Nouvelles
des communautés de Paris pendant le siège.
Paris,
Nazareth, 30 janvier 1871
Mon bien cher vénéré Père en N.S.,
C'est au nom de notre Père Supérieur que je vous écris. La
réouverture des communications en lui rendant la faculté de correspondre avec
ses enfants ne lui donne pas, hélas! l'agilité de plume qu'il faudrait pour
écrire à la fois de tous les côtés. Aussi m'a-t-il donné mission de vous faire
parvenir tout de suite l'expression de sa tendresse pour vous et tous vos
Frères, avec le désir bien vif qu'il ressent d'avoir au plus vite de vos
nouvelles en grand détail. Votre télégramme si précieux du mois de novembre n'a
pas laissé que d'être bien court comme tous les télégrammes; une ou plusieurs
lettres remplies de l'histoire d'un chacun des membres de la famille à vous
confiés satisferont mieux notre légitime curiosité. D'ailleurs n'est-il pas
probable que bientôt les autorisations d'entrer à Paris permettront à M. Hello
d'y pénétrer et de nous rapporter de visu les récits circonstanciés dont
notre affection est avide?
Ici notre situation comme œuvres n'a pas varié au fond. Le nombre, seul, a subi
des mutations. L'esprit est demeuré ce qu'il est en d'autres temps dans chaque
maison. Aucune n'a été supprimée. Le Cercle lui-même a fonctionné avec vingt ou
trente gamins et éclopés, grossi d'ailleurs des militaires de l'ambulance.
Aucun de nos frères n'a été gravement atteint par la maladie ou les accidents
de la guerre. L'Orphelinat, dispersé au moment du Siège, ne compte que 30
enfants environ, qu'on a conduits à St-Charles pendant le
bombardement et qui rentrent à Vaugirard demain, à la faveur de l'armistice. En
ce moment 400 artilleurs sont casernés dans les grands bâtiments dont ils
occupent plus de la moitié.
Pas un seul de nos enfants de Nazareth n'a été touché par les balles ennemies,
encore que la Mobile
et la Garde Nationale
de marche en comptassent un grand nombre. C'est une protection merveilleuse.
Un seul enfant, du reste, Bruneau, a été frappé dans la rue d'Enfer par un obus
de bombardement, en plein midi; le pauvre enfant a subi l'amputation. Il estime
être hors de danger; on le soigne au Val de Grâce.
Vaugirard a été criblé d'obus. Un seul a pénétré dans le bâtiment d'habitation
d'une manière grave. Il est entré dans votre chambre, il a roulé à terre et n'a
pas éclaté quoiqu'ayant fait son trou dans le mur du pignon, près de la cloche.
D'autres accidents sans importance ont été causés par des éclats. Les alentours
et le jardin ont reçu des projectiles par douzaines. Ces Messieurs demeuraient
à la cave au nombre de cinq ou six, M. le Supérieur n'a pas voulu s'éloigner
non plus. Le reste était hors d'atteinte, à St-Charles.
Grenelle a vu un obus rouler sans éclater au pied du tertre où la Ste Vierge
est placée dans la cour.
Nazareth entouré de projectiles, au-dessus, à droite et à gauche, a reçu aussi
protection de la bonne Mère. Aucun dégât. Un seul obus a pénétré dans la cour
et éclaté à un mètre en terre, au milieu de la gymnastique, presque devant la
statue de l'Ange gardien. Ni un cheval de bois, ni un escabeau, ni aucun engin
n'a eu la moindre avarie.
Le Cercle, aussi exposé et moins solide que nous, n'a rien reçu non plus que
quelques éclats dans le petit préau de St-Joseph, près du boulevard
d'Enfer. Plusieurs maisons voisines ont été perforées et le cimetière, qui est
à cent mètres de là à peine, a été criblé.
Nous avons peu souffert de la difficulté d'avoir des vivres, quoique mal
pourvus dans certaines de nos maisons, nous avons reçu providentiellement le
nécessaire jusqu'au bout. En réalité on ne peut pas dire que Paris ait beaucoup
pâti de la famine. L'absence de bois a été bien plus cruelle pour les malades
et les pauvres. Aussi la capitulation (qu'on décore du nom d'armistice) a
surpris beaucoup de gens. Pour moi, je ne me l'explique que par des
considérations de politique aisées à soupçonner, mais dont je ne parle pas ici.
Comme vous n'aimez
pas les longues lettres, je crois que je ferai bien de clore celle-ci.
D'ailleurs j'en ai dit autant que peut faire un reclus sortant de sa forteresse
après cinq mois de retraite. Je ne savais que ce qui s'est passé dans la
casemate.
A plus tard les mille détails de nos longues journées de siège. Pour le moment,
je me borne à tourner de préférence mes regards vers N.D. des Champs où vous
savez que mon cœur est resté à peu près tout entier. Embrassez pour moi ceux
des enfants qui ne m'ont pas encore oublié. Serrez les mains à M. Pessard, aux
abbés Fournier, Lecacheur, offrez mes respects à Mme de Villontrays,
à M. Pavie... Je crois bien que je les reverrai quelque jour car, plus je me
retrouve dans Paris, plus je sens que je ne suis pas fait pour y vivre de la
vie des œuvres, il me faut le bruit de la province. Si j'osais faire des plans,
j'ambitionnerais d'aller prendre la place du bon M. [Ad.] Lainé auprès de vous.
Mais quel rêve!
J'écris à l'excellent M. Jouin. Avez-vous reçu mes lettres dans les premiers
mois du siège de Paris?...
Tout à vous, avec respectueuse affection en N.S.
J'embrasse nos
frères.
B. de Varax Pr. S.V.P.
Je rouvre ma lettre pour l'envoyer par voie de terre. Avez-vous toujours le bon
Gauthier? Embrassez-le pour moi, ainsi qu'Haffner, Bion, Chanteau, Huet.
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