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L’entrepôt était le nom que les sans-culottes donnaient à la prison principale. Cette prison, située près de l’endroit où se dressait la guillotine, se trouvait à une distance assez considérable de Richebourg où demeurait le proconsul. Diégo-Fougueray, avant de quitter la maison de Carrier, entra dans le poste des sans-culottes, et fit porter les différents ordres qu’il venait de rédiger aux chefs de corps de la garnison.
Puis s’enveloppant dans un épais manteau, vêtement parfaitement justifié par la rigueur du froid, il s’achemina vers Bouffay. Il avait gardé sur lui, par mesure de précaution, un blanc-seing du citoyen représentant.
Ce blanc-seing, joint aux pièces fausses fabriquées par Pinard et qui faisaient de Fougueray un personnage officiel, il n’y avait nul doute que les geôliers ne lui obéissent sans la moindre hésitation.
Aussi, fut-ce d’un ton de maître qu’il éleva la voix en s’adressant au gardien général des prisonniers. Il demanda le porte-clefs Piétro. Un sans-culotte s’empressa de l’introduire dans la première cour, et le conduisant à travers un véritable dédale de corridors et d’escaliers, le mit en présence d’un homme de petite taille, maigre et délicat d’apparence, au teint fortement basané et à l’œil expressif.
Cet homme était le geôlier Piétro qui, en apercevant Fougueray, laissa échapper un geste du plus profond étonnement. Le sans-culotte se retira. Les deux hommes demeurèrent seuls dans une sorte de chambre mal éclairée par une fenêtre garnie de barreaux, et qui servait de gîte au geôlier. Piétro joignit les mains en poussant une exclamation.
– Sainte madone ! dit-il en dialecte napolitain. Toi ici, Diégo !
– Est-ce que tu ne m’attendais pas ? répondit Fougueray en prenant l’unique siège qui se trouvait dans la pièce, et en s’asseyant avec l’aplomb d’un maître qui se sait en présence de son subordonné.
– Non ; je te croyais encore à Paris où je t’avais rencontré il y a deux mois.
– Heureusement pour toi encore.
– Sans doute, et je ne le nie pas.
– Tu te rappelles donc ce que tu me dois ?
– Comment l’oublierais-je ? Sans toi je serais mort de faim et de misère ! Tu m’as recueilli, tu m’as donné de l’argent pour venir à Nantes, où tu me procurais une place. Grâce à toi, j’existe encore, et quoique le métier ne soit guère de mon goût, comme il me nourrit, je m’y résigne.
– À propos, caro mio, j’ai toujours oublié de te demander pourquoi tu avais quitté le pays ?
– Nos bandes avaient été détruites.
– Par qui ?
– Par les carabiniers, donc !
– Comment ! vous vous êtes laissé battre par ces drôles ?
– À la première rencontre, Cavaccioli avait été tué. La désunion s’est mise parmi nous. Alors chacun tira de son côté. Sachant bien que si j’étais pris je serais pendu, je passai en Sicile avec ma femme. Là je la perdis en peu de temps. C’est la fièvre qui me l’a tuée. Alors me trouvant seul au monde, je pensai à aller à l’étranger. Un patron de barque, de mes amis, me jeta en Sardaigne : de là je gagnai la Corse, puis la France. J’espérais, une fois à Paris, me tirer d’affaire, car on prétendait qu’il était facile d’y faire des siennes ; mais…
– Je le sais.
– Ce qui fait que je te trouvai un jour mourant de misère et de faim, comme tu le dis très bien toi-même, et que j’eus compassion de toi.
– Aussi te suis-je dévoué, Diégo !
– C’est ce que nous verrons.
– Patience ! D’abord, commence par me rendre compte de l’état des deux prisonniers que le citoyen Pinard t’a confiés.
– Ah ! ces deux hommes dont l’un se nomme Jocelyn ?
– Oui.
– C’est d’eux qu’il s’agit ?
– Précisément.
– Ils sont là !
– Sans doute ; il n’y a de place nulle part.
– Tu vas me conduire près d’eux.
– Il vaut mieux qu’ils viennent ici.
– Pourquoi ?
– Tu n’as donc pas encore visité les prisons ?
– Non.
– Alors viens avec moi. Tu vas voir pourquoi je te conseille de ne pas entrer.
Diégo se leva, et les deux hommes sortant de la petite pièce traversèrent un large corridor et se trouvèrent en face d’une porte toute bardée de barres de fer et de plaques de tôle. Piétro souleva le trousseau de clefs pendu à sa ceinture, suivant la coutume traditionnelle. Il en choisit une qu’il introduisit dans l’énorme serrure de la porte ; puis il fit jouer deux verrous et poussa le battant de chêne massif.
Une bouffée de vapeur fétide, apportant une odeur affreuse vint frapper Fougueray en plein visage. Il chancela et recula d’un pas.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il en se détournant pour ne pas respirer les miasmes putrides qui s’exhalaient de la salle des prisonniers.
– C’est l’odeur des cadavres, répondit tranquillement Piétro.
– Les prisonniers sont-ils donc morts ?
– Presque tous.
– Mais les deux hommes dont je te parlais ?
– Oh ! tranquillise-toi ! Ceux-là sont encore vivants ; je le crois du moins.
– Comment ; tu le crois ?
– Sans doute. Il y a quatre heures que je ne suis entré dans les salles ; car, tu comprends ? on y entre le moins possible, et en quatre heures il en meurt ici. C’est pis que la mal’aria dans nos marais Pontins.
– Mais enfin où sont-ils ?
– Ils doivent être là.
– Dans ce cloaque ?
– Oui. Veux-tu toujours y pénétrer ?
– Je veux voir, répondit Diégo en s’avançant.
Il passa devant Piétro, poussa tout à fait le battant de la lourde porte, et essaya de faire quelques pas en avant.
Nous disons « essaya » car l’Italien ne put pénétrer dans la salle. Certes Diégo, le bandit des Abruzzes, Fougueray, le soi-disant envoyé de Robespierre, l’homme, enfin, qui avait la conscience chargée de meurtres et de pillages, possédait une solidité de nerfs à l’épreuve des plus rudes atteintes ; eh bien ! telle était la monstruosité repoussante du hideux spectacle qui s’offrit à ses yeux, que le brigand, l’assassin, le persécuteur sans pitié du marquis de Loc-Ronan, demeura tout d’abord pétrifié et cloué sur place sans pouvoir avancer. Puis faisant un violent effort pour s’arracher à la contemplation qui le fascinait, il s’élança au dehors en frissonnant d’horreur et de crainte.
C’est que rien au monde, heureusement pour l’humanité tout entière, rien dans les plus sanglantes annales du moyen âge, rien parmi les narrations des atrocités commises par les peuplades les plus sauvages, rien même dans l’histoire des plus mauvais temps de l’inquisition espagnole, ne peut donner une idée du terrifiant tableau qu’offrait l’intérieur des prisons de Nantes sous le proconsulat de Carrier, de Carrier le représentant de la République une et indivisible, l’envoyé extraordinaire de la Convention nationale.
La salle de laquelle venait de sortir si précipitamment le citoyen Fougueray, après avoir tenté d’en affronter l’accès, était une de celles consacrées aux prisonniers destinés aux noyades et aux mitraillades, à ceux qui étaient conduits à la mort sans avoir paru devant les juges, à ceux enfin qui, suivant l’expression de Brutus, devaient donner la représentation aux bons sans-culottes de la « compagnie Marat. »
C’était un vaste parallélogramme éclairé sur la cour intérieure de la prison par quatre fenêtres percées régulièrement dans une épaisse muraille, et soigneusement grillées. Des contrevents en forme de soufflet ne laissaient pénétrer que difficilement un jour blafard équivalant à la demi-obscurité du crépuscule. Les murs, entièrement nus, soutenaient un plafond très bas. Une seule porte permettait d’entrer dans cette salle : c’était celle qu’avait ouverte le porte-clefs.
Au pied des murailles, dans toute la longueur de la pièce, était étendue une sorte de litière de paille, semblable à celle que l’on voit dans les écuries mal tenues ; cette paille putréfiée, pourrie par le temps, s’était transformée en un fumier aux exhalaisons fétides qu’auraient refusé des chevaux de labour. Sur ce fumier immonde, qui avait fini par envahir la salle entière, gisaient pêle-mêle, entassés les uns sur les autres d’une muraille à l’autre, et tellement nombreux et serrés qu’aucun endroit libre n’existait pour poser le pied, des corps demi-nus formant une couche humaine.
Ces corps étaient ceux d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards de tous âges et de toutes conditions. Aucun d’eux ne bougeait : tous ceux qui étaient à terre étaient morts !
Il y avait dans cette salle plus de deux cent cinquante prisonniers ; cinq seulement étaient debout. Ceux-là seuls vivaient encore ! De ces cadavres amoncelés en une masse repoussante, les premiers étaient là depuis plus d’un mois !
– Toutes les salles représentent-elles donc le même spectacle ? demanda Diégo en se remettant à peine du sentiment d’horreur et de dégoût qu’il venait d’éprouver.
– Toutes sans exception, répondit Piétro.
– Mais pourquoi n’enlève-t-on pas les morts ?
– Est-ce que l’on a le temps ? Et puis quand même, qui oserait toucher aux cadavres ? C’est trop déjà de respirer les miasmes qui émanent de leurs corps : y toucher, ce serait vouloir mourir. Dernièrement un guichetier, celui d’en bas, est tombé asphyxié en ouvrant la porte de sa salle. Il y a huit jours, on offrit aux prisonniers qui voudraient se dévouer à cette tâche périlleuse, de leur rendre la liberté après l’exécution. Quarante se sont présentés. Trente ont péri avant la fin du travail.
– Et les dix autres ?
– Ceux qui avaient survécu ?
– Oui.
– Carrier les a fait guillotiner le soir même, disant qu’ils allaient ainsi être libres.
– Mais de quoi meurent donc ainsi les prisonniers ?
– De tout ! de maladie d’abord ; le typhus ravage les prisons ; presque tous les soirs, le poste de garde est décimé quand il ne meurt pas tout entier dans la nuit. Je ne sais pas comment nous pouvons y résister. Et puis la faim tue pas mal.
– La faim ?
– Sans doute.
– Ne les nourrit-on pas ?
– On leur donne par jour une demi-livre de riz cru et un morceau de pain mêlé de paille. Encore voilà-t-il quarante-six heures que la distribution n’a été faite. On leur vend l’eau, et ceux qui n’ont pas de quoi la payer meurent de soif.
– Mais pourquoi ces cadavres sont-ils superposés les uns sur les autres ?
– Pourquoi ?
– Oui.
– C’est bien simple. Les premiers morts ayant occupé toute la place de la salle, et la place manquant aux nouveaux venus, ceux-là ont été obligés pour se coucher de s’étendre sur les défunts. Dans la salle d’en bas, il y en a trois rangs les uns sur les autres ; et si les quarante prisonniers dont je te parlais n’avaient pas, il y a huit jours, déblayé les prisons, je ne sais pas trop comment on pourrait aujourd’hui ouvrir les portes !…
Diégo, épouvanté de ce qu’il avait vu et de ce qu’il entendait, continua cependant à interroger le porte-clefs, lequel entra alors dans de si ignobles détails que nous nous refusons à les transcrire ici. Que ceux qui ne reculent pas devant ces pages effrayantes de l’histoire consultent toute la série du Moniteur du 1er au 25 frimaire an III (du 20 novembre au 15 décembre 1794), époque du procès de Carrier ; qu’ils lisent attentivement les rapports faits à la Convention sur le proconsul de Nantes, l’acte d’accusation dressé contre lui, les dépositions des témoins oculaires, entre autres celles du citoyen Thomas ; qu’ils fouillent, comme nous l’avons fait, les archives de la ville martyre, qu’ils étudient les mémoires de l’époque, et ils trouveront, non seulement tous les détails qui précèdent donnés par Piétro au citoyen Fougueray, mais encore tous ceux plus atroces que nous ne voulons pas décrire5.
Diégo, atterré, ne pouvait revenir de la stupéfaction dans laquelle le récit de son ancien compagnon l’avait plongé. Enfin, secouant la tête pour en chasser les idées terrifiantes qui s’y étaient logées :
– Ah bah ! fit-il avec insouciance, après tout, cela ne me regarde pas ; mais je ne comprends pas le meurtre qui ne profite pas, moi, et il paraît qu’il était temps que j’arrivasse.
Puis, continuant sa pensée et s’adressant à Piétro :
– Tu m’assures que le marquis de Loc-Ronan et Jocelyn ne sont pas morts ?
– Qui cela, le marquis de Loc-Ronan ?
– Le compagnon du prisonnier Jocelyn.
– Ah ! c’est un marquis ?
– Oui.
– Qu’as-tu donc ?
– Comment cela ?
– On l’a appelé trois fois au moins par son nom depuis que je suis ici.
– Pour quoi faire ?
– Pour aller avec les autres, donc !
– Et il n’a pas répondu ?
– Non.
– On ne l’a donc pas cherché ?
– Est-ce qu’on a le temps ? Quand un prisonnier ne répond pas, on suppose qu’il est mort et on ne s’en occupe plus.
– C’est donc ça que j’avais entendu dire que plusieurs s’étaient sauvés par ce moyen.
Allons, pensa Diégo, Carfor ne m’avait pas trompé ; il avait fait prévenir Philippe.
– Que faut-il faire maintenant ? demanda Piétro en voyant son compagnon garder le silence.
– Amène le marquis dans ta chambre.
– Sans l’autre prisonnier ?
– Oui.
– Mais, as-tu un pouvoir pour que j’agisse ainsi sans me compromettre ?
– Tiens ! lis ces papiers, répondit Diégo en tendant à Piétro les feuilles qu’il avait dans sa poche.
– Inutile, répondit le geôlier, je ne sais pas lire, je préfère m’en rapporter à toi.
Fougueray rentra dans la pièce dans laquelle il avait pénétré en premier, et Piétro se hasarda dans la salle.
Quelques minutes après, l’amant d’Hermosa et le mari de la misérable étaient en présence. Philippe de Loc-Ronan avait vieilli de dix ans depuis le jour où nous l’avons quitté lors de sa fuite de l’abbaye de Plogastel. Ses traits amaigris dénotaient tout ce qu’il avait souffert de douleurs et de privations, de chagrins et d’inquiétudes, de honte et de misère. C’était véritablement grand miracle que le marquis eût pu résister au séjour des prisons, depuis plus de deux mois qu’il en respirait l’air infect et qu’il subissait toutes les tortures que les terroristes infligeaient à leurs victimes.
Ainsi que Marcof l’avait raconté à Boishardy, Philippe et Jocelyn faisaient partie de la bande des prisonniers que les soldats républicains conduisaient de Saint-Nazaire à Nantes, lorsque l’intrépide marin avait attaqué l’escorte, et un malheureux hasard avait voulu qu’ils fussent demeurés aux mains de ceux qui les gardaient. Philippe et son fidèle serviteur avaient donc été conduits au château d’Aulx d’abord, puis transférés ensuite dans l’intérieur de la ville.
Deux de ces volumes sont consacrés à un dictionnaire où chaque condamné se trouve inscrit, à sa lettre alphabétique, avec ses noms, prénoms, âge, lieu de naissance, qualité, domicile, profession, date et motif de la condamnation, jour et lieu de l’exécution.
Nous en extrayons les chiffres suivants concernant le proconsulat de Carrier à Nantes :
Victimes sous le proconsulat de Carrier à Nantes.
En tout 32,360 qu’il faut répartir ainsi qu’il suit :
Enfants au-dessous de 12 ans, noyés : 1500, fusillés : 500
Femmes noyées : 500, fusillées : 264
Prêtres noyés : 460, fusillés : 300
Artisans noyés : 3300, fusillés : 2000
Guillotinés en tout : 9136
Morts de faim dans les prisons : 5000
Morts du typhus dans les prisons : 8000
Or, le consulat de Carrier de Nantes a duré deux cent trente jours.
C’est donc une moyenne d’environ 141 victimes par jour.
Quand on consulte les tables de population de cette époque, et que l’on trouve que la ville de Nantes contenait 70,000 habitants, quand on réfléchit que les trois quarts de ces 32,360 victimes étaient prises au sein même de cette population, on en vient à douter que de tels excès de férocité aient pu trouver place dans un cerveau humain.
Cependant les faits sont là. (Note de l’auteur.)