Première
lettre après la levée du siège de Paris. Nouvelles de la Communauté.
Vaugirard,
6 février 1871
Mon bien cher ami et fils en N.S.,
Je puis donc enfin rompre ce long silence et vous écrire en espérant que, pour
cette fois, la lettre vous parviendra. De toutes nos misères, la plus dure
était ce brisement absolu de toute relation avec tous ceux dont la vie est
fondue avec la nôtre pour n'en faire qu'une dans la divine charité.
Vous avez pu, par votre correspondance avec nos ff.de province et avec M.
Mitouard, suivre à peu près nos mouvements; mais pour nous ici, la barrière
était infranchissable, nous étions séparés du monde. C'est dire que nous
aurions beaucoup de questions à vous faire et guère de choses nouvelles à vous
apprendre443. En quelques mots, pour ce qui nous concerne, malgré le
déluge d'obus et de leurs éclats, personne des nôtres n'a été atteint; quelques
dommages aux bâtiments de Vaugirard, quelques détriments plus notables à
Chaville sont, en ensemble, nos pertes matérielles. Je ne parle pas de la
famine, du logement dans les caves, ni surtout de la misère des pauvres, de la
mortalité plus que doublée, du désarroi de nos œuvres, ce sont là des détresses
communes.
J'ajoute, quant à nos œuvres, qu'elles sont amoindries, mais qu'elles restent
debout partout, susceptibles d'être restaurées et ravivées avec un peu
d'effort. M. Mitouard a pu venir nous voir il y a trois jours et il vit, ainsi
que MM. Jean [Maury], Louis [Boursier], Arsène [Briscul] (arrivé à Chaville dès
le commencement du siège), côte à côte avec les Prussiens qui sont, à vrai
dire, bien plus que nous les maîtres de la maison. J'ai reçu hier une lettre de
l'abbé Hello qui veut arriver bientôt près de nous; j'espère qu'il y
parviendra, quoique non sans peine. Lettre aussi hier de M. Trousseau qui
désire, de son côté, nous faire une visite, si les voies ne lui sont pas fermées.
A Vaugirard, 400 artilleurs, dont le nombre va être encore augmenté, occupent
le bâtiment de nos enfants; nous sommes réfugiés, avec 25 grands et petits qui
nous restent, dans les locaux de la communauté. Les ambulances, que nous avions
établies dans toutes nos maisons, sont en voie de se clore.
Aucun des renseignements que j'ai pu recevoir ne m'a rien dit au sujet de
plusieurs de nos ff.; M. Coquerel est-il toujours près de vous?
Que sont devenus MM. Lemaire, Caron, Allard, Garreau, Manque, Emes, Pappaz,
Piquet?
Où sont enfin MM. Blanchetière, Trouille, un jeune ouvrier de St-Jean,
les frères Lazaristes, ceux des Missions et du Saint-Esprit; en un mot, tous
ceux qui formaient la 7e ambulance? Les communautés m'ont fait
demander des renseignements sur leurs sujets, je n'ai pu rien répondre. M.
Risse m'a écrit, il y a trois jours; lui et ses ff. vont bien. MM. Magnien et
Pradeaux ont des leçons particulières de théologie de la part de MM. les
Sulpiciens. M. Hubert paraît être retourné vers vous et M. Bonnet,
convalescent, à son tour va aussi vous rejoindre; que pourrez-vous faire d'eux?
Votre troupeau devient évidemment trop nombreux; toutefois, il ne paraîtrait
guère à propos de renvoyer personne avant les élections et la formation de
l'Assemblée Nationale. En attendant, cette surcharge peut mettre vos finances
en déficit. Quoique peu riches nous-mêmes, nous pourrions vous envoyer 200 ou 300f. présentement. Voyez-vous
quelque autre voie qu'un mandat sur un banquier de Tournay pour vous les faire
parvenir?
J'espère que vous m'écrirez bientôt, ainsi que mon bien cher abbé Lantiez; sa
présence à Tournaya été un grand appui pour vous tous. Est-il bien remis de ses
fatigues de l'ambulance? Quelle rude entreprise! Que Dieu daigne bénir ce
mouvement de notre petite famille, jusque là si rassise. M. d'Arbois, m'écrit
M. Hello, est à Berlin, ayant pu arriver jusqu'aux prisonniers et leur ayant
fait parvenir les secours qu'il apportait. Que pensez-vous, M. Lantiez et vous,
du projet de M. Baumert pour un établissement à Londres, et que penser aussi
d'un poste définitif à former à Tournay? J'espère que M. Jean-Marie
[Tourniquet] a fortifié sa santé qui était fatiguée, ainsi que M. Bouchy et les
autres; je voudrai les nommer tous, qu'ils me parlent ou qu'on parle d'eux,
j'ai besoin de sentir qu'ils vivent et qu'ils sont en paix.
Je vous avais recommandé, en cas de pénurie d'argent, de recourir à M. de
Caulaincourt; n'avez-vous pas eu quelque occasion de le voir?
Je vais terminer là cette lettre pour aujourd'hui, n'en voulant pas retarder le
départ; mais, si Dieu nous prête vie et si les Prussiens, les agents de sa
justice près de nous, nous en laissent la liberté, nos correspondances, maintenant renouées, ne seront plus interrompues.
Dans l'attente bien impatiente de vos nouvelles et de celles de tous nos
frères, je vous embrasse de cœur avec tous ceux qui m'entourent; M. Ladouce,
qui vient de me servir de secrétaire, vous assure tout particulièrement de ses
biens vives affections.
Vendredi 10, la retraite du mois nous réunira à Vaugirard; comme nous parlerons
de vous et comme nous prierons pour vous! les larmes m'en viennent aux yeux; la
réunion, un jour, sera bien plus nombreuse quand Dieu, dans sa miséricorde,
aura daigné nous rassembler tous pour le bénir d'une seule voix et d'un seul
cœur.
Votre dévoué et affectionné Père en N.S.
Le Prevost
P. S. Je ne saurai vous dire combien
est vive notre reconnaissance pour l'admirable bonté de Mgr l'
Evêque et de MM. du Séminaire, et de M. Desclée; que Dieu daigne leur rendre
tout le bien qu'ils vous font et agréer les prières que nous faisons à Dieu
pour eux.
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