IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
Un tumulte étourdissant régnait dans la salle. On était à peine à la moitié du souper, et presque tous les convives étaient ivres. Carrier prodiguait ses caresses à Angélique Caron. Chacun criait, jurait, blasphémait, sans s’occuper de son voisin. Marcof alors se pencha vers Hermosa, à laquelle il n’avait encore adressé la parole que pour lui donner l’avertissement que nous connaissons.
– Tu m’as donc reconnu ? demanda-t-il d’une voix railleuse.
– Oui, répondit sourdement la courtisane.
– Et cela t’étonne de me rencontrer ici ?
– Qu’y viens-tu faire ?
– Es-tu vraiment curieuse de le savoir ?
– Peut-être.
– Allons ! ne joue pas la comédie en prenant des airs de reine. Je te connais trop pour que tu te donnes cette peine. Cordieu ! maîtresse de Carrier, c’est une belle fin, et j’ai dans l’idée que ce sera là ton dernier amour.
– Comme ce souper sera ton dernier repas.
– Je ne crois pas.
– Moi, je l’espère ; tu vois que je suis franche.
– À merveille ; seulement, n’oublie pas que si je tombe, tu tomberas avant moi ! Cependant, il te reste un moyen de t’échapper de mes mains.
– Lequel ?
– Celui de continuer à être franche.
– À quel propos ?
– À propos des questions que je vais t’adresser.
– Des questions, à moi ?
– Sans doute.
– Je ne comprends pas.
– Tu vas comprendre. Oh ! ne t’alarme pas. Personne ne nous entend, et au milieu de ce bruit épouvantable nous pouvons causer ensemble ; seulement, ne t’étonne pas de ce que je me tiens à demi penché vers ce cher Pinard ; c’est un ami que j’aime tant, que je veux toujours avoir un œil sur lui ; et puis, quand il entendrait notre conversation, il n’en abusera pas, je m’en porte garant. Dis-moi, ma belle, lorsqu’il y a un peu plus de deux années tu tombas entre mes mains, tu te rappelles, sans doute ?
– Oui. Après ?
– Un peu de patience. Cette même nuit, je trouvai dans l’abbaye de Plogastel un homme mourant. Cet homme se nommait le chevalier de Tessy, et passait pour ton frère…
– C’était mon frère, interrompit Hermosa.
– Vraiment ?
– Certes !
– Eh bien ! cela est fâcheux pour la famille, car j’ai reconnu dans celui qui se donnait ce titre un ancien bandit que j’avais vu dans les Calabres.
– Impossible !
– Bah ! Il l’a avoué lui-même.
– Tu mens ! dit Hermosa avec rage, car elle crut que le marin était plus instruit encore qu’il ne le paraissait. Tu mens ! Aussi bien, dis ce que tu voudras, je ne répondrai plus.
– Allons, continua Marcof, il faut que je te raconte une petite histoire. Tu vois ce digne Pinard qui est là, assis près de moi. Cette nuit, nous étions ensemble à quelques lieues de Nantes. J’avais à lui parler d’affaires, et j’étais venu le chercher hier. Eh bien ! lui aussi ne voulait pas parler. Sais-tu ce que j’ai fait ? Le moyen est des plus simples, mais il est infaillible. J’ai fait chauffer à blanc une petite plaque de tôle et je l’ai appliquée sur l’épaule droite du citoyen. La chair a crié, la plaque s’est enfoncée, et lorsque je l’ai enlevée, elle emportait avec elle la peau et laissait l’épaule à vif. Alors j’ai fait scier une étrille d’écurie et j’en ai appliqué un morceau du côté des piquants, bien entendu, sur la brûlure. Puis, j’ai fait attacher solidement l’étrille sur la plaie. En posant seulement le doigt dessus, je fais de Pinard tout ce que je veux ; en ce moment, je n’ai qu’un geste à accomplir pour le voir tomber à genoux et demander grâce !
– Que m’importe ! dit Hermosa ; me crois-tu en ton pouvoir ?
– Je ne dis pas cela précisément ; mais ce qui est incontestable, c’est que je puis te brûler la cervelle avec ce pistolet.
– Tu ne le ferais pas !
– Pourquoi donc ?
– Parce que ce serait assurer ta mort.
– On ne tue pas Marcof comme cela. J’ai encore un poignard et un autre pistolet ; c’est plus qu’il n’en faut pour profiter de la surprise que causera ta mort.
– Mais que me veux-tu donc ? dit la courtisane dominée complètement par son interlocuteur dont elle connaissait l’audace à toute épreuve.
– Je veux que tu répondes à mes questions.
– Encore ?
– Toujours ! Regarde ! le canon de cette arme est à deux pouces de ta poitrine ; personne ne peut te sauver. Veux-tu répondre ?
– Mais…
– Veux-tu répondre, oui ou non ?
– Franchement ?
– Franchement.
– Ce Raphaël était-il ton frère ?
– Non !
– Avait-il donc volé le titre qu’il portait ?
– Oui !
– Tout à l’heure, Carrier t’a appelée Hermosa. Est-ce ton nom ?
– Oui.
– Tu ne te nommes donc plus Marie-Augustine ?
– Non !
– Mais qui es-tu ?
– Qui je suis ?
– Oui.
– Mensonge !
– Tu sais bien que je ne mens pas !
– Je veux connaître le mystère qui t’environne, s’écria Marcof avec violence. Je le veux ! Parle !… parle ! ou tu es morte !
– Qui donc va mourir ? répondit Carrier qui depuis un moment prêtait une attention singulière à ce qui se passait en face de lui et remarquait enfin la contenance d’Hermosa.
Marcof, entraîné par la violence de son caractère, avait abandonné toute prudence.
Il n’était plus temps de reculer. Il se leva brusquement, et appuyant le canon de son pistolet sur le front de la courtisane :
– Réponds ! s’écria-t-il.
Hermosa poussa un cri d’horreur. Carrier, épouvanté, se leva avec précipitation. Tous les convives, surpris, hésitèrent un moment ; mais ce moment eut à peine la durée d’un éclair.
Pinard venait de profiter de la faute commise par son voisin ; saisissant l’instant où Marcof se levait, il avait arraché le second pistolet qui pendait à la ceinture du marin.
– C’est toi qui vas mourir ! hurla-t-il d’une voix triomphante.
Marcof fit un bond en arrière au moment où Carfor pressait la détente, et la balle, dirigée par la main de Dieu, effleura la poitrine du marin et brisa le crâne de la courtisane. Le corps inanimé d’Hermosa s’affaissa sur la table qu’il inonda de sang. Un cri d’épouvante répondit à la détonation. Marcof comprit qu’il était perdu.
Rassemblant toutes ses forces, il saisit le bord de la table, roidit ses nerfs d’acier et renversa le meuble sur les convives qui lui faisaient face. Les flambeaux glissèrent, les bougies s’éteignirent et l’obscurité remplaça subitement l’éclat des lumières. Alors le marin, son poignard à la main, s’élança, abattant et renversant tout ce qui lui faisait obstacle.
Il gagna rapidement la porte au milieu des cris et du pêle-mêle. Dans l’escalier il rencontra quelques sans-culottes qui accouraient. Une fenêtre s’ouvrait en face de lui ; Marcof n’hésita pas un moment, il la franchit et sauta en dehors. Il était tombé devant le poste même de la compagnie Marat. La sentinelle croisa la baïonnette sur lui. Le marin se releva vivement et prit la fuite. Une balle siffla à ses oreilles et hâta encore sa course.
Par bonheur, Marcof avait pris la direction du Bouffay. Arrivé sur la place, il se précipita vers l’échafaud. Boishardy et Keinec l’y attendaient.
– Perdu ! s’écria Marcof avec désespoir ; tout est perdu par ma faute !
– Non ! répondit Boishardy, tout est sauvé ; nous pouvons pénétrer dans la prison !
– Comment cela ? Il est neuf heures à peine.
– J’ai un blanc-seing de Carrier !
– Un blanc-seing de Carrier ?
– Le voici ; je l’ai rempli. Venez ! je vous expliquerai tout plus tard. J’ai trouvé ce papier dans la poche du prisonnier fait tantôt par Keinec ; venez, hâtons-nous !
La prison était voisine ; les trois hommes y furent en quelques secondes. Boishardy s’avança le premier.
– Ordre de Carrier ! dit-il en présentant la feuille tout ouverte à l’officier de service. Celui-ci la prit, puis la mettant dans le tiroir de la petite table devant laquelle il était assis :
– Tu vois ce qu’il nous faut ? répondit Boishardy.
– Oui ; mais ce n’est pas mon affaire. Entrez et adressez-vous aux geôliers.
Boishardy, Marcof et Keinec pénétrèrent dans la prison. Marcof laissait agir son ami. Celui-ci alla droit au bureau du directeur de l’entrepôt, comme disaient les sans-culottes. L’officier les avait fait accompagner par un grenadier chargé d’appuyer leur demande. Il avait gardé par devers lui l’ordre en blanc rempli par Boishardy, selon l’usage, afin de mettre sa responsabilité à couvert.
Boishardy formula le but de sa mission. Il venait chercher, au nom du citoyen représentant, deux prisonniers : le ci-devant marquis de Loc-Ronan et le citoyen Jocelyn, ci-devant valet de chambre. Le grenadier appuya la demande, comme il en avait l’ordre de son chef.
– Jocelyn… et Loc-Ronan… répéta l’inspecteur ; mais ils sont exécutés depuis longtemps.
– Impossible, répondit Marcof ; Pinard m’a affirmé le contraire.
– Quand cela ?
– Peut-être a-t-il raison… En tous cas, ils ont été incarcérés dans la salle numéro 7 ; s’ils vivent, ils y sont encore.
– Et où est cette salle ?
– Au fond de la deuxième cour, escalier H, troisième étage ; voici l’ordre pour le geôlier de service… Veux-tu que je te fasse accompagner ?
– Inutile, répondit Boishardy, nous trouverons bien.
Au moment où Marcof et ses compagnons gravissaient l’escalier indiqué, un roulement de tambour, appelant aux armes les hommes du poste de garde, retentit dans la première cour.
Ils s’élancèrent plus rapides que la pensée. À la faible lueur d’une lanterne fumeuse qui éclairait le corridor, ils distinguèrent deux portes se faisant face. L’une d’elles portait le numéro 7. L’autre était surmontée de cette inscription tracée en lettres noires :
Boishardy heurta violemment à cette dernière. Elle s’ouvrit aussitôt et Piétro parut sur le seuil. Il tenait à la main une petite lampe.
– Que veux-tu, citoyen ? demanda-t-il.
– Le prisonnier Loc-Ronan et le prisonnier Jocelyn.
– Le citoyen Loc-Ronan ? répéta le geôlier.
– Eh oui, tonnerre ! s’écria Marcof en avançant.
La figure du marin se trouvait alors en lumière. Piétro poussa une exclamation joyeuse.
– Marcof ! s’écria-t-il.
– Tais-toi ! répondit le marin en tirant son poignard.
– Ne me reconnais-tu pas ? Mais regarde-moi donc ! disait le geôlier tremblant de joie. Quoi ! tu ne veux pas reconnaître Piétro le Calabrais ?
– Piétro ?
– Lui-même.
– Eh bien, si tu m’aimes toujours, mon garçon, rends-moi un dernier service… Fais sortir tout de suite MM. de Loc-Ronan et Jocelyn.
– Le marquis ?
– Oui.
– Ils ne sont plus dans la salle commune.
– Où sont-ils ?
– Là, dans ma chambre. J’ai su que cet homme était ton frère, et je voulais le sauver.
– Brave garçon ! s’écria Marcof dont les larmes sillonnaient le visage.
– Ainsi Philippe est là ? demanda Boishardy.
– Oui, messieurs, répondit le marquis de Loc-Ronan qui venait de pousser la porte et se précipitait dans les bras de ses amis.
Keinec, pendant ce temps, pénétra dans la chambre et s’approcha vivement de la fenêtre donnant sur la cour. Il aperçut des sans-culottes portant des torches, et il reconnut Carfor parmi eux.
– Nous sommes cernés ! s’écria-t-il.
– Allons… dit Boishardy, il ne nous reste plus qu’à mourir.
– Mais au moins nous mourrons ensemble, répondit Philippe. Une arme ! Donnez-moi une arme ! Nous sommes quatre !…
– Vous m’oubliez donc, monseigneur ? fit une voix émue.
Le vieux Jocelyn s’avançait à son tour.
– Tiens, dit Marcof, prends ce poignard.
– Essayons toujours de vaincre, répondit Marcof.
– Non, non, fuyons, interrompit Piétro. Venez, venez, suivez-moi. Que l’un de vous seulement éteigne la lanterne.
Keinec brisa la lampe. Piétro alors saisit la main de Marcof et l’entraîna dans l’obscurité. Leurs compagnons les suivirent. On entendait les pas des sans-culottes qui gravissaient hâtivement l’escalier. L’obscurité pouvait encore protéger Piétro et ceux qu’il dirigeait ; mais cette obscurité allait cesser, car déjà la lueur des torches apparaissait à l’entrée du corridor.
Piétro venait d’atteindre l’extrémité opposée. Il poussa une porte tout ouverte, et pénétra dans une petite pièce dans laquelle brûlait une bougie enfermée dans une lanterne sourde. Tous se précipitèrent. Piétro referma la porte et poussa deux verrous intérieurs.
– La porte est doublée de fer, dit-il ; pendant qu’ils l’abattront, nous aurons le temps de fuir.
Piétro désigna les fenêtres. Il y en avait trois toutes garnies de barreaux de fer.
– Nous n’aurons pas le temps de scier les barreaux, fit observer Marcof.
– Ils le sont, répondit le geôlier. Détachez-les vite.
Keinec, Boishardy et Jocelyn s’élancèrent. Effectivement, les barreaux des trois fenêtres, sciés habilement, aux deux extrémités, n’offrirent aucune résistance. Pendant ce temps, Piétro, ouvrant un coffre, en tirait trois cordes à nœuds.
– Attachez cela, dit-il ; j’ai ménagé un barreau exprès. Comme il n’y a pas de prisonniers dans cette aile, on ne pose plus de sentinelle au dehors de ce côté.
– Mais, dit Marcof, tu avais donc tout préparé ?
– Sans doute. Puisque cet homme était ton frère, je devais le sauver.
– Oui, ajouta Philippe, ce pauvre garçon m’avait promis de fuir avec nous.
– Les cordes sont attachées, cria Keinec.
En ce moment, un bruit épouvantable éclata dans le corridor, et la porte trembla sous les coups de la hache.
– Philippe, Jocelyn et toi, d’abord, répondit Marcof.
– Mais…
– Il y va de la vie. Partez, tonnerre ! ou nous périrons tous.
L’hésitation n’était pas possible ; la porte commençait à se fendre. Philippe enjamba une fenêtre. Piétro s’élança sur l’autre, et Marcof aida Jocelyn à escalader la troisième. Tous trois disparurent.
– À nous ! fit M. de Boishardy. Dépêchons !
Il était temps en effet. La porte volait en éclats, les fers des piques la traversaient. Les plaques de tôle offraient seules encore une minime résistance. Pinard, l’œil en feu, l’écume aux lèvres, excitait les sans-culottes. Boishardy et Keinec étaient déjà au dehors ; leur tête passait encore au-dessus de l’appui de la fenêtre.
– Venez donc ! cria le gentilhomme à Marcof qui restait immobile.
Tout à coup la porte tomba, renversée dans l’intérieur. Marcof venait de saisir la corde à nœuds.
– Vite ! cria-t-il à ses compagnons qui se laissèrent glisser rapidement.
– Coupez les cordes, hurla Pinard en se précipitant vers la fenêtre sur laquelle venait de monter le marin. Coupez-les…
Il ne put achever. Une balle lui fracassait la mâchoire. Marcof laissa tomber son pistolet désarmé, et se laissant glisser rapidement, il acheva de descendre. Philippe le reçut dans ses bras.
– En avant, dit Boishardy ; du silence, et suivez-moi tous !…
– Où est Keinec ? demanda Marcof.
– Il est parti en éclaireur, répondit Philippe.
– Silence ! ordonna Boishardy ; on se bat à l’une des portes de la ville.
– Fleur-de-Chêne vient d’attaquer, dit-il vivement.
– Alors, nous sommes sauvés ; en avant !
Et tous, suivant les pas du gentilhomme soldat, s’élancèrent dans la direction de l’Erdre.
– Comment Fleur-de-Chêne est-il déjà à Nantes ? demanda Marcof sans ralentir la marche.
– Keinec lui a porté l’ordre de s’approcher de la ville. Tout s’est fait pendant votre absence. Seulement, Fleur-de-Chêne a attaqué trop tôt.
– Qu’importe ! qu’il tienne jusqu’à notre arrivée, et nous passerons.
– Oh ! il tiendra. Il a dû surprendre la garde ; il avait le mot de passe.
– Qui le lui avait donc donné ?
– Moi.
– Vous, Boishardy ?
– Sans doute. J’ai fait de la besogne de mon côté. Savez-vous quel était l’homme que j’ai trouvé chez Pinard ?
– Non.
– C’était le comte de Fougueray.
– Eh oui, morbleu ! le comte de Fougueray. C’est sur lui que j’ai trouvé le blanc-seing de Carrier, qui nous a servi à pénétrer dans la prison. C’est lui qui m’a donné le mot de passe que j’ai transmis à Fleur-de-Chêne, et grâce auquel Keinec a pu sortir de la ville et conduire Yvonne près de nos gars. J’ai su le faire parler. Cela a été long, mais enfin j’en suis venu à bout.
– Il est mort.
– Mort ?
– Les souffrances l’ont tué.
– Tonnerre ! Je ne saurai donc jamais la vérité ? Je ne saurai donc jamais ce qu’était réellement ce bandit ?
– Si fait, dit Piétro qui n’avait pas quitté Marcof, et venait d’entendre cette courte conversation. Je te la dirai, moi, car je sais tout.
– Tu connaissais cet homme ? s’écria le marin avec étonnement.
– Cet homme se nommait Diégo, celui dont tu as détruit la bande dans les Abruzzes, la nuit même où tu nous as quittés. Rappelle-toi les deux voyageurs assassinés, la jeune fille sauvée par toi, et tu devineras la vérité.
– Oh ! je comprends…
– Attention ! interrompit Boishardy, nous voici en présence de l’ennemi !
Ils venaient en effet d’arriver près de la porte de la ville d’où partait la fusillade. Un violent combat s’y livrait. Les soldats républicains, surpris dans le sommeil par la bande de Fleur-de-Chêne, opposaient néanmoins une vive résistance.
Ils attendaient du secours de la ville. Ce secours arrivait. Goullin, à la tête des sans-culottes, déboucha sur la petite place au moment même où Boishardy et ses compagnons s’élançaient vers les leurs.
Le tambour battant la charge annonçait en même temps la rapide arrivée d’un nouveau renfort. Marcof et Boishardy comprirent que la lutte allait devenir impossible, et qu’il fallait forcer le passage coûte que coûte. Le marin fit entendre le cri de ralliement des chouans.
Aussitôt Fleur-de-Chêne arrêta l’élan de ses hommes. Les soldats de garde, décimés, se replièrent sur les sans-culottes. Un passage était libre. Boishardy en profita habilement.
– Fuyez ! cria Marcof. Je reste avec Fleur-de-Chêne pour protéger la retraite.
– Non pas, partez tous ! je réponds du reste ! répondit le chouan qui venait de pousser un cri de joie en reconnaissant ses chefs.
Boishardy et Keinec saisirent Marcof et l’entraînèrent malgré lui. En ce moment le combat recommença. Fleur-de-Chêne soutint bravement le choc. Il avait deux cents hommes avec lui, et il avait choisi les meilleurs soldats et les gars les plus déterminés du placis.
Les sans-culottes reculèrent ; mais les soldats républicains les soutinrent. Alors une tuerie épouvantable ensanglanta la porte de la ville. Après une heure d’efforts surhumains, Fleur-de-Chêne, blessé, donna l’ordre de la retraite. Il avait perdu un quart de son monde.
Les chouans, à un signal donné, se dispersèrent tout à coup, et, mettant l’obscurité à profit, s’élancèrent dans la campagne. L’officier bleu qui avait pris le commandement des troupes, n’osa pas les poursuivre. Il craignait d’aventurer ses hommes, connaissant par expérience les ruses royalistes. Pendant ce temps, Pinard était transporté sans connaissance dans la maison du proconsul.
Quant à Marcof, à Boishardy, à Philippe, à Yvonne et à leurs compagnons, ils avaient atteint Saint-Étienne. La mission du marin était accomplie ; il avait sauvé son frère. Seul Keinec était triste et sombre.