Impressions
de Paris
Paris m'est apparu, par une matinèe brumeuse et neigeuse, comme le rêve
trouble que l'aube nous apporte après une nuit de fièvre.
En grelottant au fond de ma voiture dont les cahots me ramenaient sans
trêve au sens de la réalité, je voyais se dérouler devant moi la vision grise
des rues presque désertes, des places noyèes dans le brouillard, des quais
balayés par les rafales, où quelques petites personnes trottinaient légèrement,
les jupes relevées, comme des oiseaux effarouchés à qui on aurait coupé les
ailes. Elles me faisaient souhaiter autant de légèreté à tels confrères de la
plume qui ne sauraient franchir une flaque de bone sans s'y crotter et en
éclabousser leur prochain...
Après m'avoir touché par la grâce, Paris me saisissait par la grandeur. A
droite et à gauche, des fantômes à la silhouette connue surgissaient dans le
ciel de plomb, pareils à ces noms fameux de l'histoire dont le souvenir se
dresse très haut, par-dessus les choses oubliées. C'étaient les deux tours de
Notre-Dame, massives et cependant travaillées finement comme un dilemme de la
philosophie scolastique du moyen âge. C'était la flèche de la Sainte-Chapelle,
piquant les nuages d'un jet aigu de prière. C'était le Béarnais, fièrement
campé sur son cheval de bronze, face au courant du fleuve, et superbement
immobile sous la rafale... C'était le Louvre, - le Louvre immense et
magnifique, né, dirait-on, des amours d'une forteresse sombre et d'un palais resplendissant,
gardant la double empreinte de son origine. C'était la Colonne, avec son
orgueilleuse protestation, romaine et impériale. C'étaient enfin d'autres
apparitions grandioses que je ne reconnaissais pas, des édifices majestueux, à
colonnades et à terrasses, qui me faisaient penser à des seigneurs entourés,
chacun dans son domaine, d'une foule respectueuse de pignons bourgeois.
***
Maintenant, il serait ridicule de disserter sur une ville telle que Paris
lorsqu'on ne l'a vue que par le trou d'une semaine.
Même n'est-il pas très facile de repêcher dans soa âme et de mettre au clair
ses impressions. Ça s'écoule d'abord, en partie, par des déchirures secrètes de
la mémoire. Je n'oublierai jamais, par exemple, le superbe portrait d'auteur
inconnu qui est au Louvre, à côte de la Joconde de Léonard. Les traits
et l'expression de ce beau jeune homme qui songe, les yeux baissés, et se
détourne tristement de sa souriante voisine, ne m'échapperont pas. Mais quelle
est donc la touchante histoire d'amour qui relie mystérieusement ces deux êtres et que mon guide, un savant
doublé d'un poète, prétendait avoir devinée? La jeune femine a-t-elle été
«perfide comme l'onde», ou le jeune homme avait-il trop compté sur ses
avantages personnels et sur sa qualité de compatriote? Est-ce un galant rebuté
ou un amant congédié? Mon opinion tout à fait particulière est que ce jeune
homme s'attriste de n'avoir pas de nom, tandis que sa voisine sourit
perpétuellement, heureuse d'en avoir un si grand.
***
D'autres souvenirs sont restés, mais en quel piteux état! Il en est qui
se sont brisés en morceaux et mêlés d'une manière tout à fait incongrue. Ainsi,
certaines paroles que j'ai entendu prononcer par M. le comte de Mun dans son
discours de jeudi dernier à l'Académie française, sont allées se confondre dans
ma mémoire aux moulages des statues, des bas-reliefs, des arceaux mystiques
d'anciennes cathédrales françaises, que je venais d'admirer au musée du
Trocadéro.
Au contraire, plusieurs morceaux de la réponse de M. d'Haussonville se
sont enfoncés, par un caprice du hasard, dans un petit réservoir de vieilles
idées libérales et chrétiennes à la fois, que j'ai mises de côté pour en vivre
un jour, si ça devient rare... Plus moyen de les en retirer. Cette séance
académique s'est pourtant gravée dans mon esprit comme une des plus belles
choses que j'aie vues depuis long-temps.
Cette salle imposante, cet auditoire entassé, choisi et frémissant, ces
uniformes évocateurs des grandeurs passées, ces bancs où les noms les plus illustres
de la France avaient une place, ces deux gentilshommes à la figure noble, a
l'éloquence pleine de grâce et de fierté, parlant le front haut et la voix
vibrante, au nom de leurs convictions religieuses et politiques, sans s'écarter
un seul instant de la plus chevaleresque courtoisie envers les vivants et
envers les morts, voilà qui était superbe, et qui m'a remué jusqu'au fond de
l'âme.
***
Après ça, il me faut bien avouer que je garde une collection nombreuse de
souvenirs parisiens très vifs, très vifs, parfaitement rangés et classés, qui
ont des noms et des prénoms, appartenant à de bons amis de la veille et du
lendemain, à des hommes aussi aimables que célèbres, à des femmes aussi
charmantes que distinguées. C'est là une précieuse collection que j'emporterai
d'ici, avec reconnaissance et avec orgueil, au fond de mon coeur, encore assez
jeune malgré sa vieille enveloppe usée. Naturellement, ça n'est pas non plus,
d'ailleurs, à cacher, puisqu'il s'échappe de ces souvenirs un parfum qui leur
est commun à tous, justement le parfum qui me les rend si chers. Cela sent
mieux ancore que l'amabilité française et que l'esprit français. Cela sent une
bienveillance chaleurense qui, me venant d'ici, me touche profondément, d'abord
comme étranger, puis comme artiste.
Si j'entr'ouvrais un instant la galerie de portraits, d'images vivantes
que j'emporte, on y verrait des physionomies conuues de tout le monde à Paris,
et des physionomies qui mériteraient de l'être, bien des visages jeunes et
vieux où l'intelligence rayonne, bien des visages jeunes et vieux où rayonne la
bonté.
On en verrait aussi, chez qui une ravissante beauté pare le talent. On y
verrait des amis et des amies fidèles qui m'ont tendu les premiers la main au
seuil de Paris, des jeunes poètes qui arrivent maintenant au succès, des
romanciers a la moustache grisonnante dont les noms nous sont chers depuis
longtemps à tous, en deçà et au delà des Alpes, des savauts a cheveux blancs
qui aiment à s'entourer de jeunesse, des artistes et des écrivains qui ont mis
leur plume et leur activité personnelle au service des beaux-arts, des
journalistes dévonés à la cause des lettres et des critiques aussi fins que
gros.
Après ça, quelques inconnues aussi. Vous, madame, dont les yeux noirs, la
brune chevelure et la taille imposante m'ont rappelé Rome et la beauté antique;
et vous, mademoiselle, qui, en chantant au piano un vieil air breton, je crois,
plein de charme, m'avez fait souvenir de deux vers, peut-être plus vieux
eucore. Ce sont deux vers, si je ne me trompe, de Marie de France, si doux dans
leur orthographe ancienne que je ne puis m'empêcher de les placer ici, au bout
de mon français assez aigre, - pour la bonne bouche:
Les
mains sont beles, li lais bons,
La voix
douce et bas li tons.
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