Ernest Capendu
Le Marquis de Loc-Ronan
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XXVIII LES TROIS SANS-CULOTTES

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XXVIII

LES TROIS SANS-CULOTTES

Deux heures environ après la scène qui venait d’avoir lieu dans le logis du lieutenant de la compagnie Marat, et au moment où la nuit close s’étendait sur le bassin de la Basse-Loire, trois hommes, ou pour mieux dire trois sans-culottes aux allures avinées, débraillées et chancelantes, suivaient, bras dessus bras dessous, les rives de l’Erdre, se dirigeant vers la tour Gillet, près de laquelle s’ouvrait la porte de la ville par où étaient entrés, la veille au soir, Boishardy, Marcof et Keinec. Deux des trois sans-culottes, dont l’un portait des épaulettes d’officier attachées sur les épaules de sa carmagnole, hurlaient à tue-tête un refrain patriotique ; seul, celui qui se trouvait placé entre eux deux, ne chantait pas. Arrivés en face de la tour, les chanteurs, sans discontinuer leur symphonie, examinèrent chacun, d’un œil étrangement intelligent pour celui d’un ivrogne, les abords de la vieille forteresse.

 

– Rien ! dit l’un d’eux.

 

– Alors, l’entrée est libre ! répondit l’autre.

 

Ces paroles brèves s’échangèrent entre deux rimes, et les trois promeneurs s’avancèrent plus chancelants que jamais vers la porte devant laquelle veillait un soldat. Celui-ci présenta les armes à l’officier, se fit montrer les cartes de civisme épuré des deux autres citoyens, et les laissa continuer tranquillement leur route. Tous trois reprirent leur marche et leur chant suspendus. Seulement, celui qui se trouvait placé au milieu et qui gardait le silence, lança un regard du côté du corps de garde, tandis que l’un de ses compagnons portait négligemment la main à la crosse d’un pistolet qui sortait à moitié de la poche de sa carmagnole.

 

– Pas d’imprudence si tu tiens à la vie ! murmura-t-il à l’oreille de l’homme dont il serrait fortement le bras sous le sien.

 

La porte franchie, les nouveaux arrivés s’engagèrent dans l’intérieur de la ville ; mais plus ils avançaient et moins bruyant devenait leur chant, moins avinée paraissait leur démarche ; enfin les jambes s’affermirent, les bustes se redressèrent et les bouches se turent complètement. Ils venaient d’atteindre l’extrémité de la place du Département, pavée plus encore peut-être que la veille de cadavres ensanglantés.

 

– Halte ! dit brusquement l’un de ceux qui soutenaient le troisième sans-culotte. C’est ici que Keinec nous a donné rendez-vous, n’est-ce pas, Marcof ?

 

– Sans doute, Boishardy, répondit le marin, sans doute, et le gars ne va pas tarder à venir, si toutefois Carfor ne nous a pas trompés.

 

– Et comment vous aurais-je trompés ? répondit le troisième interlocuteur, qui n’était autre que le lieutenant de Carrier. N’ai-je pas fait ce que vous avez voulu ?

 

– C’est justice à te rendre, et tu n’y as même pas mis trop de mauvaise volonté.

 

– Alors tu tiendras ta parole, Marcof ?

 

– Est-ce que j’ai jamais failli à un serment ?

 

– Non !

 

– Eh bien, alors ?

 

– Je ne doute pas ! mais dis-le-moi encore ; tu ne me tueras pas ?

 

– Tu auras la vie sauve, mais tu sais à quelles conditions ?

 

– Oui, faire retrouver Yvonne et vous aider à délivrer le marquis et Jocelyn.

 

– C’est cela même.

 

– Eh bien ! Yvonne est chez moi, je te l’ai dit et je le répète. Veux-tu que je t’y conduise ?

 

– Non, répondit Marcof ; attendons Keinec, dès qu’il sera venu, je l’enverrai délivrer la jeune fille, tandis que nous irons tous trois à la prison.

 

– Keinec tarde bien ! dit Boishardy en regardant autour de lui avec impatience.

 

– Il va venir, fit Marcof.

 

– Oui ! si le pauvre gars n’a pas été reconnu et arrêté, fit observer Boishardy.

 

– Je lui avais donné le mot de passe hier, vous le savez, dit Carfor, comme c’est moi qui vous ai appris que les officiers entraient et sortaient librement, et qu’il fallait que l’un de vous en prît le costume.

 

– Cela est vrai ; mais ces épaulettes me pèsent, fit le chef royaliste en arrachant les insignes du grade qu’il avait pris.

 

– Qu’as-tu donc ? demanda brusquement Marcof en soutenant Carfor qui chancelait.

 

– Ma blessure me fait horriblement souffrir !

 

– Pourquoi nous as-tu contraints à te martyriser, puisque tu devais finir par parler ?

 

Carfor poussa un soupir et chancela de nouveau en baissant la tête.

 

– Hum ! fit Boishardy d’un air mécontent, je n’aime pas ces demi-pâmoisons et ces accès de douleur. Le tigre fait patte de velours.

 

– Oui ! mais il est entre les griffes du lion ! répondit Marcof.

 

– Tonnerre ! Keinec ne vient pas ! reprit le chef royaliste après un silence.

 

– Je l’avais envoyé chez Rosine, et s’il lui était arrivé malheur, elle aurait trouvé moyen de nous prévenir. La tour Gillet ne portait aucun signal, donc tout doit bien aller.

 

Marcof s’arrêta en fixant son œil d’aigle sur un point noir qui apparaissait dans les ténèbres.

 

– Ah ! fit-il, voici quelqu’un ! Ce doit être Keinec ! Voyez donc, Boishardy.

 

Boishardy s’avança avec précaution et se trouva bientôt en face d’un nouveau personnage ; celui-ci, qui arrivait au pas de course, s’arrêta brusquement à deux pas du chef royaliste : c’était effectivement le jeune Breton. Tous deux revinrent vers Carfor et Marcof.

 

– Eh bien ? demanda le marin.

 

– Sauvée ! répondit Keinec avec un élan joyeux impossible à exprimer.

 

– Qui cela ? s’écrièrent en même temps Boishardy et Marcof.

 

– Yvonne ! Yvonne est sauvée !

 

– Tu l’as retrouvée ?

 

– Oui.

 

– Où cela ?

 

– Chez Carfor, et je suis arrivé à temps.

 

– Comment ? Explique-toi ?

 

Keinec raconta rapidement la scène qui avait eu lieu entre lui et Diégo. Seulement, le jeune chouan ne connaissait pas le misérable Italien ; il ne l’avait aperçu qu’une fois jadis, lorsque celui-ci fuyait des souterrains de l’abbaye en emportant Yvonne, mais l’éloignement avait empêché Keinec de distinguer ses traits. Tout ce qu’il put dire fut donc qu’il avait solidement garrotté l’envoyé du Comité de salut public avec lequel il avait lutté, et qu’il l’avait laissé sous la garde d’Yvonne.

 

– Nous verrons cela plus tard, répondit Marcof. Maintenant, ne perdons pas un instant et allons aux prisons. Yvonne est sauvée ! songeons à Philippe et à Jocelyn !

 

Puis, se retournant vers Carfor, il ajouta :

 

– Tu avais dit vrai en ce qui concernait Yvonne. Songe à ce qui te reste à faire. Voici le moment décisif arrivé. Tu vas payer de ta personne. Rappelle-toi qu’à la moindre hésitation tu es mort !

 

Carfor ne répondit pas. Marcof lui prit le bras et tous quatre se dirigèrent vers le Bouffay. Arrivés au poste de garde, Pinard demanda le chef et se fit reconnaître. Quelques sans-culottes étaient là ; ils poussèrent des hurlements de joie en revoyant le lieutenant de la compagnie Marat. Carfor, toujours enlacé à Marcof, les remercia de leurs démonstrations d’amitié et voulut passer outre, mais l’officier de garde l’arrêta.

 

– On n’entre pas ! dit-il.

 

– Comment, on n’entre pas ? répondit Pinard avec étonnement.

 

– Non.

 

– Pourquoi ?

 

– C’est la consigne.

 

– Est-ce que tu ne me reconnais pas ?

 

– Si fait.

 

– Tu sais que je suis l’ami de Carrier ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien ?

 

– Il y a ordre du citoyen représentant de ne laisser pénétrer qui que ce soit dans les prisons avant onze heures du soir, et il en est sept à peine.

 

Cet ordre, on se le rappelle, avait été donné le matin par Carrier à l’instigation du citoyen Fougueray. Carfor regarda Marcof avec inquiétude. Le marin comprit qu’il ne pouvait forcer l’entrée de la prison.

 

– Nous reviendrons à onze heures, dit-il en entraînant Carfor.

 

Tous quatre retournèrent sur leurs pas.

 

– Allons sur les quais, dit Boishardy, nous serons plus libres et nous ne rencontrerons personne.

 

Ils traversèrent la place et gagnèrent les rives de la Loire. Après avoir jeté un regard investigateur autour de lui et s’être assuré de la solitude complète de l’endroit où il se trouvait, Marcof s’arrêta et ses compagnons l’imitèrent.

 

– Fâcheux contre-temps ! dit Boishardy.

 

Marcof frappa du pied avec impatience. Tout à coup il saisit la main de Carfor et s’écria brusquement :

 

– Si tu nous avais trompés !

 

– Grâce ! fit le sans-culotte d’une voix déchirante ; j’ai dit la vérité, je ne vous trompe pas.

 

Marcof haussa les épaules.

 

– Es-tu sûr que Carrier ait ajouté foi à ta lettre ? demanda Boishardy en s’adressant à Pinard.

 

– Je le crois.

 

– Cet ordre en serait-il la conséquence ?

 

– Je l’ignore.

 

– Pourquoi aussi avoir fait écrire cette lettre ! s’écria le marin.

 

– Pourquoi ! répliqua le chef royaliste.

 

– Oui.

 

– Pour mieux réussir.

 

– Je ne vous comprends pas.

 

– Écoutez-moi alors, Marcof, et vous allez comprendre. J’avais pensé, et cela était indubitable, que Pinard serait reconnu à son entrée dans la ville. Or, Pinard reconnu, il devait d’abord voir Carrier, et, au besoin, ses amis l’y auraient conduit de force. Qu’eussions-nous pu faire, alors ? Nous battre ? Aurions-nous pu pour cela sauver Philippe ? Non, n’est-ce pas ?

 

– Cela est vrai ! répondit Marcof.

 

– Tandis qu’en adressant à Carrier la lettre dont vous parlez, poursuivit M. de Boishardy, en le prévenant de l’arrivée de Pinard et surtout, en lui indiquant une heure que nous devions devancer, notre tranquillité provisoire était assurée, et de notre tranquillité présente dépend la réussite de nos projets. Enfin, mon cher, nos affaires de la nuit dernière m’ont mis en goût de bataille. J’ai pensé que nous pourrions tirer parti de la recommandation faite au représentant d’envoyer un détachement de sans-culottes à la porte de l’Erdre.

 

– Je comprends ! s’écria Marcof ; l’ordre que vous avez donné ce matin à Kérouac est une conséquence de tout ceci.

 

– Sans doute.

 

– Il est allé au placis ?

 

– Oui. Ce soir, à onze heures, Fleur-de-Chêne et une partie de nos gars seront embusqués sur la route de Saint-Nazaire.

 

– De sorte qu’à un moment donné, nous exterminerons les sans-culottes, qui croient marcher à une victoire facile.

 

– C’est cela.

 

– Mais Philippe ?

 

– Il faut qu’il soit libre avant, et qu’il sorte sous la conduite de l’un de nous. Il s’échappera plus facilement pendant que nous ferraillerons.

 

– Admirable !

 

– Oui, tout irait bien si nous pouvions pénétrer dans la prison avant onze heures.

 

– Nous y pénétrerons !

 

– Comment cela ?

 

– J’ai mon plan.

 

– Dites ! fit vivement le chef royaliste.

 

Marcof réfléchit quelques instants, puis s’adressant à Carfor :

 

– Tu as entendu nos projets ; tu sais ce qu’il nous faut ; parle.

 

– Carrier peut seul faire ouvrir les prisons, répondit Pinard.

 

– Alors tu vas lui en demander l’ordre.

 

– Quand cela ?

 

– Tout de suite.

 

– Mais il faut que j’aille à Richebourg pour voir Carrier et obtenir cet ordre que tu exiges.

 

– Tu vas y aller !

 

Carfor ne put maîtriser un violent geste de joie, et son œil fauve lança un éclair sinistre.

 

– Comment, s’écria Boishardy, vous allez vous fier à cet homme ?

 

– Allons donc ! répondit le marin, je ne le quitte pas, et je reste soudé à ses côtés.

 

– Vous parlez d’aller chez Carrier, cependant.

 

– Eh bien ! sans doute !

 

– Quoi ! vous iriez avec lui ?

 

– Certainement.

 

– Et nous ?

 

– Vous m’attendrez sur la place du Bouffay.

 

– Marcof ! Marcof ! réfléchissez !

 

– À quoi ?

 

– Ce que vous voulez faire est impossible ! c’est d’une témérité tellement folle que rien ne saurait la justifier. Vous n’irez pas !

 

– Si fait !

 

– Non pardieu ! je ne vous laisserai pas aller seul dans cette tanière de bêtes féroces. Si vous êtes décidé, si rien ne peut vous arrêter, eh bien ! nous irons tous ensemble ; mais encore une fois, vous n’irez pas seul !

 

– Il le faut, Boishardy, il le faut cependant.

 

– Non, s’écria Keinec à son tour.

 

– Il le faut, vous dis-je ! Seul avec Carfor, je n’inspire aucune défiance. Quatre ensemble nous deviendrions l’objet de l’attention générale. Puis vous devez aller chercher Yvonne, et vous assurer du prisonnier fait par Keinec. Enfin, si je suis tué, il faut que vous viviez tous deux pour sauver Philippe. Nous avons fait d’avance le sacrifice de notre vie. Ne retardons rien par des paroles inutiles ; ma résolution est prise. Vous, Boishardy, je vous conjure de m’obéir ; toi, Keinec, je te l’ordonne !

 

Les deux hommes demeurèrent indécis. Enfin Boishardy poussa un soupir.

 

– Faites donc, dit-il.

 

– J’obéirai ! ajouta Keinec.

 

– Bien, mes amis, répondit Marcof. Le temps presse, agissons donc sans retard. Je vais à Richebourg avec Pinard, je verrai Carrier. Pinard, que je ne quitte pas plus que son ombre et que je tiens toujours au bout de mon pistolet, Pinard demandera l’ordre au tyran de Nantes. Cet ordre, il l’aura, j’en réponds ; je ne sais pas ce que je ferai si Carrier hésite, mais j’aurai cet ordre ou nous périrons tous. Courez donc tous deux auprès d’Yvonne, et trouvez-vous sur la place du Bouffay dans une heure. Je vous attendrai au pied même de la guillotine. C’est le dernier endroit où l’on ira chercher des honnêtes gens. À bientôt !

 

Et Marcof, brusquant les adieux dans la crainte d’une opposition nouvelle, entraîna rapidement Pinard stupéfait d’une pareille détermination. Le sans-culotte ne pouvait croire à tant d’audace, et il se sentait petit à côté du terrible marin. C’était, comme l’avait dit Marcof, le tigre dompté par le lion.

 

Boishardy et Keinec gardèrent d’abord le silence en suivant de l’œil l’ombre des deux hommes qui disparaissaient peu à peu dans l’épaisseur de la nuit. Le chef royaliste frappa du pied la terre et ferma les poings avec colère. Puis touchant l’épaule de Keinec :

 

– Viens ! lui dit-il ; hâtons-nous, et ensuite tenons-nous prêts à porter secours à Marcof.

 

Tous deux s’élancèrent à leur tour, et gagnèrent promptement le quartier qu’habitait Pinard. Keinec pénétra dans l’intérieur de la maison. Boishardy le suivit.

 


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