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Diégo trouva l’aide de camp du proconsul dans la cour de la prison. Tous deux se dirigèrent rapidement vers Richebourg. Carrier était seul dans son cabinet.
– Viens donc ! dit-il brutalement à Diégo en le voyant apparaître sur le seuil de la porte ; viens donc, citoyen Fougueray, j’ai du nouveau à te communiquer.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda l’Italien.
– J’ai reçu une lettre de Pinard.
– Quand cela ?
– À l’instant.
– Et qui te l’a remise ?
– Un sans-culotte de garde.
– Ce n’est pas cela que je te demande. Comment cette lettre a-t-elle été apportée à Nantes, et par qui a-t-elle été donnée au sans-culotte ?
– Par un paysan breton de Saint-Étienne, un rude patriote que nous connaissons depuis longtemps.
– Et cette lettre est bien de Pinard ?
– Sans doute.
– Voyons-la !
Et Carrier tendit à Diégo une feuille de papier soigneusement pliée que l’Italien prit avec une mauvaise humeur évidente.
Il l’ouvrit et lut ce qui suit :
« Tu as dû apprendre que j’étais tombé, la nuit dernière, entre les mains des brigands qui avaient pénétré dans Nantes. J’ai enduré les tortures qu’il leur a plu de me faire subir, et j’ai dû me montrer digne de toi. Aussi le hasard m’a-t-il protégé. J’ai pu retrouver, parmi ces aristocrates maudits, deux braves patriotes qui les suivaient à contre-cœur. Nous nous sommes compris ; les instants étaient précieux ; nous avons agi sans retard.
« À l’heure où je t’écris, je suis libre, mais je suis obligé de me cacher jusqu’à la nuit prochaine. Alors j’arriverai à Nantes avec les deux patriotes qui m’ont sauvé. Les brigands seront punis de leur infamie, car j’ai découvert le secret de leur retraite.
« Envoie donc à dix heures du soir la compagnie Marat à la porte qui avoisine l’Erdre. Je la rejoindrai là, et cette nuit même je m’emparerai de deux chefs : Marcof et Boishardy. Demain tu les auras en ton pouvoir. Je compte sur toi pour agir vigoureusement.
« Salut et fraternité,
« PINARD. »
Diégo replia froidement la lettre, la remit à Carrier et plongea ses regards ardents dans les yeux du proconsul. Carrier détourna la tête.
– Que feras-tu ? demanda l’Italien.
– Que ferais-tu à ma place ? répondit Carrier en éludant ainsi une réponse à la question si nettement posée.
– Ce que je ferais ?…
– Oui.
– Si je m’appelais Carrier et que j’eusse tes pouvoirs, dit Fougueray d’une voix nette et ferme, j’enverrais des sans-culottes autres que ceux de la compagnie Marat, et je ferais arrêter Pinard.
– Parfaitement.
– Et ensuite ?
– Ensuite, je le déporterais… verticalement.
– Pourquoi ?
– Parce que Pinard ne t’est plus utile, parce que Pinard partagerait avec toi les rançons que je te ferai donner, parce que Pinard te gêne, et parce qu’enfin je trouve absurde de lui abandonner un tiers des millions que nous avons à toucher.
– Ceux du marquis de Loc-Ronan ?
– Oui.
– Tu lui avais donc promis quelque chose ?
– Comment cela ?
– Pinard avait la surveillance des prisons, il pouvait faire mourir le marquis.
– C’est vrai.
– Comprends-tu, maintenant ?
– Je commence. Et où en est cette affaire ?
– Elle sera terminée aujourd’hui même.
– Nous aurons l’argent ? s’écria Carrier dont les yeux brillèrent.
– Non ; mais nous aurons la lettre qui nous le fera avoir.
– Comment toucherai-je, moi ?
– Rien de plus simple. La lettre dont je te parle, une fois entre mes mains, j’irai à la Roche-Bernard l’échanger contre une autre qui me révélera l’endroit où est enfoui le trésor. Donne-moi une escorte pour aller à la Roche-Bernard et ordonne au chef de me ramener à Nantes mort ou vif.
– J’accepte.
– Le secret connu de nous deux, nous irons ensemble à l’endroit indiqué et nous partagerons.
Cette fois, Diégo agissait avec franchise et sans la moindre arrière-pensée. Il préférait de beaucoup avoir affaire à Carrier plutôt qu’à Pinard. Il avait espéré que le lieutenant du proconsul aurait été massacré, et il avait nourri la pensée de s’approprier entièrement la fortune de Julie. Mais en apprenant le retour de Pinard, il comprit vite qu’il n’aurait pas le temps d’agir seul, ou que son complice, instruit de son manque de foi à son égard ne négligerait rien pour se venger. Alors il perdait tout. Bien mieux valait partager avec le proconsul, faire disparaître Pinard et s’assurer ainsi une certitude de gain.
Avec sa rapidité de conception ordinaire, Diégo avait envisagé la situation sous ses différentes faces et s’était promptement décidé, ainsi qu’on vient de le voir. Puis, un autre sentiment encore s’était fait jour dans sa pensée. L’ancien bandit réfléchissait qu’Yvonne demeurait seule à sa merci ; sa passion étouffée se réveilla tout à coup en voyant les obstacles tomber.
De son côté, Carrier se laissait aller à des idées qui, quoique différentes, devaient aboutir au même but. Il trouvait plus simple et plus avantageux de ne pas partager avec Pinard, et en même temps il songeait aux moyens de ramener Fougueray à Nantes après avoir dépouillé le trésor. Une fois l’affaire faite et son complice entre ses mains, il ne doutait pas qu’il ne parvînt à s’approprier la somme tout entière.
Aussi, après quelques minutes de silence, la conversation reprit-elle plus vive entre les deux hommes. Carrier entra nettement dans la question.
– Tu veux faire disparaître Pinard ? dit-il.
– Oui, répondit Diégo sans hésiter.
– J’y consens.
– Très bien.
– À une condition.
– Laquelle ?
– Tu te chargeras de tout ; je ne ferai rien ; je laisserai faire.
– Soit.
– Ce soir même, s’il se présente.
– Mais tu ne sortiras pas de la ville ?
– Je te le promets.
– Cela ne suffit pas.
– Que veux-tu pour te rassurer complètement ?
– Une certitude matérielle.
– Parle !
– Nous allons retourner aux prisons ensemble ; tu verras ton aristocrate, et ensuite je te donnerai l’escorte que tu m’as demandée pour te rendre à la Roche-Bernard.
– Si je pars, qui arrêtera Pinard ?
– C’est juste.
– Tu te défies de moi ?
– J’aime les choses claires, et je ne veux pas te laisser le moyen de me tromper.
– Dans la crainte que la tentation ne soit forte ?
– Précisément.
– Alors, autre chose.
– Quoi ?
– Je ne te quitte que pour aller donner les ordres relatifs à Pinard, et ce ne sera qu’après l’arrestation de celui-ci que je me rendrai au Bouffay.
– Qui m’assure que tu ne le feras pas avant ?
– Agis en conséquence ; défends jusqu’à nouvel ordre l’accès des prisons.
– Tu as raison.
Et Carrier appela à haute voix. Un sans-culotte ouvrit la porte du cabinet.
– Chaux est-il en bas ? demanda Carrier.
Deux minutes après, Chaux faisait son entrée dans le cabinet du proconsul. Carrier écrivit rapidement quelques lignes et tendit le papier au sans-culotte.
– Cet ordre au Bouffay, dit-il. Tu l’exécuteras toi-même ; prends des hommes de garde avec toi et que personne ne puisse pénétrer dans les prisons avant onze heures du soir. Personne, entends-tu ? Je ferais guillotiner toi et tous les geôliers si j’apprenais que quelqu’un eût pu voir un prisonnier.
Chaux sortit sans répondre. Carrier paraissait être de mauvaise humeur, et dans ces moments-là ses meilleurs amis eux-mêmes, ses plus dévoués lieutenants n’osaient lui adresser la parole.
– Très bien, dit Fougueray après la sortie du sans-culotte.
Carrier donna un violent coup de poing sur la table.
– Tu te moques de moi ! s’écria-t-il dans un style plus énergique que celui qu’il nous est permis d’employer ; tu te moques de moi, citoyen !
– C’est possible, répondit imperturbablement Fougueray ; mais, dans ce cas, c’est sans le vouloir. Explique-toi.
– Tu me dis d’empêcher d’entrer dans les prisons et tu en sors ! c’est au Bouffay que mon aide de camp t’a trouvé.
– Eh bien, après ?
– Eh bien ! tu as vu le marquis !
– Oui.
– Et tu as la lettre, et tu n’as plus besoin de le voir.
– Me crois-tu donc un niais ? dit-il dédaigneusement. Si j’avais la lettre du marquis, si j’avais pu me passer de toi, est-ce que je serais ici ? Au lieu de suivre ton aide de camp, je galoperais en ce moment sur la route en tournant le dos à la ville.
Carrier sourit ; cette franchise de voleur le rassura complètement.
– C’est vrai ! dit-il. Tu es plus fort que je ne le pensais. Mais si tu n’as pu avoir cette lettre…
– Je l’aurai, interrompit Fougueray. Je tiens le marquis à tel point qu’il n’oserait pas même se tuer pour m’échapper. Les millions seront à nous, vois-tu, comme nous voici deux bandits dans la même chambre. Ce soir, à onze heures, je serai à la prison, et je ne reviendrai ici qu’avec la lettre, j’en réponds.
– Je donnerai l’ordre à Chaux de ne pas te quitter depuis ton entrée au Bouffay jusqu’à ton retour ici.
– À ton aise !
– Maintenant, dit Carrier, va à tes affaires, et à ce soir ! Oh ! nous avons joyeuse réunion à souper, tu sais ?
– Avant d’aller au Bouffay, je viendrai ici prendre tes ordres pour pouvoir entrer dans les prisons, et en même temps je t’amènerai quelqu’un.
– Femme.
– Jeune ?
– Vingt ans.
– Jolie ?
– Blonde comme un épi et blanche comme un ci-devant lis.
– Aimable ?
– Elle est un peu folle.
– Bah ! ce sera plus amusant. Nous la ferons boire, et peut-être sa raison se retrouvera-t-elle au fond d’une bouteille. Amène ta protégée ; je lui réserve bon accueil, d’autant plus qu’Angélique et Hermosa commencent à me fatiguer.
– Sultan ! répondit Diégo en riant. Cet aristocrate de Salomon n’était qu’un caniche pour la fidélité auprès de toi ! Allons, à ce soir. Tu seras content !
Et Diégo, échangeant une poignée de main avec le proconsul, quitta le cabinet de travail.
– Si j’ai l’argent dans quarante-huit heures, pensait Carrier en le regardant s’éloigner, dans cinquante, toi, tu seras déporté verticalement !
– Ah ! tu ne veux pas que je revoie Philippe de Loc-Ronan sans tes ordres ! se disait de son côté Diégo, en traversant la cour. Ah ! j’ai eu un accès de loyauté et de franchise, et tu ne m’en sais pas gré ! Eh bien ! tant pis pour toi ! Décidément, tu n’auras rien, et j’aurai tout ! Imbécile, qui oublie qu’il m’a remis hier soir trois blancs-seings ! Est-ce que j’aurais été assez bête pour les employer tous ! Il m’en reste un, et avec celui-là j’entrerai dans les prisons quand je voudrai !