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Diégo était sorti et avait gagné la place. Tout à coup il s’arrêta en réfléchissant profondément.
– Le renard, dit-il, est capable de me faire épier, et cinq minutes après mon entrée au Bouffay il serait averti. Mon blanc-seing ne me servirait donc à rien qu’à me faire prendre. Il faut trouver autre chose !
Et l’Italien se remit en marche, la tête penchée, le front soucieux, dans l’attitude de quelqu’un qui médite, absorbé dans sa pensée. L’imagination du bandit était de celles qu’on ne prend jamais sans vert : son cerveau, éclos sous le soleil des Calabres, était doué d’une activité dévorante. Bientôt son œil étincela et sa lèvre ébaucha un sourire.
– Tout me sert ! dit-il joyeusement, même l’idée que j’ai eue de lui conduire Yvonne. La Bretonne est encore jolie, je la parerai en conséquence : ce sera du fruit nouveau. Elle l’occupera bien deux heures cette nuit, le temps d’aller aux prisons, d’avoir la lettre et de sortir de Nantes. Voyons ; c’est cela ! À cinq heures, je suis à la place du Département avec Carrier ; à six heures, nous assistons, toujours ensemble, aux noyades. Je parle de la beauté d’Yvonne ; je monte la tête au sultan pour qu’il attende avec impatience. Ensuite je prends des soldats et je vais à la porte de l’Erdre ; j’attends Pinard à dix heures ; je l’expédie au dépôt, où je le fais écrouer moi-même. À onze heures, je conduis Yvonne chez Carrier ; nous soupons. Carrier se grise, selon son habitude ; il fait l’aimable avec la petite ; je remets l’affaire du marquis sous un prétexte que je trouverai ; je l’ajourne, puis, tandis que Carrier emmène Yvonne dans son boudoir, je file au Bouffay sans mot dire, mon blanc-seing m’ouvre les portes, je prends la lettre… et bonsoir ! C’est dit. Si le marquis ne se décide pas immédiatement, je le presse en faisant enlever Jocelyn sous ses yeux… Cela ira tout seul ! Quant à Hermosa… Ma foi ! elle deviendra ce qu’elle pourra ! Si Carrier a assez d’elle, il saura bien s’en débarrasser, et il nous rendra service à tous deux. À moi seul les millions de la marquise. Per Bacco ! je n’ai pas perdu mon temps, et la chance est pour moi ! Ce dont il s’agit maintenant, c’est de faire la leçon à la Bretonne, et de parer sa beauté de façon à ce qu’elle fascine le citoyen représentant !
Et Diégo, le front haut, la face illuminée, la physionomie rayonnante, le regard chargé de ruses, s’engagea dans l’intérieur de la ville, se dirigeant vers la demeure de Pinard.
Diégo avançait rapidement, lorsqu’en traversant un petit carrefour, formé par l’embranchement sur un même point de trois rues différentes, ses yeux s’arrêtèrent sur une petite boutique de la plus modeste apparence, mais aux montres de laquelle resplendissait un véritable amas de robes, de chiffons, de fichus, de souliers de satin, de colliers, de bracelets, de bijoux de toutes sortes, d’oripeaux sans nombre enfin, qui, s’étalant pêle-mêle, offraient un coup d’œil bizarre et indescriptible.
Au-dessus de la porte d’entrée, sur un cartouche de bois peint en rouge, et supporté par deux tringles de fer scellées dans la muraille, on lisait en lettres blanches ces mots significatifs :
À LA CURÉE DES ARISTOCRATES.
Puis, sur la vitre supérieure de la porte était collée une large bande de papier blanc, avec cette autre inscription :
Madame Carbagnolles, ou, suivant son propre style, la citoyenne Carbagnolles, était, disait-on, la nièce du bourreau de Nantes, et trafiquait des effets de femme, des défroques de la guillotine, suivant le langage des sans-culottes, défroques que son digne oncle lui envoyait.
Fougueray tourna le bouton de cuivre de la serrure, poussa la porte qui, en s’ouvrant, fit violemment tinter une sonnette fêlée, et pénétra dans l’intérieur du magasin. Une femme de trente à trente-cinq ans, petite, grasse, mignonne, rondelette, trottant menu, souriant toujours, se tenait derrière le comptoir. Cette femme était la citoyenne Carbagnolles.
Affable, avenante, gaie, d’une loquacité remarquable, la main fine et potelée, les dents blanches, les lèvres rouges, le nez en l’air, la tête ronde comme une pleine lune, la citoyenne, parfaitement conservée pour son âge, dont elle pouvait cacher cinq bonnes années sans faire sourire ses voisines, la citoyenne Carbagnolles offrait le type parfait de ces aimables marchandes, dont la réputation de coquetterie et les manières provocantes suffisaient, au temps des petits chevaliers et des abbés parfumés, pour amener la fortune dans une maison.
Heureusement pour la citoyenne qu’elle était nièce du citoyen exécuteur ; car, ayant conservé des façons du temps passé et des idées tant soit peu anti-républicaines, elle avait souvent excité les froncements de sourcils des sans-culottes, qu’elle n’aimait pas, et qui l’accusaient de modérantisme, en dépit du patriotisme de son enseigne. Mais sa parenté avec le bourreau était une égide puissante ; aussi la citoyenne continuait-elle paisiblement son commerce en regrettant tout bas de ne plus avoir affaire aux soubrettes des grandes dames et aux caméristes des impures, et d’être obligée, chaque fois qu’un vêtement nouveau entrait en magasin, de laver le sang qui le souillait.
Diégo qui, d’après l’enseigne et le nom, s’attendait à trouver dans la boutique une de ces créatures stigmatisées à jamais par le titre de « tricoteuses » qu’on leur avait donné à Paris, Diégo fut surpris de l’air gracieux, accort et engageant de la belle marchande. Aussi, mis en réminiscence d’aristocratie par les façons de la citoyenne Carbagnolles, l’envoyé du Comité de Salut public porta la main à son jabot, et reprenant le laisser-aller élégant dont avait su se doter le comte de Fougueray :
– Citoyenne, dit-il, j’ai besoin de robes, de dentelles et de bijoux.
– J’aurai tout ce qu’il te faudra, citoyen, répondit la marchande en montrant l’émail éclatant des perles qui garnissaient sa bouche. Tu veux une robe en belle étoffe, n’est-ce pas ? J’ai tout ce qu’il y a de mieux ; tiens, regarde, examine.
Et la marchande ouvrit une vaste armoire porte-manteau, plaquée contre la muraille, et se mit en devoir de dénombrer les richesses qu’elle renfermait.
– Voici des robes de ci-devant duchesses, fraîches et jolies à faire pâmer d’aise la citoyenne la plus difficile : des robes pékin velouté et lacté, des caracos à la cavalière, des robes rondes à la parisienne, des chemises à la prêtresse, des ceintures à la Junon, des robes au lever de Vénus, des baigneuses ; voilà des fichus à la Marie-Ant…, à la citoyenne Capet, reprit-elle en se mordant les lèvres.
– Je ne te dénoncerai pas, dit-il. Voyons, donne-moi cette robe en satin bleu garnie de dentelles blanches. C’est cela ! Maintenant, il me faut des bas de soie, des souliers, des boucles d’oreilles, enfin tout ce qui est nécessaire à la toilette complète d’une jeune et jolie femme. Je ne paye pas en assignats, ajouta-t-il en voyant la marchande qui, avant de le servir, semblait l’examiner avec attention pour savoir ce qu’elle devait montrer ; je paye en pièces d’or à l’effigie de l’ex-tyran !
– Je vais vous donner tout ce que vous demandez, répondit madame Carbagnolles en souriant finement et en substituant le « vous » aristocratique au « toi » sans-culotte ; car elle comprenait qu’un homme qui payait en or avait droit à cette subtile distinction.
La marchande attira à elle un escabeau, y monta légèrement, et posa son pied sur le comptoir pour être mieux à même d’atteindre une série de cartons verts placés dans des rayons élevés tout autour du magasin. Or, si la citoyenne avait la main fine et potelée, son pied était mignon et cambré. Ce petit pied, gracieusement chaussé d’un bas bien blanc et d’un joli soulier à boucle d’acier, attira l’œil de l’acheteur.
Tandis que Diégo caressait du regard un bas de jambe élégamment modelé que découvrait une jupe fort courte, la marchande avait tiré du rayon deux cartons, qu’elle déposa successivement sur le comptoir, puis elle sauta lestement sur le plancher. Ces cartons contenaient ce que désirait Fougueray. Celui-ci fit son choix, et, ayant fait mettre de côté tout ce qui devait parer Yvonne, depuis les souliers jusqu’aux fleurs de la coiffure, il paya et pria la marchande de faire porter ses emplettes par une personne qui l’accompagnerait.
– Votre nom, citoyen ? fit la jolie boutiquière en ouvrant son registre de vente. Vous savez que la Commune exige que nous inscrivions celui de tous nos acheteurs, afin de s’assurer que nous ne fournissons que de bons patriotes ?
– Eh bien ! citoyenne, écris simplement « l’envoyé du Comité de salut public de Paris », répondit Diégo en se redressant sous cette pompeuse dénomination. Mon nom n’a pas besoin d’être ajouté à ce titre.
La marchande écrivit la patriotique qualité de l’acheteur ; puis elle appela une femme de service qui prit le carton renfermant les achats faits par le citoyen. Fougueray salua madame Carbagnolles, lui adressa un dernier compliment, et sortit suivi par la porteuse.
La belle marchande laissa la porte se refermer, le citoyen disparaître, puis, s’élançant hors de son comptoir, elle courut à son arrière-boutique. Un homme blotti dans un coin obscur s’avança vers elle.
– Eh bien ! dit l’homme, qu’est-ce que celui-là ?
– Un républicain comme moi, répondit la marchande ; il a des façons de gentilhomme, il ne s’est pas formalisé de l’absence du tutoiement, et il a souri lorsque j’ai prononcé à demi le nom de la feue reine.
– Mais comment se nomme-t-il ?
– Je l’ignore, répondit madame Carbagnolles ; il n’a pas voulu dire son nom ; mais en revanche, il s’est qualifié d’envoyé du Comité de Salut public de Paris.
– Un envoyé du Comité de Salut public, madame Rosine ? répéta vivement l’inconnu. Vous êtes certaine de ce que vous dites ?
– J’ai écrit ce titre sous sa dictée.
L’homme fit un geste énergique, puis faisant rapidement quelques pas dans la chambre, il s’arrêta en se frappant le front.
– Un envoyé du Comité de Salut public de Paris, murmura-t-il ; mais il doit être tout-puissant à Nantes ! Il doit entrer et sortir des prisons à son gré ! D’ailleurs il peut, dans tous les cas, devenir un otage précieux ! Il faut que je devienne maître de cet homme !
Et l’homme s’avança vers la porte. La marchande l’arrêta.
– Où allez-vous ? demanda-t-elle avec inquiétude.
– Il faut que je suive celui qui sort d’ici, que je sache où il va, où je dois le retrouver !
– Inutile ! Marguerite l’accompagne. En revenant, elle nous dira où il s’est rendu ; alors le jour sera tombé, et vous pourrez sortir sans danger.
L’homme fit un geste d’assentiment et, se jetant sur un siège, étreignit le manche d’un poignard placé dans sa ceinture, tandis que son œil sombre lançait un éclair chargé de menaces.