63  à M. Maillard

MLP. se résigne à le voir quitter définitivement Paris pour Angers. Loi du détachement quotidien de ce que l'on aime. Ce que le temps use et détruit, la charité le répare. Il demande des nouvelles de ses amis dont l'absence lui coûte.

30 septembre 1836

Vous m'accusez bien, cher enfant, tout bas, peut-être même tout haut, de négliger vos affaires; je n'ai pourtant pas mis votre commission en oubli: j'ai votre diplôme depuis assez longtemps déjà; je guettais quelque occasion de vous le faire parvenir, mais cette saison n'en fournit guère, je l'envoie donc, comme vous l'aviez demandé, par la poste tout simplement.

Je me flattais encore un peu que la décision n'était pas irrévocable quant à votre séjour définitif à Angers: votre dernière lettre ne laisse plus de doutes à cet égard: c'est donc un nouvel article pour le chapitre des résignations. J'en ai beaucoup en ce genre depuis quelque temps: deux de mes plus chers amis⁷⁷ vont au Séminaire: Dieu les demande, je ne puis les lui refuser; d'autres, et vous êtes de ce nombre, sont réclamés par les exigences de carrière et position dans le monde: ceux-là, je les perds encore plus, il me semble; les premiers prieront pour moi et ainsi me garderont bon souvenir, mais les seconds, combien de temps compterai-je pour eux, combien de temps le monde et ses mille soins, soucis, vœux tourbillonnants, laissera-t-il place pour moi dans leur pensée et quelque affection dans leur cœur? Je n'ose guère y songer. C'est une des plus tristes choses de notre nature que cette impuissance de garder empreintes en nous des images toujours vives, des souvenirs, des sentiments toujours frais. Commençons donc, cher enfant, c'est la loi, commençons dès ce moment à nous oublier chaque jour un peu, jusqu'à épuisement entier du trésor; je ne sais qui me dit que le mien aura plus longue durée, que je le garderai mieux et, qui sait, si ma vie n'est pas trop longue, jusqu'à dernière fin? Ce n'est pas en moi confiance présomptueuse, voici ma raison: votre nom, depuis longtemps, est inscrit tout au long dans ma prière, il y restera; de la sorte, si le temps use et détruit, la charité réparera; chaque jour, sans se lasser, elle refera la trace, et tant qu'elle-même subsistera, ne laissera point l'oubli prévaloir. Tâchez, de votre côté, de trouver quelque biais ou industrie pour suppléer à cette ressource, si mieux vous n'aimez l'adopter aussi vous-même; ce serait le plus cher de mes vœux et désormais je serai sans crainte sur la durée et l'avenir de notre intime affection.

Dites bien encore à notre cher Victor que je vais lui écrire au plus tôt; je suis depuis quelque temps dans des landes si tristes, si désolées, que je ne me sens propre à rien: c'est effet d'automne, sans doute, j'en sortirai et je payerai mes dettes arriérées. Si jusque-là Victor ou quelque autre âme dévouée m'écrivait, je demande en grâce des nouvelles de M. Bruneau qui a quitté Paris malade et dans un état qui me semble inquiétant. Je l'ai vu deux jours avant son départ, et cette dernière entrevue nous a enfin faits amis.

Parlez de moi à Théodore, à Cosnier et à Beauchesne et à l'ami Godard: l'absence de tout ce monde à la fois m'est dure, jointe encore à la vôtre, cher enfant, cela m'explique mon abattement: exils du cœur, dit le petit livre que je vous ai donné, et que vous ne lisez pas, indocile enfant!

Adieu, respect comme toujours à votre bon père et souvenir amical à Emile.

Votre tout affectionné.

Le Prevost