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Un soupir de soulagement expira sur les lèvres du prisonnier. Les trois cavaliers, qui suivaient la rive du fleuve depuis Nantes, atteignaient en ce moment le petit bourg de Chantenay. Le brouillard s’était en partie dissipé, et la nuit, plus claire, permettait de distinguer la campagne environnante.
– Quittons la route, dit Boishardy ; Chantenay est au pouvoir des bleus ; prenons par Saint-Herblain.
– Non, répondit Marcof ; cela nous ferait faire un crochet inutile. Tournons seulement Chantenay et suivons la Loire jusqu’à Couéron ; de là, nous gagnerons Saint-Étienne à travers les bruyères.
Boishardy fit un geste d’assentiment et s’élança sur la droite, coupant le pays du sud à l’ouest. Marcof et Keinec le suivirent. Les trois hommes continuèrent en silence leur course furieuse et eurent bientôt doublé les dernières maisons du petit bourg.
La situation de Pinard devenait de minute en minute plus intolérable et se métamorphosait graduellement en un véritable et atroce supplice. Couché sur l’encolure du cheval de Keinec, sa tête et ses bras pendaient d’un côté le long du poitrail, et de l’autre ses jambes ballottaient dans le vide. Sa poitrine se trouvant plus élevée que les extrémités, le sang ne circulait plus et menaçait de l’étouffer ou d’envahir complètement le cerveau. La figure du sans-culotte, ensanglantée déjà par le coup que lui avait porté le jeune homme avant de l’enlever de l’auberge, était devenue violacée et se décomposait rapidement. Les veines du cou, gonflées à éclater, apparaissaient en saillie comme des cordes. Un râle sourd s’échappait avec peine de sa gorge, menacée d’une strangulation prochaine. Pinard ferma les yeux et perdit de nouveau connaissance.
Les cavaliers avaient dépassé Couéron et atteint les hautes bruyères dans lesquelles leurs chevaux enfonçaient jusqu’au poitrail. Ils galopaient toujours cependant.
Bientôt les maisons de Saint-Étienne se détachèrent sur les nuages gris qui couraient au-dessus de leurs têtes, et, quittant les landes de bruyères, ils entrèrent dans la petite ville, qui paraissait plongée dans un profond sommeil. Ils tournèrent les premières maisons sans ralentir leur allure ; puis, mettant brusquement leurs chevaux au pas, ils s’avancèrent vers une ruelle étroite dans laquelle l’obscurité semblait plus profonde encore.
Marcof sauta à terre et heurta doucement à une porte située au rez-de-chaussée d’une humble maison ayant toute l’apparence d’une modeste ferme bretonne. On veillait sans doute à l’intérieur, malgré l’heure avancée de la nuit, car la porte s’ouvrit aussitôt. Un vieillard, tenant à la main un flambeau, parut sur le seuil. En apercevant le marin et ses compagnons, sa physionomie exprima la joie la plus vive.
– Vous avez donc réussi ? dit-il.
– Pas précisément, répondit Marcof ; mais nous avons bon espoir, mon brave Kérouac.
– Grand Dieu ! s’écria le vieillard en remarquant le désordre des vêtements des trois cavaliers et le sang dont ils étaient couverts ; grand Dieu ! seriez-vous blessés ?
– Non pas, tonnerre !
– Vous vous êtes battus cependant ?
– Et vigoureusement, je te le jure ! Mais entrons vite ; nous te raconterons la chose en détail. Pour le moment il s’agit de transporter chez toi le prisonnier.
– Un prisonnier !
– Fait à Nantes cette nuit même.
– Qui donc ?
– Pinard.
– Le lieutenant de Carrier ?
– En personne !
– Oh ! fit le vieillard dont les yeux étincelèrent. Merci de l’avoir amené vivant ! Je pourrai le tuer de ma main comme ils ont tué mon frère et ma fille !
– Peut-être ne te refuserai-je pas cette consolation.
– Entrez vite, messieurs ! dit Kérouac en s’effaçant pour laisser passer Marcof, Boishardy et Keinec qui portait toujours le corps inanimé du sans-culotte. Entrez vite ; j’aurai soin des chevaux.
Les trois hommes pénétrèrent dans la maison. Arrivé dans la première pièce, Keinec allait jeter Pinard sur un siège, lorsque Marcof l’arrêta.
– Pas ici, dit-il.
– Au cellier, n’est-ce pas ? fit Boishardy.
– Oui.
Et Marcof, prenant une lumière, conduisit ses compagnons vers l’entrée de l’escalier qui descendait dans les fondations de la maison.
– L’endroit dans lequel ils se trouvaient était une ancienne ferme, dévastée deux fois déjà par les bleus. Le cellier, où l’on déposait autrefois les provisions, était vide et désert. D’énormes crocs scellés dans la muraille montraient leurs pointes acérées, veuves des quartiers de viande salée et des jambons fumés qui y étaient appendus jadis en prévision de l’hiver.
– Jette-le là, dit Marcof à Keinec en désignant le sol de la cave. Maintenant prends des cordes, attache-lui les mains derrière le dos, et lie-le solidement au croc le moins élevé.
– Ah ! fit-il en serrant les deux mains déjà liées du misérable, Carfor a conservé la trace de notre visite à la baie des Trépassés, ses pouces sont rongés. Nous ne pourrons plus employer le même moyen pour le faire parler.
– Nous en trouverons d’autres, mon gars, répondit Boishardy.
En ce moment Kérouac entra dans le cellier.
– Laissez-moi voir la figure de ce tigre, dit-il en écartant Keinec et en plaçant en pleine lumière le visage de Pinard.
Les paupières du sans-culotte firent un mouvement qui n’échappa pas à Marcof.
– Le drôle revient à lui, dit-il.
– Oh ! continuait le vieillard, c’est donc cet homme qui a fait mourir ma fille ; c’est lui qui a donné l’ordre de frapper mon frère !
Et ses regards dévoraient pour ainsi dire toute la personne de l’ancien berger de Penmarckh. Marcof vit l’émotion profonde qui se peignait sur la physionomie de Kérouac. Il craignit une scène qui eût retardé l’exécution de son plan.
– Kérouac, dit-il doucement, laisse-nous, mon vieil ami ; personne ne veille en haut, et il est urgent, par le temps qui court, que nous soyons avertis des moindres événements du dehors.
– Vous ne le tuerez pas sans moi ? demanda-t-il avec anxiété.
– Non.
– Tu me le promets ?
– Je te le jure.
– Alors je vais veiller.
Et Kérouac remonta lentement les degrés de l’escalier qui conduisait à la pièce supérieure. Le vieillard avait déjà disparu que l’on entendait encore ses sanglots.
– Pauvre homme ! dit Boishardy, on lui a massacré son enfant ?
– Oui, répondit le marin, les bleus sont venus ici ; ils ont emmené sa fille et son frère à Nantes. L’une a servi de jouet aux orgies de Carrier et est morte de faim et de douleur dans les prisons. L’autre a été guillotiné. Kérouac était à Nantes ce jour même, et il a vu rouler la tête de son frère en même temps qu’un geôlier compatissant lui apprenait qu’il avait perdu sa fille.
– Les monstres ! murmura le gentilhomme.
– Celui-là payera pour tous ! ajouta-t-il.
– Celui-là, répondit Marcof, celui-là nous procurera les moyens de satisfaire notre vengeance et d’arriver à notre but. Il nous aidera à frapper Carrier et à délivrer Philippe, ou, sur mon salut éternel, je le jure, il souffrira toutes les tortures de l’enfer. Allons, Keinec, il est temps d’agir. Tire ton poignard et pique ce misérable jusqu’à ce qu’il soit revenu complètement à lui.
Keinec appuya la lame aiguë de son arme contre le bras de Pinard, et enfonça graduellement. Le sans-culotte poussa un cri de douleur.
– Le voilà réveillé ! dit froidement le marin.
– Oui, répondit Carfor en se redressant, oui, je t’entends et je te vois, Marcof ; mais sache bien que si je suis en ta puissance, ma volonté est plus forte que la tienne. Tu me tueras, cette fois, je ne dirai rien. J’ai subi déjà les tortures que tu m’as infligées ; mais aujourd’hui mon âme saura braver la douleur et sera plus puissante que mon corps !
– Je crois que le bandit parle de son âme ! fit Marcof en riant. Il nous défie ; eh bien ! nous allons voir.
– Va nous chercher, dit-il, un réchaud de charbon et un morceau de fer.
– Qu’allez-vous faire ? demanda Boishardy.
– Employer un procédé fort simple que j’emprunte aux Indiens de Ceylan pour faire obéir les éléphants.
– Et quel est ce procédé ?
– Il consiste, à l’aide d’une forte brûlure, à entretenir une plaie vive sur le cou de l’animal ; c’est dans le milieu de cette plaie que l’on enfonce la lame qui sert d’éperon. Le moyen est d’autant meilleur qu’il n’altère nullement la santé ni les forces, et que la douleur est insurmontable.
Boishardy fit un geste de dégoût. Marcof haussa les épaules.
– Nous n’avons pas le choix des moyens, dit-il ; il faut que cet homme vive et qu’il parle, qu’il parle promptement surtout.
– Et vous croyez qu’il parlera ?
– Vous allez voir par vous-même.
Keinec rentrait, portant un réchaud de charbons enflammés et une plaque de tôle d’une petite dimension, surmontée d’une tige de fer qui lui servait de manche.
– Boishardy, veuillez faire chauffer à blanc la plaque, dit tranquillement Marcof ; nous, pendant ce temps, nous préparerons le prisonnier.
Le gentilhomme s’approcha du réchaud, activa, en soufflant dessus de toute la force de ses poumons, l’incandescence des combustibles, et présenta, en la tenant par le manche, la petite plaque de tôle aux charbons étincelants. Marcof et Keinec avaient délié les bras du prisonnier, et lui enlevèrent sa carmagnole d’abord, puis sa veste et sa chemise ; cela fait, Marcof étendit le corps de Pinard sur la terre, la face tournée vers le sol, et lui rattachant les bras au-dessus des poignets, il fixa solidement l’extrémité de la corde aux barreaux de fer d’un soupirail voisin, tandis que Keinec, suivant le même procédé, agissait en sens contraire à l’égard des jambes du sans-culotte. Pinard, ainsi garrotté, était dans l’impossibilité de tenter un seul mouvement. Il ne poussa ni un cri ni une plainte, et une résolution farouche se lisait sur son front légèrement relevé.
– La tôle est-elle chaude ? demanda froidement Marcof.
– Oui, répondit Boishardy qui avait pris, dans un coin, de fortes pinces à l’aide desquelles il soutenait le morceau de fer.
– Donnez-moi cela alors ! dit le marin.
Boishardy passa les pinces à son compagnon. Sur la tôle rougie à blanc on voyait des myriades d’étoiles qui semblaient la parcourir dans tous les sens, s’éteignant aussi rapidement qu’elles apparaissaient scintillantes. Marcof secoua la tête en signe de satisfaction et revint vers Pinard.