun ne verra le jour se lever demain matin ; qu’en penses-tu ?
– Je pense comme toi, Marcof !
– C’est bien ! Je vais prévenir Boishardy, et à mon premier signal, frappe tant que ton bras pourra frapper.
– C’est dommage qu’ils ne soient que sept.
– Bah ! nous nous rattraperons une autre fois. Mais le sang m’a grisé ; il faut que je tue quelques-uns de ces monstres cette nuit même.
– Et moi aussi ! répondit Keinec.
Ils arrivaient en ce moment au cabaret désigné par Brutus. C’était une maison de chétive apparence et complètement isolée, située sur les bords de la Loire, en face de l’extrême pointe de l’île des Chevaliers, dans le faubourg où s’élève aujourd’hui le quartier Launay.
Construite dans le style Louis XV le plus pur, la petite habitation, devenue un cabaret de troisième ordre, avait autrefois appartenu à l’un des plus riches financiers de la ville, qui l’avait fait élever pour lui servir de petite maison. Ce financier, auquel Nantes doit un quartier tout entier, bâti de 1785 à 1790, se nommait Graslin, et était fermier général. Homme de goût et puissamment riche, Graslin, l’un des meilleurs économistes du XVIIIe siècle, avait voulu mettre ses théories en pratique : il avait fait défricher des forêts, dessécher des marais, agrandir la ville, et l’avait dotée enfin d’une salle de théâtre ; mais tout cela n’avait excité que l’envie et les calomnies de ses concitoyens, et l’ingratitude et l’oubli furent les fruits amers qu’il recueillit de son intelligence et de sa libéralité. Il mourut en 1799, à peine regretté, et ses biens furent vendus lors du décret concernant les émigrés, sa famille ayant pris la fuite.
La petite maison du quai de la Loire, qui lui servait de lieu de repos, fut acquise, au prix d’un paquet d’assignats, par un cabaretier voisin, nommé Nicoud. Cet homme s’empressa de faire gratter l’or qui couvrait à profusion les lambris et les portes, afin d’en retirer un bénéfice qui équivalut amplement aux prix même de la maison ; puis il fit couvrir d’une couche de blanc les belles peintures qui ornaient les murailles, travestit le salon en salle de bal public, les boudoirs et les chambres élégantes en cabinets particuliers, mit des rideaux rouges aux fenêtres, des tables en bois partout, un comptoir au rez-de-chaussée, dans l’ancien vestibule, et posa une enseigne là où Graslin avait fait sculpter à grands frais un médaillon remarquable. Le vin était bon, la maison commode, puisque le jardin qui l’entourait l’isolait entièrement des constructions voisines : les sans-culottes en firent un lieu de rendez-vous.
Brutus était l’une des meilleures pratiques du cabaret ; aussi, lorsqu’il frappa à la porte d’une façon particulière, cette porte s’ouvrit-elle aussitôt.
– Que veux-tu, citoyen ? demanda maître Nicoud en paraissant sur le seuil.
– Ton vin numéro un ! du vin de sans-culotte, répondit Brutus ; du vin rouge comme du sang d’aristocrate ! Dépêche, ou je te fais incarcérer demain matin.
Pendant ce temps, Marcof qui s’était glissé près de Boishardy lui parlait à voix basse. Le chef des royalistes fit un geste énergique, et tous entrèrent dans le cabaret.