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POUR donner à la pensée écrite cette vitesse de mouvement inhérente à toute
pensée quotidienne, et qui surprendrait de la part d’un conducteur électrique,
un homme s’est rencontré rapide, comme la conception elle-même ; un homme qui
n’a qu’une heure, qu’un moment, qu’une seconde dans sa journée, mais qui est
toujours attendu, et qui revient toujours frapper à toutes les portes. A l’exclusion des créanciers et des amis intimes, il a le privilége de les trouver toutes
ouvertes, et la mauvaise habitude de n’en fermer aucune. Cet homme, vous n’avez nulle raison de lui interdire l’entrée de votre
maison, et il en a mille pour s’y présenter. Ne faut-il pas que vous soyez
informé que tel ministère qui existait hier n’existe plus aujourd’hui ; que M.
un tel, qui avait cent coudées la veille, est le lendemain à peine visible à
l’oeil nu ; que telle actrice, qui, hier soir en votre présence, a fait fiasco, ce matin se
trouve avoir chanté comme une sirène, et épouse un prince russe, jaloux
d’enlever à la scène un si beau talent. Voir paraître le porteur de journaux,
n’est-ce pas vivre deux fois ? n’est-ce pas revenir sur ses impressions d’hier,
douter de ce qu’on a vu, senti, éprouvé, et commencer à nouveaux frais
l’existence de la veille ? Le porteur de journaux change à chaque instant, et
c’est pour cela qu’il est éternel comme les vaudevilles de M. Scribe, au
physique maigre et efflanqué comme un discours de réception à l’Académie ; il
apparaît et passe aussitôt, étoile filante de la presse et de la renommée.
Le
porteur de journaux est un homme incompris, qui jette sa nouvelle et qui s’en
va, qui ajoute chaque jour une colonne ou deux à cette série de feuilletons
destinée à rendre précieuse, au bout de dix ans, la collection des journaux
quotidiens. (Les journaux
d’aujourd’hui sont comme les vins de choix, il leur faut plusieurs années de feuille.) Le porteur de journaux court comme l’étincelle,
il va et bouleverse tout en criant : La suite au prochain numéro.
Confiez-lui
de nouvelles gloires, de nouveaux vers, de nouvelles harmonies, tout ce qui
vieillit en un jour avec la prétention de vivre à jamais : le porteur de
journaux fait fleurir toutes les renommées fraîches écloses, et s’éclipse avec
celles qui commencent à s’éteindre. Il est impassible comme un homme chargé
d’une grande justice politique, et rendant toujours la même.
Cet
homme fabuleux, qui va d’une main tendant un journal récemment muni de ses
enveloppes, honneur que l’on rend aux momies même ! de l’autre soutenant sa
bricole, qui peut passer, avec raison, pour celle du char de l’État ; c’est, en
style de l’Empire, le message boiteux du Parnasse ; c’est l’incarnation d’une
nouvelle forme, la symbole d’une nouvelle religion, le journal fait homme.
Les
journaux vont vite, dit la ballade, le porteur de journaux va plus vite encore
: il faut qu’il arrive avant son journal ; il faut qu’il se montre partout en
même temps, tous les abonnés ayant un égal droit à recevoir les uns après les
autres le même journal.
La Bruyère a cru dire
une nouveauté en écrivant : « Le nouvelliste se couche le soir tranquillement
sur une nouvelle qui se corrompt la nuit, et qu’il est obligé d’abandonner le
matin à son réveil. » Nous avons
bien progressé depuis, la nouvelle se corrompt bien plus vite, et les choses se
savent bien plus promptement. Pour obvier à cet inconvénient du fait Paris, le porteur de journaux, semblable en cela au
pieux Énée, se lève de très-grand matin, ou se couche très-tard, selon le
besoin de ses abonnés. On peut ne pas lire
celui du matin, il y en aura un autre le soir pour redire les mêmes choses en
moins, et pour compléter ce qui, de sa nature, ne peut être complet, pour être
porté enfin par le même homme, un géant qui a les bottes du Petit-Poucet.
Le
porteur de journaux part comme un trait, et entre comme une bombe dans un
cabinet de lecture. Il intéresse la curiosité sans la satisfaire ; il laisse
ici une plume de son aile, et vole là en déposer une autre. Il fait un pair de
France à un étage, et annonce à un autre la faillite d’un pauvre diable qui
n’en peut mais, ce qui fait qu’à leur réveil les deux locataires sont salués
bien différemment par leur concierge, autant qu’un concierge puisse l’être
encore d’un homme failli ; il court ressusciter l’espérance dans l’âme d’un
auteur qui voit naître avec le feuilleton du jour l’aurore de sa renommée.
Le porteur de journaux
doit de ces compensations à ceux mêmes qui alimentent son industrie, car on
pense pour lui quand on pense, on écrit pour lui toujours ; c’est pour le
porteur qu’on met sous presse, pour les abonnés jamais.
Le
porteur de journaux conserve une espérance. On lui a dit que le journal devait prospérer, et
le porteur de journaux prospère ; il voit croître en perspective le nombre de
ses abonnés, il est aux pièces, et ne reculera jamais devant l’ouvrage, dût-il
sillonner Paris dans tous les sens, devenir ce juif errant, ce fantôme qui est
partout et nulle part en même temps.
Avant
qu’aucun abonné ait songé au journal du lendemain, ou se soit souvenu de celui
de la veille, le porteur de journaux assiége déjà son bureau, recueillant le premier la manne du
désert ; impatient de gagner sa journée avant de l’avoir commencée, il y va et
il y revient. Se faisant arme de tout, tantôt c’est un foulard qu’il exhume
pour le mettre au service de la publicité, tantôt c’est l’envergure d’un bras
d’Encelade qu’il courbe à cet usage ; malheur aux journaux qu’il peut loger
dans son gousset de montre.
Il
sait d’avance toutes les stations qu’il doit faire sur son chemin, le secret de
toutes les portes, l’humeur de tous les concierges, les pierres d’achoppement
qu’il peut rencontrer sur sa route ; il se taxe à l’heure, à la minute, et y
renchérit toujours de vitesse sur son propre mouvement. Jamais attardé, jamais malade ou même indisposé, éprouve-t-il un
malaise, il l’ajourne ; une migraine, il la repasse à l’abonné.
Fontenelle
a dit, je crois, de la curiosité : « C’est la plus matinale de toutes nos passions
» ; on pourrait ajouter qu’elle est la plus vivace, la plus insatiable ; elle
renaît sans cesse des journaux qui l’entretiennent. On a un journal aujourd’hui
pour en avoir un demain ; c’est à celui-là qu’on s’abonne ; il a le charme de
l’inconnu, qui, de toutes les choses de ce monde, est la plus charmante ; c’est
par elle que le porteur de journaux existe, et qu’il est sans cesse attendu.
Aussi
nul n’a la croyance de sa mission comme le porteur de journaux, nul ne sait
comme lui l’intérêt qu’il inspire, la terreur qu’il sème, l’espoir qu’il
ressuscite, l’émotion qu’il éveille, la passion qu’il éparpille, le drame qu’il
jette au hasard, nul ne grandit chaque jour comme lui : vires acquirit eundo. Le porteur de journaux a le sort de ces planètes
obligées de graviter autour du même astre, sans s’écarter d’une seule ligne,
sans avoir de mouvement qui leur soit propre, ou le droit de se reposer une
seconde, de retarder d’un seul instant leur apparition.
On s’arrache les
journaux qui tombent de la main du porteur. Qu’ils sont intéressants avant
d’avoir été lus ! qu’ils ont de charme quand on les ouvre ! qu’ils renferment
d’illusions quand ils renferment quelque chose ! qu’ils sont attachants quand
ils doivent l’être ! Après la première ouverture d’un journal quotidien, tout
est su, tout est commenté, tout est vu, analysé et jugé. Le porteur disparaît à peine, et l’émotion cesse sous ses pas, le
charme se dissipe, l’illusion s’évanouit. On s’aborde : « C’en est fait, elle
est condamnée. - Condamnée ! et à quoi ? - Eh, parbleu ! aux travaux forcés. -
Ils l’auraient osé ? - Que n’ose-t-on pas de nos jours ? - Pauvre femme !
pauvre faible femme ! - J’excuse son crime. - Je plains son malheur. - Quel
grand exemple ! - Quelle atroce punition ! - Lisez-vous le journal ? - Non,
cela me suffit. » Et cet homme qui
s’était levé pour lire le journal s’en retourne sans l’avoir ouvert. Le journal
le plus intéressant est celui qu’on ne lit jamais, tant il est vrai que la
publicité ne s’applique qu’aux petits drames, aux petits intérêts de la vie
humaine. Ce que l’on sait, a-t-on besoin de le lire. Un livre n’est jamais
acheté, pour peu qu’il soit su de tous et qu’il ait paru trop intéressant.
Le
porteur de journaux n’a fait que paraître et disparaître, et il n’est déjà plus
bon à rien ; c’est un de ces héros, ou hérauts ad libitum, qui ne vivent qu’un moment, mais qui renaissent
tous les jours. Il répond à ce grand
mot, la presse, qui cesse à chaque instant de représenter la
même idée, et il a pour véhicule l’actualité.
Si
l’Évangile n’est plus prêché en plein air, si l’on ne crie plus la vérité
par-dessus les toits, si notre Credo de chaque jour circule comme l’air, se produit comme
la lumière du gaz ou du soleil, c’est au porteur de journaux que nous devons
ces phénomènes.
Dévouement
ambulant, abnégation vivante, politique à pieds et à pattes, on voit le porteur
de journaux, pour la moitié d’un petit écu, endosser tous les systèmes, se
faire le Sganarelle de tous les pouvoirs en crédit, le véhicule de toutes les
doctrines, et faire de sa personne la préface de ses impressions ; et il n’y a
de sa part ni complaisance maudite, ni coupable flatterie, ni basse adulation, ni
fanatisme, ni aveuglement : ce n’est pas une opinion qu’il porte, c’est un
journal. L’Europe peut perdre à jamais son équilibre, le globe peut crouler
comme tant de journaux ont croulé ou crouleront, il se tiendra debout, ou s’il
succombe, impavidum ferient ruinæ.
Le
porteur de journaux a une vie extrêmement privée. Il est à peine inscrit sur la
liste des fonctionnaires publics : on croit qu’il ne l’a jamais été ; on le
suppose sans but, sans lien social, lui l’élément le plus actif du monde
moderne, l’aorte du corps politique ;
lui qui fait la société, on l’accuse de ne pas en être, et de vivre en bohémien.
Et
il est vrai qu’après avoir fait sa distribution, après s’être promené partout
comme un messie, cet homme se couche ainsi qu’il plaît à Dieu, avec plus de
sang-froid qu’un ministre, avec plus de calme qu’un procureur, avec moins de
millions et plus de gaieté, d’insouciance, qu’un agent de change.
Sans passions et sans
préjugés politiques, sans préventions littéraires, le porteur de journaux
ignore complètement qu’il y ait une politique et une littérature, et que
chacune de ses courses marque un pas immense dans la route du progrès qu’il
représente en portant son journal.