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À l’aide d’un moulinet terrible, le marin opéra une première trouée dans la masse, et dégagea le couloir. Les sans-culottes, surpris à l’improviste, n’avaient pas eu le temps de se servir de leurs armes à feu. D’ailleurs l’espace manquait pour manier un fusil, et aucun d’entre ceux qui se trouvaient là n’avait, par bonheur, de pistolets chargés. Cette double circonstance, la dernière surtout, était un puissant auxiliaire.
Marcof avait abattu trois hommes en trois coups de hache donnés avec une rapidité qui tenait du miracle. Les autres reculèrent par un mouvement de terreur assez compréhensible, en face de ce fer sanglant qui les menaçait. Le marin profita du vide laissé devant la porte. Il poussa Keinec devant lui, et, se retournant, il fit face seul aux sans-culottes qui accouraient de toutes parts.
L’endroit dans lequel se passait cette scène était, nous le répétons, un corridor fort peu large, servant jadis de premier vestibule, et dont la porte donnait sur la cour. Une fois Keinec en dehors de la maison, Marcof voulait lui donner le temps d’emporter Pinard, et de gagner sans être inquiété l’endroit où se tenait Boishardy avec les chevaux. Le jeune homme, comprenant l’intention de son chef, s’élança de toute la vitesse de ses jambes en dépit du lourd fardeau qu’il portait sur ses épaules.
Marcof s’opposa donc comme une digue à la fureur des sans-culottes, et, se plaçant sur le seuil de la porte, il se tint terrible et menaçant, sa hache d’une main son poignard de l’autre. Les fenêtres de la salle donnant sur la cour étaient grillées, aucune autre issue ne faisait communiquer la maison avec l’escalier : il fallait donc passer sur le corps du royaliste pour poursuivre celui qui venait d’enlever si audacieusement le lieutenant de Carrier.
Les membres de la compagnie Marat écumaient de rage. Deux défaites successives dans la même soirée portaient à son comble leur frénésie sanguinaire. D’une part, Brutus et ses amis tués, massacrés, et dont les cadavres fumaient encore ; de l’autre, leur chef fait prisonnier au milieu de ses soldats, sous leurs yeux, arraché pour ainsi dire de leurs mains, et en face d’eux un homme, un seul, dont l’arme terrible avait abattu déjà trois de leurs compagnons.
Un même cri de vengeance s’échappa de toutes les poitrines, et tous se précipitèrent pour écraser l’audacieux ennemi ; mais les ignobles assassins, habitués à voir trembler devant eux leurs victimes quotidiennes, ignoraient à quel effrayant adversaire ils allaient s’adresser. Marcof rugissait comme le lion que les tigres viennent attaquer dans son antre. Ses prunelles flamboyaient ; ses lèvres ouvertes se contractaient en laissant à découvert ses dents serrées ; sa physionomie avait revêtu une expression saisissante ; tout son être, enfin, frémissait d’une ardeur sauvage. Marcof, ainsi, était admirable à contempler.
Un délire épouvantable s’était emparé de son cerveau sous les vociférations de ceux qui le menaçaient ; il ne voyait plus, il n’entendait plus, il n’avait plus qu’un but, qu’une volonté : tuer encore, tuer toujours ! C’était la passion du carnage dans toute sa farouche poésie. Sa fureur, excitée par les crimes sans nom auxquels il avait assisté depuis plusieurs heures, sa fureur, un moment assouvie par les meurtres de Brutus et de ses compagnons, s’était réveillée subitement, plus puissante encore, et centuplait ses forces herculéennes.
Marcof avait oublié et la noble mission qui l’avait conduit à Nantes, et ses amis qu’il allait perdre peut-être par sa folle témérité ; ce n’était plus le frère du marquis de Loc-Ronan, voulant arracher une victime au couteau révolutionnaire, ce n’était plus le chouan dévoué à la cause royale, c’était le démon de la vengeance en face de ceux qu’il devait punir. Sa hache, maniée avec une adresse merveilleuse par ses doigts crispés, s’abaissait et se relevait pour s’abaisser encore plus rapide, frappant sans relâche dès qu’elle trouvait jour à tuer ou à blesser. Les étincelles jaillissaient de l’acier au contact du fer des piques, des lances et des sabres. Heureusement le manque d’espace obligeait les sans-culottes à ne combattre que deux de front ; mais les derniers rangs poussant les premiers, ceux-ci tombèrent, sans pouvoir reculer sous les coups du marin.
En l’espace de quelques secondes quatre autres sans-culottes roulèrent à ses pieds. Enfin deux coups de feu retentirent. Une balle effleura l’épaule de Marcof, l’autre arriva en plein sur le manche de sa hache, qu’elle brisa un peu au-dessous du fer. Le royaliste était désarmé, et les piques acérées menaçaient sa poitrine. Saisissant son poignard de la main gauche, sans reculer d’un pas, il écarta violemment les fers prêts à le frapper, et de la main droite, arrachant un pistolet passé à sa ceinture, il cassa la tête de celui qui le serrait de plus près. Cependant la position n’était plus tenable.
Marcof s’était bien emparé d’une pique, mais cette arme, moins favorable que la hache pour attaquer et se défendre, ne lui permettrait pas de lutter longtemps.
Puis, malgré son énergie et sa force extraordinaire, son bras commençait à s’engourdir. Sa respiration haletante sifflait dans sa poitrine. Une sueur abondante l’aveuglait par moments.
Ivre de sang et de carnage, il frappait sans plus se soucier des coups qui lui étaient portés. Sa carmagnole pendait en lambeaux.
Par un hasard providentiel il n’était pas encore blessé ; mais il allait être écrasé par le nombre. Sept cadavres de ses adversaires lui servaient de rempart. Déjà ses genoux fléchissaient, un nuage de sang passa sur ses yeux. Il allait tomber en arrière lorsqu’il se sentit enlever de terre et jeter de côté par deux bras nerveux. Deux éclairs brillèrent au-dessus de sa tête, deux détonations retentirent simultanément, et deux sans-culottes roulèrent sur les dalles qui pavaient le corridor. Puis un fer de hache en abattit deux autres. C’était Boishardy qui, l’œil en feu, frappait à son tour.
Le gentilhomme, dévoré d’impatience, avait attendu néanmoins le retour de Keinec ; mais dès que le jeune Breton était arrivé, portant toujours Pinard inanimé sur ses épaules, le brave royaliste lui avait impérativement commandé de prendre sa place à la garde des chevaux, et s’était élancé au secours de son ami.
Il y avait une telle similitude de bravoure, d’audace, de force et d’adresse entre Marcof et Boishardy, que les sans-culottes, trompés encore par l’apparence de la taille et par l’aspect du costume, ne s’aperçurent pas tout d’abord de la substitution d’adversaire qui venait d’avoir lieu. Les plus hardis reculèrent devant cette nouvelle attaque impétueuse. Près de la moitié de la bande avait déjà succombé. Ils étaient nombreux encore néanmoins ; mais une sorte de terreur panique s’empara d’eux en voyant Marcof qui se relevait et revenait plus terrible.
Ils crurent à l’arrivée subite d’une troupe entière de royalistes. Les misérables prirent la fuite par le verger.
Marcof bondit pour les poursuivre ; mais Boishardy l’arrêta d’une main ferme. Sans mot dire, il l’entraîna dans la direction des chevaux. En ce moment Keinec, dévoré par la rage de l’inaction à laquelle Boishardy l’avait contraint, Keinec arrivait avec les chevaux. Pinard, pieds et poings liés, était couché en travers sur l’encolure de celui que montait son gardien. Marcof et Boishardy se mirent en selle, et partirent au galop. La rapidité de la course rafraîchit le sang du marin. Son cerveau se dégagea et il secoua la tête.
– Oh ! j’en ai bien tué ! furent ses premières paroles.
– Oui ! répondit joyeusement le gentilhomme. La nuit a été bonne, et la compagnie Marat en garde mémoire ! Vous n’êtes pas blessé, au moins ?
– Je ne crois pas.
– À la bonne heure ! Et toi, Keinec ?
– Moi, répondit le Breton en fermant les poings, je n’ai rien fait ! Marcof a agi seul.
– Ne dis pas cela, fit vivement le marin. Tu m’as encore une fois sauvé la vie, et c’est toi qui as pris Carfor.
– Et cette fois je ne le lâcherai pas.
– Tu auras raison, mon gars, dit Boishardy en souriant. Ah ! s’il y avait seulement deux mille hommes comme nous trois dans l’armée royaliste, nous serions dans huit jours sous les murs de Paris, et les égorgeurs monteraient à leur tour sur l’échafaud qu’ils ont dressé pour le roi martyr.
– En attendant, nous voici loin de Nantes. Où allons-nous ?
– À Saint-Étienne, répondit Marcof.
– Chez Kérouac, qui nous a donné ces déguisements.
– Oui.
– Mais il y a plus de six lieues de Nantes à Saint-Étienne.
– Qu’importe ! Il faut mettre notre prisonnier dans un endroit où nous soyons certains qu’il soit bien gardé.
– C’est juste. Demain nous rentrerons dans la ville.
– Oui, et nous sauverons Philippe, car maintenant je réponds du succès. Pinard est le bras droit de Carrier ; Pinard fait tout et sait tout à Nantes ; Pinard fouille les prisons à son gré, condamne ou absout suivant sa fantaisie ; Pinard nous donnera tous les renseignements nécessaires, et Pinard nous procurera les moyens d’enlever Philippe de cette caverne de bandits.
– S’il ne voulait pas parler ?
– Lui ? Il a essayé une fois de refuser de me répondre quand je voulais l’interroger. Demandez à Keinec si j’ai su lui délier la langue ? Le scélérat doit encore porter les marques de ma colère ! Oh ! il parlera, cela ne m’inquiète pas !
Tandis que Marcof répondait ainsi aux questions du chef royaliste, Pinard était peu à peu revenu de l’étourdissement causé par le coup de poing du jeune Breton.
La situation était trop tendue et trop critique pour que la mémoire lui fît défaut et que la présence d’esprit ne lui revînt pas en même temps que la conscience de l’existence. Il entr’ouvrit les yeux, il vit au-dessus de sa tête le buste athlétique de Keinec, à sa droite et à sa gauche Marcof et Boishardy galopant rapidement, et, n’essayant pas de tenter un seul mouvement qui pût déceler qu’il eût repris connaissance, il demeura dans une immobilité complète, obéissant comme une masse inerte aux secousses que l’allure du cheval sur le cou duquel il était attaché donnait à son corps.
– Ah çà ! demanda tout à coup Boishardy en se retournant vers Marcof, lorsque vous aurez tiré de lui ce que nous en voulons, qu’est-ce que vous en ferez ?
– Je ne sais encore, répondit le marin.
– Vous ne le tuerez donc pas comme un chien qu’il est ?
Un léger frémissement agita convulsivement le corps du sans-culotte. Le misérable attendait avec une anxiété horrible la réponse de son ennemi, qui paraissait hésiter ; Pinard tenait à la vie.
– Cela dépendra de ses réponses, dit enfin Marcof.