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Keinec et Boishardy gravirent lestement les marches de l’escalier sombre et tortueux qui conduisait au logement de Pinard. Keinec avait hâte de rejoindre Yvonne ; Boishardy était impatient de se trouver en face du prisonnier qu’avait fait le jeune chouan. Une faible clarté, brillant sur le palier du deuxième étage, vint activer leurs pas, et bientôt ils eurent atteint la porte d’entrée du misérable logis.
Au pied de cette porte, accroupie sur la dernière marche de l’escalier, ils aperçurent, à la lueur s’échappant d’une petite lampe posée sur le carreau, Yvonne, dormant doucement la tête appuyée contre la muraille, et les mains jointes comme si le sommeil fût venu la surprendre dans la prière. La jeune fille avait cédé à la fatigue morale aussi bien qu’à l’épuisement physique, et elle s’était endormie. La pauvre enfant n’avait pas voulu rester dans la même pièce que Diégo, bien que celui-ci fût incapable d’essayer un seul mouvement.
Keinec avait solidement attaché l’Italien au pied du lit de Pinard ; et comme il n’avait pas pris la précaution de bander la blessure que son poignard avait faite en traversant la main du misérable, le sang avait continué à couler avec violence, et Diégo avait senti ses forces diminuer d’heure en heure. Une épouvantable crainte s’était emparée de lui. Une pensée horrible le torturait. Cette pensée était que, peut-être, Keinec voulait le laisser mourir lentement d’épuisement et de faim. Il voyait, comme dans un rêve fantastique, défiler devant lui toutes les effrayantes angoisses de l’homme condamné à une semblable mort. Bâillonné étroitement, il ne pouvait articuler un son, et tout espoir d’être secouru était bien perdu pour lui. Cependant, de temps à autre, semblable au noyé qui se raccroche à une branche frêle et délicate, et croit trouver un moyen de salut, Diégo se reprenait à songer à Pinard.
– Il est libre, pensait-il ; il rentrera à Nantes ce soir ; il viendra ici et il me délivrera.
Puis une autre réflexion venait anéantir cette suprême espérance.
– Carrier le fera disparaître. Il sera arrêté et noyé ce soir peut-être ; et c’est de moi qu’est née cette inspiration ! Oh ! tous mes plans détruits, tout mon avenir brisé par un hasard fatal. Maudite soit cette passion inspirée par Yvonne ! Maudite soit la pensée qui m’est venue de me servir d’elle ! Qu’avais-je donc besoin de rentrer dans cette maison ? Y a-t-il donc un Dieu pour guider ainsi nos pas en dépit de nous-mêmes ? Un Dieu ! reprit-il en frémissant ; un Dieu ! Oh ! non ! non ! Je ne veux pas y croire ! Un Dieu ! une justice ! une autre vie ! Je souffrirais trop ! Cela n’est pas ! cela n’est pas !
Et l’œil de l’ancien bandit calabrais, se relevant vers le ciel, semblait lui jeter un regard de menace et de défi. Le marquis de Loc-Ronan commençait à être vengé des supplices que lui avait infligés son bourreau.
Bientôt, à l’épuisement causé par la perte du sang, se joignirent les hallucinations provoquées par la fièvre. Diégo vit alors passer sous ses yeux, qui se fermaient en vain pour ne pas regarder, le panorama de sa vie antérieure, et le cortège de ses victimes.
À chaque crime, à chaque meurtre commis dans les Abruzzes, l’Italien poussait un blasphème nouveau espérant conjurer ces apparitions sinistres ; mais la justice divine, niée par cette âme dépravée, semblait s’acharner à une juste vengeance. Diégo ne se vit délivré de cette sorte de revue rétrospective que pour retomber dans les angoisses du présent. Ce fut en ce moment qu’un bruit extérieur le fit tressaillir. L’espérance et la crainte se succédèrent dans sa pensée, et son esprit tendu passa, en quelques secondes, par toutes les nuances énervantes de l’inquiétude et de l’anxiété.
– Est-ce Pinard ? se disait-il. Est-ce l’homme qui m’a blessé ? est-ce la délivrance ? est-ce la mort ?
Cependant Yvonne aussi avait entendu le bruit qui avait ému l’Italien. Elle se redressa vivement, et vit devant elle Keinec et Boishardy. La jeune fille tendit la main à son sauveur, tandis que le chef royaliste la contemplait en souriant avec bonté.
– C’est-elle, n’est-ce pas, Keinec ? demanda-t-il en désignant Yvonne.
– Oui, monsieur le comte, répondit le jeune homme.
Et se tournant vers Yvonne, il ajouta :
– C’est M. de Boishardy. Sans lui et sans Marcof, je ne te sauvais pas. Ils ont fait plus que moi, car, sans leur secours, je ne serais pas à Nantes, et tu serais la victime de ce misérable.
La jeune fille voulut s’incliner sur la main du chef ; mais le gentilhomme, l’attirant doucement à lui, déposa un baiser sur son front pâli.
– Pauvre enfant ! murmura-t-il, vous avez bien souffert !
– Hélas ! monseigneur, j’ai été folle !
– Oh ! les monstres ! fit Boishardy avec une colère sourde. Enfin, mon enfant, vous êtes sauvée maintenant, et désormais vous aurez de braves cœurs pour vous défendre. Keinec et Jahoua seront les premiers ; mais je viendrai ensuite si vous le voulez bien. Pauvre Jahoua ! il doit maudire deux fois sa blessure qui l’a contraint à rester au placis.
En entendant prononcer le nom du fermier, Yvonne rougit subitement, et Keinec sentit les mains de la jeune fille frissonner dans les siennes. Une émotion terrible agita le brave gars. Ses yeux se voilèrent et il devint d’une pâleur extrême.
– Elle l’aime toujours ! pensa-t-il.
Puis une révolution subite sembla s’accomplir dans son âme, et une douceur ineffable remplaça peu à peu l’expression de haine qui avait envahi ses traits.
– Elle l’aime ! se dit-il encore. Il faut qu’elle soit heureuse ! Mon Dieu ! permettez que je sois tué cette nuit !
Boishardy se mordait les lèvres. Le gentilhomme avait compris ce qui se passait dans l’âme des deux jeunes gens, et il se repentait du mot imprudent qu’il venait de prononcer. Aussi, voulant écarter le nuage sombre qu’il remarquait sur le front de Keinec, s’empressa-t-il de changer le sujet de la conversation.
– Où est ton prisonnier ? lui demanda-t-il brusquement.
– En haut, répondit le jeune homme.
– Montons alors, et hâtons-nous !
Yvonne les suivit. La pauvre enfant, elle aussi, s’était aperçue des sentiments qui se peignaient sur le visage de son sauveur, et elle sentait le trouble et la crainte entrer de nouveau dans son âme.
Pendant les quelques heures qu’ils étaient demeurés ensemble, Keinec avait raconté une majeure partie des événements qui s’étaient succédé depuis la nuit fatale où Raphaël avait enlevé la jolie Bretonne. Seulement, par un sentiment d’une délicatesse exquise, il ne lui avait pas fait part du serment échangé entre lui et Jahoua, lors de la fuite de Diégo, ce serment, qui avait pour but d’abandonner l’amour d’Yvonne à celui qui parviendrait le premier à retrouver la jeune fille et qui l’arracherait aux griffes de ses ravisseurs.
Yvonne, ignorant cette circonstance et connaissant le caractère impétueux de Keinec, s’était donc sentie saisie par une terreur vague en remarquant l’altération des traits du jeune homme, et, à cette terreur, venait encore se joindre un autre sentiment. La pauvre enfant aimait toujours Jahoua ; elle venait d’entendre dire à Boishardy que son fiancé était blessé, et elle avait compris que, lui aussi, était demeuré fidèle. Elle voulait savoir et elle n’osait interroger. Son regard, en rencontrant celui de Keinec, arrêta subitement sur ses lèvres les questions prêtes à s’en échapper. Elle baissa la tête et comprima un soupir. Keinec alors se rapprocha d’Yvonne. Un violent combat avait lieu dans l’âme du Breton. Enfin, il passa la main sur son front et leva les yeux vers le ciel avec une expression de résignation infinie.
Boishardy pénétrait dans le logement de Pinard. Keinec retint Yvonne prête à le suivre, et se penchant vers son oreille :
– Jahoua sera guéri lors de notre arrivée, dit-il à voix basse, et il t’aime plus que jamais !
Yvonne poussa un cri, ses yeux rayonnèrent d’un suprême éclat de joie, et, saisissant la main du jeune homme, elle la porta à ses lèvres avant que celui-ci eût pu deviner son intention et arrêter ce mouvement.
– Sois béni ! murmura-t-elle ; tu es bon comme le Dieu de clémence !
– Qu’y a-t-il ? fit Boishardy en se retournant.
– Rien ! répondit Keinec. Entrons maintenant et hâtons-nous ! Marcof est peut-être en péril et j’ai besoin de me trouver en face d’hommes à combattre, de périls à braver, d’ennemis à frapper !
Le jeune homme prononça ces derniers mots avec un tel élan de férocité sauvage, qu’Yvonne frissonna de tout son être. Boishardy comprit encore ce qui se passait dans le cœur du pauvre gars.
– Ton cœur est aussi grand par la bonté que par le courage, dit-il. Viens ! ne pensons plus qu’à notre mission.
– Ce n’est pas de la bonté, répondit Keinec en pressant la main que le gentilhomme lui tendait affectueusement, c’est encore de l’amour !
Yvonne demeura dans la première pièce et les deux hommes passèrent dans celle où était attaché Diégo.