Gabriele D'Annunzio: Opera omnia
Il sudore di sangue
Lettura del testo

Aveux de l’ingrat

«»

Link alle concordanze:  Normali In evidenza

I link alle concordanze si evidenziano comunque al passaggio

Aveux de l’ingrat

[xxv fevrier mcmxix]

I

TOUJOURS ET QUAND MÊME

Je veux parler, en bon français. Il est temps. Devant les interprétations fausses, les admonitions séniles, les injures doucereuses et tant de suffisance et d’ignorance qui manque tout à fait de candeur, mon dédain a peut-être trop hésité. A tout cela je peux bien opposer un sourire que j’ai justement appris dans le pays de Guynemer et que j’ai regardé de très près sur les lèvres froides des jeunes Français morts entre Brenta et Piave pour les deux patries et pour la cause unique. En toute modestie, je ne crois pas être un lettré divers que tour à tour on encense et on conspue. Je suis un combattant sans reproche, encore en armes. De l’encre, même la plus acide, ne peut pas rayer ce qui fut écrit avec le sang et pour toujours.

Mais on me dit que les vrais Latins de Francerares ou nombreux? – ont entendu mon cri de douleur, et quils sont en alarme et en trouble. Ils ont compris ma passion et reconnu mon courage, bien que les métis et les serfs affectent de s’en indigner. Les vrais Latins de France sont-ils tous aujourdhui avec moi, d’un seul cœur, comme dans ce soir de mai lointain, quand je partais tout seul de Paris menacé, vers l’Italie tombée aux mains des trafiqueurs et des traîtres, tout seul avec ma foi, pour jeter le grand appel et pour emporter la première victoire?

«Qui donc enverrai-je, ô annonciateur de choses saintes? Qui donc ira pour nous? – Je dis: Me voici. Envoyez-moi, Seigneur. Avec quel signe? pour quel pacte? – Je connais le signe, je sais le pacte. Jobéis à son commandement et jaccomplis le vœu de mon âme

Ces mots, je les avais écrits aux premiers jours d’août 1914, avec d’autres, les plus fervents quon ait jamais adressés à un peuple en danger, déjà soldat de votre cause, déjà prêt à tout donner quand les chevaux de l’envahisseur descendaient par la vallée de l’Oise vers Paris en profanant la plus sensible partie de la terre aimée, et que les douze gares de la ville pompaient la vaillance et la lâcheté en déchargeant hors de l’enceinte ceux qui allaient combattre et ceux qui allaient nocer.

Je n’étais pas alors l’Italien de l’Italie incertaine «corrompue et polluée par les mains des vieillards». Jétais un enfant de France, ayant gagné mon droit de cité par ma dévotion pure, portant votre plaie brûlante au milieu de ma poitrine anxieuse. Jaime à m’en souvenir. Jaime à évoquer ces heures solitaires la puissance de l’amour mêlait continuellement dans mon rêve les deux sangs fraternels.

Je suivais les grands chars qui traversaient la rue blême, dirigés vers le Nord, pleins de chair à sacrifice et de chant ivre, tous les hommes étaient assis dans le rouge de garance comme dans leur propre carnage, comme ce bataillon fauché à la hauteur des aines restant à terre dans la mare caillée et criant toujours. Jallais chaque nuit dans les gares sombres recevoir les blessés, adorer la splendeur du sang, respirer la force et la puissance du peuple, sentir le frisson héroïque diviniser la masse mal nourrie. Tous les siècles de la race se mêlaient dans les ondes de mon émotion incessante. Plus le danger était proche et plus belle et plus forte m’apparaissait la ville, chaque matin, semblable à cette ancienne tour, fondée sur la rive droite par Charles le Chauve, quand à miracle, dans la nuit qui suivit le premier assaut des Normands guidés par Sigefred, elle s’éleva de plusieurs coudées et se munit d’un autre ordre de meurtrières. Ainsi, dans chaque église jallais me mêler aux prières pour les combattants, je croyais voir apparaître l’image de la France mal armée et invincible, come Philippe le Bel entrant à cheval dans Notre Dame, avec cette armure légère, sans haubert ni cuissards, qu’il portait à Mons en Puelle victorieux contre la subite agression des Flamands.

Vêpres de Septembre, dans les trois nefs de Saint Séverin riches d’une ombre chaude et brune qui rappelait la patine composée par le temps et par la musique sur le bois sensible d’une viole d’amour! La tradition m’était certitude. Je sentais que vraiment en cette ombre Dante avait prié et médité, avait eu son lieu d’oraison que l’habitude de ses genoux savait reconnaître. s’était-il agenouillé? Sans doute, près de cette colonne médiane qui me semblait se tordre avec un mouvement impétueux pour lancer plus haut, vers le martyre de la France, les branches du Saint Palmier.

Les ai-je révérés, me courbant près d’eux sur l’ancien charnier, les ai-je aimés vos jeunes soldats, que leurs mères conduisaient par la main à travers le chant de l’offertoire! Je dis que toute ma race, avec mon dur ancêtre, accomplissait en moi cet acte de piété. «Christ Jésus qui êtes Dieu, ayez miséricorde de nos frères!» De toute cette chair misérable, lasse ou ignare, se formait une âme sublime. Et je sentais la mienne s’y dissoudre sans résistance. Et la profondeur même de l’ancien charnier, sous la dalle usée, devenait vivante à ma vision. Et Notre Dame de la Sainte Espérance, toute splendide entre deux vitraux dans un buisson ardent de vrilles les cierges se pliaient et se consumaient sans larmes, était bien celle même que Dante avait figurée selon la sentence de Pierre Lombard évêque de Paris.

La prière chantait: «Soyez leur force, leur courage et leur tranchée, SeigneurMais ma supplication, encore plus humble, répétait: «Me voici, envoyez-moi, Seigneur. Pour quel pacte

Je savais le pacte. C’est celui, signé avec le seing rouge, quon ne doit plus rompre, quon ne peut pas violer.

Oublierai-je ces heures de communion silencieuse, dans ce sanctuaire français les tiges de pierre haussent vers l’ogive les belles palmes dont j’ai recouvert en songe vos morts dans ma terre, les miens dans la vôtre? A la sortie, je voyais le long des murs se hérisser hors de l’affiche la parole d’un grand chef qui portait un nom à terminaison italienne: «Jusquau bout

«Jusquau boutC’était bien pour moi le commandement et le vœu. Plus tard, près de cet homme desséché par le feu clos du vouloir, je m’inclinais sur la carte son doigt traçait la future frontière latine contre la bestialité germaine, de la grande Marche rhénane au grand bastion des Hauts Taures et des Alpes Venostes. Et le lendemain, envoyé par lui, témoin du miracle, je pus voir sur les champs de la Marne la vierge aux palmes «dans le bond resplendir toute au soleil, blanche comme la poitrine du héron».

Ce mot «le miracle français», adopté par l’admiration du monde entier et par votre orgueil victorieux, je veux enfin le revendiquer. Je l’ai écrit le premier, en septembre 1914, revenant des lignes de bataille semblait avancer en saillies d’os et de chair la figure expressive de la destinée la plus mâle, entre les valeurs réapparues de votre sol et de votre ciel… «Tel est aujourdhui le miracle français. En chacun de vos soldats toute la France s’exprime avec tous ses héros vigilants. Leurs fraîches blessures ne sont-elles pas les cicatrices de la race les plus profondes, qui se rouvrent dans leur chair et resplendissent à nouveau comme des signes dévoilés

Si les paroles de ma ferveur on les oublie déjà, quimporte? Jen dirai d’autres, plus belles.

Ces heures de septembre, passées au milieu de vos soldats, sont dans ma mémoire les plus pleines de ma vie d’exil, dans cette royale terre soissonnaise, toute de sveltes futaies et de clochers robustes, d’eaux lentes et de grands souvenirs, l’âme de la vieille France semble plus pure quen aucune autre contrée. Devant certaine petite ville, entre l’ossature rompue de l’église abbatiale et une porte flanquée de tourelles pareilles à celle que sainte Barbe porte dans le creux de sa main, je tremblais d’émerveillement comme devant l’apparition soudaine d’une cité ombrienne au bord du gué de saint François. Jallais me battre pour elle comme pour mon propre berceau.

Avec le même frisson, un soir, au bord de la route encombrée de chars pleins de blessés pris à nouveau sous le feu de l’envahisseur, je reconnus la ville de Clovis qui n’était visible que par les pointes de ses flèches.

Laissez que jévoque aussi cette beauté déchirante et que je revive toute ma passion française.

C’étaient les flèches de Saint Jean des Vignes, les sommets sensibles de la ville cachée, sensibles comme les mains qui se tendent, comme les mains qui supplient sans se joindre ou avant de se joindre. Elles touchaient le ciel, mais le ciel est citadin, humanisé par l’haleine des maisons, des places, des rues. La force recueillie de la ville vivait en cet air palpitant la pierre sculptée semblait se convertir en quelque chose de spirituel et presque d’ailé. Même sous le tonnerre des obusiers, je pensais au chant de l’alouette gauloise. Je pensais à toutes vos cathédrales, à toutes les pierres de vos cathédrales, que le chant éthéré de l’alouette semble avoir conduites des fondements au faîte, plus haut, toujours plus haut. Ainsi, de ce talus, je sentais et je mesurais le rythme générateur de la ville profonde, avec un sentiment filial, avec un instinct de race, avec une divination non dissemblable de celle qui me représenta les esprits de Sienne quand pour la première fois je franchis le désespoir sublime de ses craies embrasées par l’occident.

D’autres chars de blessés survenaient, s’arrêtaient. Le chemin qui menait à l’hôpital, et l’hôpital même, était battu par l’ennemi, sans trêve. La chair sanglante était serrée, douleur contre douleur, chaleur contre chaleur. On n’entendait ni juron ni plainte. Tous, ils me paraissaient très beaux. La beauté neuve de la France était en chaque visage, créée de dedans en dehors, selon la loi des chefs-dœuvre. Le sourire d’une jeune figure bandée rappelait le printemps que le peuple vit éclore aux lèvres des statues dans les portails de ses cathédrales construites par le chant. Un mot héroïque faisait ondoyer en une gaieté prompte tous ces bandages tachés, avec je ne sais quelle fraîcheur au ras de la souffrance, comme une blanche et vermeille roseraie.

Quelqu’un dit: «Des carrières, ils bombardent la ville

Alors la ville fut comme toutes ces créatures. Je croyais entendre, derrière la colline, sa pulsation intrépide. Dans l’air fendu par le fer et par le feu, la pierre des deux flèches avait cette délicate couleur de cendre qui attendrit tout cœur français et le mien, parfois changeante comme la gorge du pigeon. Je croyais les voir, à chaque coup, vaciller. L’ennemi occupait avec ses canons les carrières mêmes d’ était sortie la substance des maisons, des églises et des remparts.

Pour moi qui voyais les deux bras de la foi intacts, comme pour les blessés qui ne voyaient que la triste rue barrée, la ville n’était pas seulement le siège vénérable de la première dynastie, la citadelle du Mérovingien baptisé par Rémi; mais elle était l’image idéale de toute ville édifiée par la nation franque, de toute ville agenouillée à l’ombre de la cathédrale construite par l’architecte et par le peuple comme le modèle de l’âme et du corps, comme l’emblème du Ciel et de la Terre, comme le symbole du Paradis et de l’Enfer.

Je prêtais l’oreille pour percevoir le son des cloches entre les pauses de l’atroce tonnerre. Jétais aux écoutes pour recueillir le son de votre gloire, l’éclat de toutes vos gloires. Je tendais mon esprit pour entendre la voix de vos siècles, la voix de vos magnificences et de vos malheurs.

L’Ange qui veille à l’angle du pilastre, vêtu d’une tunique nombreuse qui n’est pas un groupe de plis autour d’une forme mais un ordre de rayons autour d’une pensée, l’Ange qui porte l’heure solaire sur sa poitrine, l’Ange de vos cathédrales maternelles était monté au sommet du ciel, planait entre les deux pinacles. Et le moment inévitable était marqué par lui.

Un éblouissement soudain troubla mes yeux. C’était comme si l’espace avait pâli. Le souffle de la ville profonde s’arrêta. Un silence humain et surhumain se fit touautour, se fit en toutes choses, de même que la foule assemblée dans la place publique se tait pour entendre rouler la tête innocente dans le panier du bourreau.

L’une des deux flèches apparaissait tronquée. La ville ne levait au ciel qu’un bras et un moignon.

Du haut de la pente je criai vers les chars. Alors toutes ces blessures saignèrent pour cette pierre qui ne pouvait pas.

Etais-je donc un étranger dans votre pays, à cette heure-là? Pouvez-vous aujourdhui me considérer comme un étranger quand je crie contre vous mon angoisse, pour d’autres villes que souillent d’autres barbares?

Ensuite, d’une hauteur plus ardue, jatteignis à un amour, à une douleur et une splendeur encore plus admirables. Je vis une autre cathédrale, la plus solennelle, le portail des grands sacres, se parfaire dans la flamme. Je vis la flamme, divine artiste, conduire toutes les lignes de la pierre immobile à la perfection de la prière ailée. Les deux bras levés au ciel et disjoints, je vis la flamme les joindre. L’édifice était un désir arrêté dans l’acte de se surpasser, était une masse enracinée qui enviait le nuage errant. Et voici que la flamme héroïque en reprenait et en développait le rythme premier. Tout son effort d’ascension était développé par l’incendie. La cathédrale était entrouverte comme ce monument la mère veillait en larmes quand les messagers blancs lui dirent: «Femme, pourquoi pleurez-vousElle était flamboyante de résurrection, tonnante de votre résurrection. L’âme vraie de la France était , debout, comme le réapparu.

Je vous dirai peut-être, plus tard, quand jaurai fait en moi-même la paix et le silence, je vous dirai ce que j’ai vu, ce que j’ai compris, ce que j’ai interprété dans votre temple quon n’a pas pu ruiner mais que votre Dieu, par contre, a restitué dans la grâce pour le sacre prochain.

Et que pour défendre la Montagne de Reims, en juillet 1918, des Italiens aient fait le sacrifice entier d’eux-mêmes, en vue des saintes tours, c’est encore une beauté qui m’enivre.

Si vous avez oublié mon amour d’hier, que m’importe? Je saurai bien me faire aimer davantage, demain. «Il faut que chacun tue son amour pour qu’il revive sept fois plus ardentC’est la loi mystique d’un poème que j’ai travaillé dans la plus noble substance de votre racedans votre langueavec mes outils les plus attentifs et les plus aiguisés.

Ah, que n’ai-je fait pour mieux vous connaître, pour mieux vous aimer? Hier, comme aujourdhui, c’est mon audace qui a servi mon amour.

Mais vous, quavez-vous fait pour connaître la terre je suis né, les empreintes dont je porte la puissance, le peuple que j’ai entraîné à son heure?

Cette heure était mienne, était bien à moi. Je peux le dire. «L’ai-je annoncée avec les bûchers et avec les hymnes? l’ai-je appelée dans la vigile et dans l’attente? l’ai-je hâtée par la rancune et par la passionVous le saviez, certes, quand je partais pour aller brûler le cœur de l’Italie hésitante «avec des mots pour brandons».

Je ne me mettais pas seulement contre le barbare dans sa balance. Jy mettais toutes les horreurs de la guerre contre des siècles et des siècles de beauté. Le soir du départ, une femme française, tremblante d’émotion, me dit: «Quallez-vous faire? Pensez à Louvain, à Ypres, à Reims, à Senlis…» Mais, avant de souffrir pour mes plaines, pour mes berges, pour mes côteaux, pour mes bois, pour mes villages, pour mes villes, sous la menace de la destruction, n’avais-je pas souffert pour les vôtres? Mon cœur latin pouvait-il avoir deux mesures et deux poids? Par vous, par votre héroïsme, par votre «quand même», japprenais qu’il y avait plus de valeur idéale dans un casque d’acier lisse que dans le morion ciselé par Cellini, en deux brasses de drap gris que dans la chape de Pie II, dans une mitrailleuse précise que dans la couleuvrine d’Alphonse d’Este travaillée comme le pommeau d’un poignard.

Pour accomplir l’œuvre que le destin nous commandait nous avions besoin d’un pouvoir plus haut que celui qui se manifeste sur les murs de la chapelle padouane et dans l’attitude du condottiere bergamasque.

Cette œuvre, nous l’avons accomplie au delà de toute attente. Si la beauté fut sacrifiée, elle sera également vengée. Une plus impérieuse ardeur nous délivrera de ce que nous avions trop chéri. Nous ne savions pas, en entrant dans la lutte, à quel point parviendrait notre vertu de sacrifice. Or le prix du sacrifice se mesure toujours à la force que l’homme en reçoit.

Il faut que cette force vraie et neuve nous soit reconnue entière. Il faut que la France nous aide à empêcher quon n’essaye misérablement de l’amoindrir et de l’humilier.

Avant d’exposer nos griefs (et je suis sûr que la grandeur française me tiendra compte d’un courage qui s’exprime encore une fois en un acte pur, au mépris de tout accommodement), je veux répéter le cri fidèle que naguère par ma bouche tous les combattants de l’Italie victorieuse jetaient à la suite de leur Roi. Jy souffle tout mon amour d’hier, moindre que celui de demain.

Vive la France toujours et quand même, de loin comme de près!

15 février 1919.

II

LA MESURE UNIQUE

On peut bien penser que M. Wilsonauquel, entre autres choses que nous devons lui céder, notre cher Joachim du Bellay cède dès aujourdhui devant la paix et l’aide de tous les siècles cette appellation charmante: «pasteur d’éternelle mémoire» – on peut penser sans irrévérence que M. Woodrow Wilson ait apporté d’outremer un peu de cette poudre d’alchimie dont se servait un homme issu de ma vieille souche d’Abruzze, digne de pardon toutefois comme signataire du traité qui donna l’Alsace à la France. «Mazarin se faisait un mérite de ce qu’il avait fait évanouir avec un peu de poudre d’alchimie cette nuée de prétentions», nous dit le cardinal de Retz.

Or les prétentions actuelles ne sont que les droits des vainqueurs, les droits des morts et des invalides, les droits de la souffrance et de l’endurance, de la passion et de l’espoir, de la sueur et du sang: peu de chose, moins qu’une nuée inopportune, évidemment.

Nous assistons, mes frères, à la plus inattendue transmutation de nos valeurs certaines. Pendant la guerre, nous avions au poing nos armes et notre volonté de victoire, non moins précise que celles-là, non moins droite et infalsifiable. Nous savions pour quelle cause nous luttions, vers quel but nous marchions. L’obéissance ne nous aveuglait pas, ne nous abêtissait pas, comme les autres. Notre courage n’était qu’une sagacité impétueuse; notre discipline n’était qu’un élan ordonné; car les armées latines sont une force unanime aux yeux clairs et aux mouvements légers, que la déesse «née unique» pouvait regarder avec joie combattre sur les rives de l’Aisne, dans les plaines de la Champagne, entre l’Argonne et la Meuse, entre le Stelvio et le Grappa, entre le Timave et le Piave, comme à Platée et au lac Régille. Nous tous, les combattants, nous savions pour quelle pierre nous versions le sang, pour quelle motte nous offrions la vie. Et si, par exemple, je dis que j’ai donné la prunelle de mon œil droit pour tel marbre de Traü la Dorée, je suis sûr que personne pour cela ne se moque du poète borgne, parmi vos «poilus» qui portent dans l’âme la grâce acerbe de Villon.

Après la bataille de la Marne, après le tonnerre de l’Ourcq, jécrivais: «Ainsi, aujourdhui même, la douce France prend le corps horizontal de l’homme comme unique mesure pour mesurer sa plus vaste destinée

Après les grandes journées de la Champagne, de la Somme, de l’Argonne, de l’Artois, jécrivais: «Elle prend la taille gisante du héros comme terme unique pour mesurer le sort de la génération inconçue

Il y a des images plus justes que des sentences.

Quand le vieux Clemenceau, laissant sa vieillesse au fond de ses ans inquiets, se dressa tout à coup dans la lutte, avec cette tête sculptée dans l’os sans rides sur une mâchoire armée pour mordre à l’obstacle et pour tenir l’événement, de loin nous n’apercevions que sa figure forte détachée du corps débile et haussée par une volonté surhumaine, comme le chef de saint Denis rayonnant de sang gaulois. Et, si nous voulions le rattacher au sol comme tout autre soldat, notre imagination ne pouvait donner à ce sauveur qu’une stature dépassant le parapet des tranchées les plus creuses.

C’est pour cela que, dans mes âpres songes, je m’attends enfin de sa fureur un acte silencieux. Je le vois entrer tout à coup dans la salle d’ouate tiède, avec une lourde charge, et, sur ce tapis vert l’hypocrisie et la vanité continuent de sourire avec une lenteur bien fardèe de céruse wilsonienne, jeter la «mesure unique» en disant: «Messieurs, n’ayez pas peur. Restez assis, je vous en prie. Il est bien mort. Il ne va pas se remettre debout. Causons

Je regrette qu’il n’y ait pas aujourdhui un Italien capable d’en faire autant à son tour, sinon moi.

Entre toutes les nations en armes, deux seules ont combattu pour la vie et pour la mort, désespérément: la France et l’Italie. S’il faut établir une subordination des sacrifices, leurs sacrifices dépassent tous les autres. Leurs blessures sont encore béantes, leurs souffrances sont encore inapaisées. Mais, si le grand effort de l’une est entièrement reconnu et indiscutable, pourquoi jusquà hier on a cherché, par des omissions et des altérations volontaires, à diminuer la valeur de l’autre?

Aux jours sombres notre force fut crucifiée par la trahison, après onze victoires, déjà les mensonges devançaient la déroute. Ainsi l’on put faire croire au monde que l’idée de la résistance sur le Piave n’était point du tout italienne et que des troupes britanniques et françaises avaient largement participé à la rescousse. Hier même, un homme d’Etat américain, le ministre de la Marine, M. Daniels, tout en faisant l’éloge de nos vertus, a eu la bonne grâce d’ajouter à la charitable inexactitude une gentille fleur fraternelle: le mérite d’un «petit groupe de soldats des Etats-Unis» accourus à temps pour rendre plus solide la ligne.

A l’occasion de la visite du Roi, javais écrit ici, après avoir remémoré nos onze victoires: «Et la douzième fut l’Obscure. Mais elle aussi était toute nôtre. Maintenant vous me comprenez, vous me croyez, si je vous le dis, héros de la Marne. Je vous dis quelle était à nous, quelle était toute nôtre…» Je croyais que la vérité était enfin connue. Je me trompais.

Voici les faits. Le plan de la résistance sur le Piave fut conçu, prédisposé, effectué par le général Cadorna, avant de quitter le commandement. Le chef françaiscelui même qui devait être le vainqueur irrésistible sur la Somme et sur la Marneestimait insoutenable la situation sur le Piave et conseillait un nouveau repliement sur la ligne du Mincio et du , qui, pouvant être réduite par l’inondation des grandes vallées véronaises, offrait en outre les avantages d’un front à tenaille. Au congrès de Rapallo (6 novembre) il fut bien établi que les Français n’auraient pas outrepassé le Rhin et quils auraient surtout pourvu à la défense du secteur entre le Stelvio et le Garda. Les Anglais, descendus à Pieve, se déplaçaient vers Mantoue.

Mais dès le 25 octobre le général Cadorna, de son quartier d’Udine, avait décidé la retraite au Piave. Du 3 au 6 novembre toutes les troupes disponibles furent rangées sur la rive droite, tandis que la première et la quatrième armée rejoignaient les nouvelles positions sur le Grappa et sur le plateau d’Asiago.

Le 7 novembre, de Trévise, le général Cadorna adressa aux combattants cet ordre du jour: «Notre décision est inflexible. Sur les nouvelles lignes rejointes on défend l’honneur et l’existence de l’Italie. Que tout chef et tout soldat écoute le cri et le commandement qui monte de la douleur du peuple entier. Il faut que chacun garde en mourant le poste il est placé

Extrême était le péril. L’ennemi, pendant que sa pression sur le fleuve augmentait d’heure en heure, frappait ses grands coups de bélier contre les monts, cherchant à renouveler l’enveloppement qui lui avait réussi dans le Frioul. Nos troupes étaient fatiguées et affamées, sans canons, sans mitrailleuses, sans retranchements d’aucune sorte. Des divisions exsangues en tombant substituaient aux chevaux de frise leurs tas de cadavres. Les vétérans du Karst et les enfants de la classe 1919 n’avaient pour défense que l’eau tortueuse et la grève molle. Ils mouraient pour une divinité fuyante.

Quelqu’un alors dit: «Mourir ne suffit pas. Si mourir c’est déserter la lutte, on ne peut pas mourir. Il faut se relever. La Patrie enfante ses fils tout armés, les soulève et les pousse. Pour chaque mort elle donne un vivant; pour un qui tombe, un qui s’élance. Aucune place ne peut rester vide. Partout il y a assez de terrain pour un homme, un homme doit être debout ou à genoux, accroupi ou couché, mais toujours un fusil à la main, toujours au service d’une arme. Si l’arme vient à manquer, toute autre chose est bonne. Dans le Karst nous avons déraciné et fait rouler les roches. Sur le Cengio, une nuit, les coups de poing et les coups de pied, les dents et les ongles ont servi encore. Et ici les pierres ne se soulèveront-elles pas d’elles-mêmes? Deux bras désarmés ne suffiront-ils pas à saisir et à broyer l’ennemi? Je vous répète que verser son sang ne suffit pas, que s’offrir ne suffit pas, ni mourir. Il faut vivre et combattre, vivre et résister, vivre et vaincre. Multipliez-vous. Un combattant doit compter pour dix, dix doivent compter pour mille. La guerre latine a aboli les limites de la gloire. La guerre latine doit abolir les limites de la personne et les conditions du nombre

Cela, cela fut fait. Il faut que cette vérité enfin rayonne et se perpétue.

Sur le Piave, sur le Grappa, sur le plateau des Sept Communes, nous étions seuls. Le 13 novembre la ligne du fleuve était soudée, de Monfenera à la mer. Le 19 l’équilibre était rétabli entre Monfenera et le Tomba. Sur le plateau la lutte, prolongée pendant tout le mois, se fit plus âpre, du 4 au 7 décembre. Jusquau 21 le Grappa fut vraiment l’autel sublime de l’expiation. Le courage y égalait en splendeur le feu. Tous les coups de l’ennemi se brisèrent contre une résistance toujours plus splendide. Des monts aux lagunes, le grand arc ne fut tendu que par notre nerf. C’est une gloire que personne ne peut et ne doit contester.

L’effort ennemi allait se relâcher, quand les Alliés se déplacèrent vers l’Est: les Français au sud de Bassano, les Anglais entre Citadella et Padoue. Du 2 au 4 décembre les Anglais entrèrent en ligne, pour remplacer les restes de notre premier Corps d’Armée dans la zone du Montello désormais apaisée. Le 5 les Français relevèrent la dixhuitième division italienne dans le secteur Monfenera-Rivasecca, déjà calme.

Le 332 régiment américain d’infanterie ne débarqua en Italie quen juillet 1918: huit mois après.

Mais, puisque j’ai dans la main la précision des dates et des chiffres et qu’il y a une autre légende en formation contre la réalité de notre effort, je me décide à rapprocher de ma récente synthèse lyrique ce sec fragment du bulletin officiel, supprimé ou altéré candidement par plusieurs agences étrangères: «La gigantesque bataille engagée le 24 octobre, à laquelle participèrent 51 divisions italiennes, 3 britanniques, 2 françaises, 1 tchéco-slovaque et 1 régiment américain contre 73 divisions austro-hongroises, vient de se terminer

Elle se terminait en effet par la destruction de l’adversaire; par l’écroulement d’un empire, par la délivrance de quelques peuples qui, s’ils sont dignes de survivre, ne peuvent retrouver leurs origines et se regénérer dans la vigueur de leur race quà la lumière de notre victoire.

Cette victoire nous coûte un million de morts et d’invalides, un autre million de blessés et d’infirmes: deux millions d’Italiens purs, sans mélanges ni couleurs; en outre, la ruine de toute une vaste province qui était la pure fleur de l’Italie, la plus sincère figure terrestre de l’âme italienne, le sol le plus profondément sillonné par notre charrue et par notre histoire. Et au poids du sang il faut ajouter le poids de la peine.

Depuis le commencement de la guerre le peuple italien a supporté et supporte, sans plainte, des privations qui lui méritent la palme de la souffrance et de l’endurance. Il a jeté dans la fournaise les trois quarts de sa richesse totale. Il a pu vivre et combattre sur la terre et sur la mer, ne consommant qu’un tiers du charbon nécessaire à ses besoins. Pour ses industries, pour ses navires, pour ses locomotives, il a pu brûler une quantité de charbon égale à celle dont vous vous serviez, en même temps, pour réchauffer vos maisons.

De quelle manière? En supprimant toutes les activités non utiles à la guerre, toutes les commodités de la vie quotidienne, et les nécessités aussi. Une longue discipline silencieuse, une abnégation obscure, une vertu inépuisable dans l’épuisement de tout.

Et, après avoir porté le joug de la guerre, nous portons aujourdhui le joug de la paix, non moins rigide. Nous vivons comme si la lutte n’était pas interrompue; nous continuons à endurer les tourments des années les plus cruelles. Et, bien que nous n’ayons pas à cacher cette pauvreté glorieuse, digne d’être connue et célébrée, toutefois le chant ombrien du Séraphique pourrait-il suffire à consoler tant de misères sur les voies du triomphe?

Pour d’autres aujourdhui le temps c’est de l’argent; pour nous, plus que pour les vaincus, ce n’est que la lourde peine et l’anxieuse attente. Jusquà quand?

Il est bien dommage que la balle du bochisant et bolchisant jeune homme ait affaibli la rude épaule capable de porter et de secouer la «mesure unique» au milieu de ces temporisateurs balkanisés.

18 février 1919.

III

LA TRAGÉDIE DES MÉPRISES

Il n’y a plus de vainqueurs, il n’y a plus de vaincus. Il n’y a que «l’impraticable paix de l’abbé de Saint Pierre», comme dirait l’hôte brouillé de Potsdam, point surpris de retrouver les «rêves d’un honnête homme» reflétés dans un très poli binocle presbytérien au ressort puissant.

Javais entendu parler, à Paris, quand le bourdonnement d’un avion hostile faisait tourner vers le ciel le rire des gamins et des filles charmé comme par le vol d’une abeille inoffensive, de sorte que la rue en paraissait rafraîchie, javais entendu parler du mystérieux enterrement d’une très illustre Victoire, ainsi protégée contre les destructeurs célèbres qui ne lui ressemblaient pas. Et javais songé plus d’une fois à cette froide vierge de pierre ensevelie dans cette tranchée secrète avec ses rêves grecs et les fragments de ses hymnes. «Les dieux sont avec les victorieux. Nous voulons les repaître avec votre chair broyée. L’épée à deux tranchants fait l’extrême lumière sur les yeux du vaincu. A terre! Les dieux ne vous écoutent point. Votre cité, avec l’or la pourpre les vases les beaux lits et les femmes, est promise à notre faim…»

Mais enfin on a déterré la statue, pour la replacer sur son piédestal; et dans la fosse, restée vide par les soins des archéologues, le zèle des idéologues a descendu une autre Victoire, la vraie, toute vivante et sanglante et fumante. On prétend que les deux genres de fossoyeurs, à leur rencontre fortuite, se souriaient non sans malice.

Il n’y a donc plus de vainqueurs et il n’y a plus de vaincus. Mais à Weimar, dans l’Athènes allemande Charles Auguste fut souverain indulgent et Wolfgang Gœthe ministre harmonieux, dans la calme ville thuringienne Schiller composait les évangiles dramatiques du Tiers Etat et Herder méditait sur le sort de l’homme considéré divin même dans les rites et dans les chants des sauvages, à Weimar un certain Traub, membre du parti populaire, remet à neuf l’éloge de «l’épée à deux tranchants» qui seule est apte à couper les nœuds difficiles! Et cette grosse assemblée d’imposteurs, réduits par la faim à je ne sais quelle finesse vulpine qui s’aiguise dans les ruses les plus diverses pour échapper au talion, ne peut pas dissimuler sa complaisance.

De son côté, Hindenburgtoujours aveuglément obéi par les soldats et innombrablement cloué dans la vénération du peuple – se lève pour défendre la gloire finale de Ludendorff et pour remémorer ses anciens prodiges accomplis sur ce front oriental il peut retourner quand il veut, en chef inviolable. Et le collège des sophistes universitaires, qui des Annales romaines et de l’histoire universelle avait fait une base teutonne, s’exerce aux arguments les plus acides pour corroder la stratégie de Foch. L’immense catastrophe survenue, de juin à novembre, entre le Piave et la Meuse, n’a pas pour eux plus de consistance qu’un récit de Tite Live.

Et l’on proteste contre l’usurpation des colonies; et l’on conteste l’obligation d’abandonner l’Alsace déjà cédée; et l’on épie les moindres fêlures, les moindres fissures dans le bloc latin; et l’on exalte le Docteur ès Etoiles – s’il est permis de ressusciter ce nom gracieux que nos anciens donnaient aux astrologuescomme s’il était non seulement l’ami mais le sauveur certain de l’Allemagne contre la France vengeresse. Vous verrezassurent les malinsvous verrez: avec le vieux cuir de Clemenceau il va se faire des mocassins dans le style d’Atala.

Faut-il rire? faut-il railler? faut-il rager? Quest-ce qu’il sied à notre déconvenue? De graves politiciens me répètent l’admonition d’un esprit vieillot: «Il faut tout prendre au sérieux, rien au tragiqueEn hommage au juste milieu, et en vue de ménager le peuple qui par le groin du général Hoffmann bafoua les vaincus de Brest-Litowsk, prenons donc les choses au tragicomique.

On mande de Weimar que, le jour même de la paix sans victoire et sans défaite, l’Athènes de la Thuringe s’ornera du nom commémoratif de Wilsonopolis. L’initiale reste.

Un ancien disait que, s’il lui advenait de voir le larron ou l’assassin impuni se prosterner devant le même autel fréquenté par l’homme de bien, il avait envie de se retourner et d’aller révérer sous le ciel juste un tas de fumier.

Nous sommes plus délicats. Nous voulons dédier à l’autel de la cité athénienne et atlantique, et à son héros éponyme, le souvenir d’un rite grec.

Dans les fêtes que les Crétois célébraient en l’honneur d’Europe, appelées Helloties en leur langage, on portait une couronne de myrte, de vingt coudées de circonférence. En l’honneur de la Mittel-Europe, le jour de la paix candide, nous autres Latins, nous porterons une couronne de quatre-vingts coudées, par allusion discrète aux quatre-vingts millions d’Allemands reconstitués restaurés et fortifiés.

L’histoire nouvelle du monde enregistrera l’offrande sous le nom académique de «présent déceptif», emprunté s’il vous plaît à une tirade de votre grand Corneille dans la tragédie de Médée.

Mais de notre côté les méprises ne sont pas moins plaisantes. Elles dépassent même en verve bouffonne les inventions les plus extraordinaires de la comédie masquée. Un Français d’esprit clair et de parole franche a bien dit que c’est «un cas sans précédents».

Le voilà. Nous croyions avoir défait et détruit l’Autriche avec nos armes; et trois mois d’armistice nous ont transmués en vaincus de l’Autriche implacable. Ce plénipotentiaire disert, zélateur de la persécution habsbourgeoise la plus féroce contre les Italiens des villes marines, frelateur de vins dalmates et amuseur de clients naïfs, celui que justement je me suis plu à marquer avec le mieux gravé de mes fers, pousse son goût de l’escamotage jusquà s’attribuer la devise d’un beau prince de notre Renaissance: Victorem vinco.

Pourquoi avons-nous fait la guerre? pourquoi avons-nous épuisé nos veines et nos biens en trois ans et demi de lutte sans trêve? Jaime, pour ce qui concerne l’Adriatique, à le rappeler par quelques mots prononcés à Gênes, le 6 mai 1915, dans les jardins du palais d’Andrea Doria, en recevant du peuple le bas relief du Lion de Trieste en pierre d’Istrie, jadis muré sous la corniche d’une maison patricienne, avec le vœu qu’il fût rendu prochainement à la ville délivrée. «Le Lion de Saint Marc, rapporté dans l’Adriatique par un navire génois, signifiera pour les Italiens: – Cette mer profonde, la crête de chaque flot est une fleur de notre gloire, s’appelle de nouveau et à jamais, dans les langages de toutes les nations, le Golfe de Venise. –»

Or ce plénipotentiaire croate, en un document qui assemble la morgue viennoise l’effronterie slave et la voracité balkanique, demandecomme vous savez – non seulement l’entière Dalmatie italienne mais Fiume, Trieste, toute la grappe de l’Istrie, tout ce que nos anciens appelaient la Patrie du Frioul, avec Gorizia, Cividale, Udine. Et l’on sent qu’il hésite à demander Venise avec la Vénétie, bien que pour lui le vrai territoire du nouvel empire s’étende de l’Adige au Vardar. En effet, deux illustres professeurs croates, un certain Ruzic et un certain Gerlien, n’ont-ils pas lumineusement démontré que la cité anadyomène est d’origine slave, ainsi que les villes de terre ferme, dont la Sérénissime à tort se couronnait?

A cette ripaille léonine il faut ajouter la Styrie allemande, la Macédoine bulgare et le Banat roumain. Le vainqueur n’est pas seulement vaincu mais fichu. Victorem vinco ac futuo. La devise en devient ainsi plus élégante pour le robin d’Agram.

Mais nos bons traîtres, ceux mêmes qui s’évertuent aujourdhui à recoudre avec les quatorze points leur plaie honteuse, parlaient au moins d’offres conciliantes pour nous détourner de la guerre aléatoire; ils promettaient au moins, de la part du Habsbourg décrépite, une plus ou moins large aumône si l’Italie avait consenti à allonger, par dessus sa très amère Adriatique, «la main creuse du mendiant».

Pas d’aumône au vainqueur. «C’est de l’exagération bien italienne» ricanent les épulons de la Save. «Nous sommes disposés à nous arrêter au Natisone, et à vous accorder une partie du Frioul

«Las! Merencoliecomme disait le fils charmant de Valentine la Milanaise. Je n’ai plus envie de railler. Le cœur bondit. Je me rappelle qu’un jour de bataille, après la rescousse du Piave, en parlant aux recrues de la classe 1919, brûlé par l’ardeur de leurs yeux, je dis: «Il y a parmi vousje le saisquelqu’un, peut-être le plus jeune, à qui certes il suffit de se rappeler la couleur des eaux du Natisone sous l’arche du pont, pour être impatient de combattre et de mourir

Il me suffit, à moi, d’entrer dans l’église de Cividale et d’entendre le rythme de Pietro Lombardo pour que toute ma race tressaille dans mes os bien nés.

C’est la bonne race, la race des constructeurs, celle qui sait reconnaître ses destins et ses espoirs dans les figures terrestres façonnées par son dieu et dans les monuments dressés par sa noblesse sur les rivages perdus et reconquis. d’autres ont mené quelques troupeaux de porcs, elle a fondé des villes si sereines et si belles, que les marins se croient trompés chaque fois par Morgane en y entrevoyant les lignes et les rêves de la Dogaresse qui baigne, là-bas, dans ses lagunes les bords de son brocart.

Assez de grognements et de souillures. Les Italiens de l’autre rive savent que notre victoire a le visage de l’indomptable amour. On pense à ces robustes héros ailés qui veillent aux portes micloses, avec des flambeaux au poing en guise de javelot, dans la chapelle ursine de Traü. On se les représente comme les génies des belles villes fidèles, vigilants et expectants aux portes romaines surmontées par le Lion. Ils brandissent la torche qui ne s’éteint ni ne se renverse, l’arme ardente et transmise de la vie. Jactata viget.

Faut-il produire encore une fois nos titres à la considération des Alliés, qui paraissait si attentive pendant la semaine tragique d’août 1914 et les premiers mois de l’année suivante, quand on ne nous demandait qu’une neutralité bénévole d’abord et, ensuite, une coopération modeste au fameux «rouleau» tzarien?

Nous avons levé pour l’Entente plus de cinq millions de soldats. Nous avons lutté d’année en année avec un dévouement qui s’élargissait à mesure quon nous réduisait les aides promises. Nous n’avons pas fait la guerre seulement à l’Autriche, ayant pris sur nous seuls la très dure tâche que nous avait abandonnée la trahison russe. Nous avons fait la guerre aussi à l’Allemagne, à la Turquie, à la Bulgarie. En même temps que sur nos frontières, nous avons lutté sur tous les champs; en France, en Albanie, en Macédoine, en Palestine, en Sibérie. Au lieu de venir à bout de l’Empire austro-hongrois défensivement, nous l’avons assailli et détruit en bataille rangée, hâtant par notre victoire la reddition de l’autre adversaire et le plein triomphe de nos Alliés.

Or, de quel côté étaient-ils les Croates et les Slovènes? de quel côté avait sa gamelle cette double goinfrerie du Sud?

Quils nous aient soutenus contre le Habsbourg par révoltes et mutineries, quils aient donné à nos armées une «aide révolutionnaire», c’est une assertion démentie par leurs chefs mêmes, Conrad et Boroevic, avec une netteté insolite. Nos morts nos mutilés nos blessés les eurent contre eux, jusquau dernier sursaut de la lutte, avec une telle fureur que le 102 régimentdans la bataille d’octobrecontinua à tirer pendant la poursuite, malgré l’ordre contraire des officier tchèques.

On peut aller jusquà admettre la bestialité des Tudesques et des Magyars qui, dans l’immense conflit, défendaient par instinct leur patrimoine national, bien que mal acquis. Mais les Croates et les Slovènes, en défendant l’Autriche avec tant d’âpreté, étaient hors de toutes les lois humaines et divines, parce que le triomphe de l’Autriche n’aurait pas seulement amené la défaite de l’Entente mais aurait perpétué leur propre esclavage. Ils traînaient dans le sang et dans la boue leurs chaînes séculaires, en combattant pour des maîtres qui voulaient river et appesantir ces chaînes à jamais. Fut-il au monde un contraste plus inhumain?

Et nos gens de la Vénétie les connurent féroces et avides entre tous, dans les dévastations et les pillages. Pendant un demi siècle, nos frères de la côte latine les connurent oppresseurs et persécuteurs inexorables, au service du régime impérial. Parmi leurs représentants, n’y a-t-il pas une créature de Charles premier, un homme douteux qui fut ministre pendant la guerre et qui pour cela peut s’asseoir à la table du Congrès et continuer sa besogne de haine et de mensonge réglée par le cérémonial républicain?

Ainsi nous avons d’un côté cet Habsbourgeois ciré comme la corde d’un pendu dalmate ou istrien, de l’autre côté le purificateur de l’Hellade prussienne, l’Ulysside au pince-nez, qui – satisfait de l’Albanie méridionale, du Dodécanèse, de Smirne et du vilayet d’Aïdinincline à nous laisser pour le moment la Grande Grèce, y compris les fèves pythagoriciennes.

Mais, en vérité, mes frères, il ne peut y avoir de grec, dans cette paix des paix, que les calendes. «Es calendes grecques, respondit Panurge, lorsque tout le monde sera content

21 février 1919.

IV

LA LETTRE AUX DALMATES

Je vais traiter le feu sans ustensiles prudents, avec mes mains sincères qui ne craignent pas la brûlure. «Si tu oses mettre ta main dans le feu, tu auras ce feu pour te couronner» disais-je hier au plus jeune et au plus inquiet des confesseurs dalmates.

La lettre incriminée est, comme toute missive, une communication à part entre celui qui l’a écrite et ceux qui l’ont reçue. Elle est une lettre close, une lettre du grand sceau, si je peux en appeler à l’ancien régime, scellée en présence du Patriarche de Venise, Primat de la Dalmatie. Elle fut adressée aux légats douloureux de Spalato et de Traü, après une cérémonie religieuse, après un acte de dévotion pur accompli devant l’autel de Saint George, dans l’oratoire de la nation dalmate rouvert après des années d’abandon.

C’était un de ces matins sombres et humides je ne sais quelle sueur d’angoisse semble dissoudre les caillots pétrifiés dans les plaies de la ville patiente. La lagune agitée dépassait les rives, inondait le silence. La piété du peuple disait que l’Adriatique aussi avait voulu assister à l’office divin pour rendre son témoignage et pour faire sa prière. L’anxiété de la mer palpitait au seuil de la chapelle dépouillée. Entre l’autel et la porte le martyre de la Dalmatie grandissait comme seules les puissances invisibles grandissent, sans limites, même dans un lieu étroit.

Jétais seul, à la première heure. Il n’y avait, derrière moi, qu’un autre mutilé dans son manteau de bure. Et, tous les deux, nous ne voyions pas sur l’autel les chandeliers ni les palmes ni le missel ni le ciboire ni les autres vases sacrés; mais les casques et les chaussures des morts, les mêmes que nous avions vus autrefois, amoncelés sur les autels des églises atteintes par la bataille: ces dépouilles de la tête et des pieds qui avaient servi aux vivants pour aller plus loin et pour mourir à leur tour. Ainsi que cette table restituée au culte, toutes les tables latines de la Dalmatie supportaient la même charge: le poids du sacrifice sanglant. Et il nous souvenait d’avoir vu, sur un autel dévasté du Karst, la Sixième Station, seule entre les images de la Tragédie abattues ou détruites. Nous la revoyions , seule, entre les quatre murs dénudés. Mais elle s’animait, elle se transfigurait. C’était la croix inique portée par la constance d’un peuple pendant des années lourdes comme des siècles. Et ce peuple aussi était vêtu de la tunique rouge. Et pour nous le Primat ne resplendissait que de cette pourpre souffrante quand il entra.

Vous ignorez l’histoire de la longue torture. Ma passion et ma fièvre vous étonnent ou vous choquent. Vous ne comprenez pas ce qu’il y a de tragique dans ce cri du frère qui attend la délivrance: «A présent ou jamais plus

Ceux qui en Lorraine, ceux qui en Alsace vous attendaient depuis cinquante ans, vous ont vu enfin arriver. Ils ont enguirlandé vos armes, ils ont laissé pleurer leur joie sur les mains dures de vos soldats. Et, si par malheur vous vous laissez arrêter aux deux provinces et vous renoncez à reconstituer une plus large France rhénane, vous êtes au moins sûrs qu’il n’y aura pas de martyrs français au delà, ni de victimes qui par leurs appels vous forcent à choisir entre une résignation sourde et un conflit nouveau. De Trèves, de Landau, de Spire entendez-vous crier vers la Patrie le désespoir d’un héroïsme qui craint d’avoir été inutile? Mais de Fiume, de Spalato, de Traü, mais de toutes les villes italiennes du quatrième rivage ce cri monte, dans la nuit adriatique, plus atroce que la clameur des innocents sur le pont du navire coulé à pic par la torpille allemande. Ces frères seraient perdus, si nous ne pouvions pas les sauver. Désormais vous n’ignorez pas les violences bestiales commises à Spalato, l’autre jour, contre les Italiens, et contre les choses italiennes, sous les yeux des amiraux bénins.

Maurice Barrès a raconté l’histoire du héros Pierre Gouvy, le maître de forges. «Si la fatalité me fait Prussienavait-il dit, «je suis un homme mortQuand il eut la certitude que la Sarre était sacrifiée, il se fit sauter la cervelle, après avoir signé sa lettre d’adieux: Gouvy mort Français.

Si nous ne voulions pas les sauver, nos frères seraient tous, comme Gouvy, des hommes morts. Ils resteraient sous la griffe des tortureurs et des destructeurs bien plus cruels que ceux d’hier.

Jugez. Il y a quelques semaines, dans la noble Almissa, le vaincu, notre ennemi vaincu, le Croate odieux – le même qui à Milan coupait en hâte les mains lourdes de bagues aux poignets des femmes hurlantes –, ayant grimpé par le bossage de la muraille vénitienne jusquau Lion ailé, tel un singe en colère, brisa le marbre glorieux avec un pic à casser les cailloux.

Jugez. Il y a quelques semaines, à Cattaro, un hôte loyal fut pris dans un piège grossier, frappé, garrotté, jeté dans une barque et mené vers Castelnuovo pour être débarqué en un lieu solitaire et fusillé dans l’échine «comme Italien», en vue du château dogal et des portes de terre ferme encore ennoblis par le signe du Lion.

Jugez. Il y a quelque jours, à Signo, dans l’acquiescement de la garnison serbe, un troupeau de misérables, après avoir profané le sanctuaire de la Vierge miraculeuse, ayant pénétré dans l’enceinte, descella et brisa toutes les pierres tombales qui portaient des inscriptions italiennes, brûla le registre mortuaire des indigènes italiens, effaça la mémoire des morts, s’apprêtant ainsi à arracher du sol nos racines les plus profondes.

Je cite ces trois témoignages, parmi les innombrables que je connais. Ils résument les moyens de cette volonté destructive contre les monuments et les documents de la race noble, contre les traditions et les croyances, contre les vivants et contre les morts.

Ce qui dans le pays rhénan n’est pas français, est barbare. Ce qui dans le pays dalmate n’est pas italien, est barbare.

Il n’y a pas d’issue. Si nous renions nos frères, si nous les abandonnons, ils sont condamnés à servir et à périr. Ils sont livrés aux brutes, sans appel. Ils reçoivent une mort ignominieuse pour couronne de leur long martyre. Je leur ai dit: «Le renieur qui vous condamne tue en même temps l’espérance. Il tue en vous celle qui jamais ne fut tuée par les hommes mortels ni par les dieux immortels. Crime inexpiableIls comprennent, ils deviennent tout pâles. Dans leurs cœurs dolents résonne cette admonition que la corde autrichienne, la corde croate, étrangla dans la gorge du tribun soldat: «A présent ou jamais plus

Veuillez considérer la force de cette passion. Un jour quils m’avaient envoyé, pendant la bataille, l’image du Lion de Curzola martelée dans une lame d’or et fixée à un fragment de marbre vert provenant du palais de Dioclétien, je leur dis: «Après tant de sang répandu, après tant de douleur soufferte, après tant d’ardeur consumée, je devrais recevoir à genoux ce don qui est comme la face de l’évangile dalmatique sur lequel nous avons fait le serment, aujourdhui confirmé. A genoux, non pour demander pardon ni pour faire amende. Ma foi n’a jamais faibli, mon amour n’a jamais vacillé; et vous m’en êtes témoins. A genoux par révérence et par reconnaissance religieuses, à genoux dans l’angoisse et dans l’attente de la sainte journée

Un tel don, pour moi et pour mes compagnons, semblait renouveler le gage du combat. Le gage était entre nous et l’ennemi, entre nous et l’Autrichien, entre nous et ce ramassis d’intrus, qui maintenant sous le masque de la jeune liberté et sous un nom bâtard dissimule trop mal le vieux mufle haineux. Ce gage ne peut pas être repris au vainqueur par le vaincu.

J’ai dit, et je répète, pour tous les combattants du Piave, que chaque goutte de sang précieux le courant l’entraînait à travers l’Adriatique jusquà Otrante. Je répète que notre foi découvrait dans le delta du Piave les sables et les algues de toute la plage latine d’Orient. Lorsqu’un des miens, suivant mon exemple, se mettait à genoux pour en prendre une poignée et la porter à sa bouche avec la ferveur eucharistique des piétons de Courtrai, avant d’offrir sa vie, il croyait communier en le quatrième rivage jusquà l’anse la plus secrète de ce labyrinthe de Cattaro , dans une nuit d’octobre, javais été chercher l’ennemi et réveiller le Lion.

La Dalmatie n’est donc pas seulement une terre latine chère à l’esprit latin. Pour tout Italien pur, elle est un sentiment religieux.

La force pathétique de ce sentiment ne supporte pas d’être contrariée. Si vos Alliés, dans le pays rhénan, défendaient contre votre victoire la cause des anciens oppresseurs et niaient ouvertement votre droit et votre nom, que diriez-vous, que feriez-vous?

Mille fois vous avez déclaré que, si même un seul Français restait en Lorraine et en Alsace, il serait le maître légitime des deux provinces. Il serait, en effet, le meilleur des Français, le héros forgé par la persévérance, armé de toutes les vertus héréditaires et des vertus neuves inventées par lui chaque jour dans son combat contre l’oppression et contre la contagion. En effet, seul il serait digne de rétablir le commandement de sa race sur le Rhin.

Pourquoi ne reconnaissez-vous pas cette même force essentielle aux Italiens de Dalmatie? Ils sont les meilleurs, ils sont les élus, ainsi que ceux de l’Istrie montagneuse et de tout autre pays l’italianité est un combat sans trêve, de la naissance à la mort, contre une œuvre incessante de déformation et d’abâtardissement.

Prenons Zara, la capitale et l’exemple de toutes les villes dalmates. Son peuple, seul contre tous, sans secours, sans réconfort, dans une terre iniquement envahie et usurpée par des tribus barbares que secondait la perfidie impériale, a sauvé la glorieuse commune italienne, a préservé la figure de notre plus ancienne dignité, a gardé dans son poing le ferment de notre plus ancienne liberté. Elle est toujours telle que nous la montre à Venise le bas-relief sculpté à la base de Sainte Marie du Lys, pareille à une aile de forte contexture, pareille à une longue aile de guerre comme la mienne qui la survola pour une promesse, bien construite, avec sa cathédrale consacrée sous le vocable de la Résurrection, avec l’arc romain qui renforce sa Porte marine, avec la grâce de ses cinq puits l’ombre d’Alvise Grimani vient toujours boire, avec l’arche royale de son Saint Siméon orfévrie par le maître lombard, avec les trois absides de son Saint Crysogone qui semble transporté de Lucques à sa rive par des anges toscans.

Si je pense au tremblement de mon cœur, à ma piété, à mon angoisse, à mon indignation, à ma prière, à mon présage, devant des villes comme Soissons Reims Arras menacées, je ne peux pas croire qu’une âme française puisse reconnaître ces grandes œuvres de l’art latin, ces grandes empreintes de la culture latine, et vouloir les livrer au profanateur d’Almissa.

Mais ne craignons pas de regarder la vérité en face.

Les Français sont avec les Croates, à Fiume et dans toutes les villes de la Dalmatie italienne. Ils prennent fait et cause, à tort et à travers, pour les revendications de l’ennemi d’hier, selon la franche remarque d’un de vos écrivains politiques les plus sagaces. Ils prêtent main forte aux violents pour vexer la population italienne, pour effacer le nom italien, pour contester le droit italien.

Préfèrent-ils que, partout la race noble a construit et orné ses demeures éclairées par une gloire deux fois millénaire, se répande ce que j’ai appelé avec la plus précise de mes images «le copieux vomissement funèbre du vautour autrichien»? nous avons renversé l’Autriche, cherchent-ils à la remettre debout?

Cela est horriblement triste, mais réel. Des preuves, des témoignages, des dates, des précisions irréfutables, je peux vous en donner. Mais à quoi bon? Ma douleur suffit, la douleur de celui qui récemment adressa à la France la parole qu’il avait criée à l’Italie quand seul pouvait décider d’un grand sort le jet de son : «Qui est contre elle, sinon le barbare? Et qui sera près d’elle, sinon toi

Des amis charitables ont voulu faire croire que je donnais trop d’importance à des «rixes de cabaret» et à des «disputes de garnison». Mais pour ces mêmes amis, qui me connaissent, qui savent mon dévouement, qui n’infirment pas mon droit de cité dans un pays que j’ai tant aimé et servi, n’ont-ils pas donné une raison plus haute à un acte de courage si pur?

Depuis trois mois l’esprit public en Italie passe de l’étonnement à l’inquiétude, de l’inquiétude à l’agitation. On n’a pas voulu remarquer, au delà des Alpes, les indices de ces troubles dangereux. Il fallait la voix quon entend de loin. J’ai méprisé, comme d’habitude, les avantages du silence et de la prudence. J’ai jeté un cri d’alarme, avant que le malheur ne soit irréparable.

On m’a reproché durement d’avoir osé réveiller un souvenir cruel. Mais cette Lettre aux Dalmates, écrite avec un sang plus profond que celui de ma blessure, vous avez la connaître à travers des traductions perfides comme des trahisons.

C’était un soir de janvier, un dimanche: la fête de Sainte Marie des Pleurs. De mauvaises nouvelles venaient d’outremer. Les Alliés traitaient comme un pays de conquête une ville libre qui depuis des siècles lutte contre l’invasion croate, ayant toujours empêché que l’adversaire tienne les charges publiques et les magistratures. On cherchait à placer les ennemis déclarés du nom italien, on encourageait toutes les provocations, on méprisait les magistrats civiques, on insultait le Conseil national formé de citoyens irréprochables et dignes du plus haut respect pour leurs longues épreuves. L’insulte ne peut pas être citée ici, tellement elle est crue. Mais une date, des témoignages, un mémorial assermenté, je peux les soumettre à quiconque voudra me les demander.

Des soldatsles frères des combattants du Mont Tombaavaient joint le mot de Cambronne au nom de la nation amie! Il y avait eu des représailles. Du sang avait coulé sur le pavé de la commune libre.

Alors jécrivis: «Si grand est le poids de la douleur qu’il étouffe tout ressentiment. Bénie soit-elle, cette douleur même; car elle ne pense pas que dans les Lions de vos portes marines puisse couver le démon des pâques véronaises. Exorcisons-le. Conjurons le crime fraternel.»

Pourtant Vicence, la ville silencieuse qui dans ses hautes colonnades palladiennes et dans les vastes lignes de ses entablements songe à la grandeur romaine, saluait ainsi le départ de vos soldats: «Ils laissent chez nous leurs morts, en gage sublime d’amour. Ils peuvent être certains que sur ces tombes nous honorerons toujours l’idée immortelle qui a réuni l’Italie et la France dans le sacrifice et dans la gloire. Notre terre sera douce au repos de ces frères héroïques. Pour eux, dans les sillons de la bataille nous couperons les plus robustes lauriers

25 février 1919.



«»

IntraText® (VA2) Copyright 1996-2013 EuloTech SRL