75-3  à M. Levassor

Se séparer du monde n'entraîne pas la rupture des liens de charité. Félicitations à son ami pour la fidélité à sa vocation, malgré les épreuves. Obstacles que l'on rencontre dans le monde. Affirmer avec saint François de Sales:"Nos imperfections sont instruments de salut". Mariage d'un confrère de St-Vt-de-Paul, Le Taillandier.

[mai 1838]

Mon cher ami et frère en J.C.,

Je suis d'autant plus sensible aux reproches de votre amitié que je ne saurais trouver refuge dans ma conscience, j'y rencontrerais un juge encore plus sévère pour gourmander ma paresse et ma négligence. Je fais donc humblement mon mea culpa et m'en remets à votre indulgente charité pour me trouver quelque bonne excuse. J'aurais bien toutefois ceci à alléguer que vous êtes désormais en si saint lieu, sous si bonne garde, que mon affection rassurée peut déposer toute sollicitude; mais cela ne fait point excuse: est-il si saint asile que notre faiblesse ne s'y laisse surprendre, garde si vigilante que le démon, complice avec nous, ne sache l'éluder? D'ailleurs, pour être hors du monde, vous n'avez point rompu avec lui les liens de charité; comme les saints continuent de chérir dans le ciel ceux qu'ils ont aimé sur la terre, dans votre pieuse retraite vous avez encore souvenir de nous, vous priez pour nous, vous nous désirez en bonne voie, vous pleurez de nos peines et vous vous réjouissez de nos joies. Oh! que je me garde bien, mon cher ami, d'interrompre des relations si précieuses; j'en ai trop grand besoin, et si jamais ma mollesse les négligeait, reprenez et grondez, la charité le veut, entrez en sainte colère et Dieu vous en bénira.

J'ai été singulièrement édifié, mon cher ami, de la noble fermeté avec laquelle vous m'avez répondu quand j'émettais quelques craintes sur les suites, pour votre vocation, des événements survenus dans votre famille, le sacrifice n'a point été fait à demi; Dieu vous a paru définitivement la meilleure part, vous l'avez choisie et vous ne la laisserez point reprendre; ainsi se confirme, à l'épreuve et par les faits, et de plus en plus, votre vocation. Oh! oui, Dieu est la meilleure part, et bienheureux ceux qui peuvent l'embrasser uniquement! Dans le monde, quoi qu'on fasse, en tendant les bras au Seigneur, on étreint avant Lui ce qui se trouve à la traverse, et si, dans une ardeur sainte, on veut écarter ces obstacles importuns, on n'en a pas le droit, tous crient et réclament, par la chair, par le sang, le sentiment, la convenance, tous ont propriété sur vous; il faut plier, se soumettre, ce n'est qu'à travers cela qu'on peut à de rares moments, et bien imparfaitement, pénétrer jusqu'à Dieu. Ainsi, cher ami, en est-il pour moi; d'autres font mieux, je le sais, et je m'en réjouis pour la gloire de notre divin Maître; mais le grand nombre est comme moi, le monde les oppresse, ils ne sauraient le vaincre ni s'en dépêtrer.

C'est triste chose, cher ami, de marcher toujours sans avancer jamais, et en s'apercevant souvent qu'après bien des jours on a reculé, on est plus loin du but! Mais à qui donc vais-je faire pareille doléances, ne le savez-vous pas aussi, cher ami, n'avez-vous point traversé ces épreuves autrefois, et même aujourd'hui, pourquoi ne l'avouerais-je pas: n'avez-vous pas vos luttes aussi? Oh! oui; en vain je feins que le parfait repos est pour ceux qui vous ressemblent, le parfait repos n'est qu'au ciel. Partout, l'Esprit-Saint l'a dit,. la vie de l'homme est mauvaise, partout, excepté au sein du Seigneur, du Père qui est dans les cieux, du Maître divin qui veut tous là-haut nous recueillir sous ses ailes. Oh! s'alléger pour y courir plus vite, c'est beaucoup déjà, c'est tout ce qui nous est permis, c'est ce que vous avez fait, c'est ce que je n'ai pas eu le courage de faire; c'est pourquoi je vous envie et vous dis bienheureux. C'est pourquoi, quand vous vous plaignez, je vous trouve injuste et je dis: Dieu n'a donc point quelques créatures sans plaintes ni gémissements, le bénissant toujours, contentes de la part qu'il leur a faite. Je murmure ici et m'afflige de ma misère; ailleurs, c'est même chose: les plus saints seulement compriment leur douleur et gémissent dans le cœur de Jésus! Armons-nous de courage, mon ami, gardons nos faiblesses, tournons-les même à profit, en nous humiliant, en acceptant notre abjection et disons avec saint François de Sales: "Oh! bienheureuses et chères imperfections, vous me serez instruments de salut".

Vos comptes, cher ami, sont faciles à régler pour le passé et pour le présent. Sur les 60f que j'ai reçus il y a trois mois, j'ai donné 30f à Mme Houdan et 30f à moi; quant aux 60f que votre lettre m'annonce, je n'ai vu encore ni eux, ni le parent qui les devait apporter.                                                                                        

Tout ici comme toujours, les saints persévèrent, d'autres languissent et je suis de ceux-là; nos petites œuvres se soutiennent. Notre ami Le Taillandier se marie à la fin du mois⁸⁵; il va au Mans et prend un établissement industriel (fabrique de sucre).

J'oublie peut-être d'autres pareilles nouvelles, mais s'il en est ainsi, vous rectifierez le compte à votre passage ici. Tâchez que ce soit au plus tôt. Adieu, mon bien cher frère, priez pour nous, pauvres pécheurs, priez notre Mère bien aimée et son divin Fils; je les prierai de mon mieux aussi pour vous.

Souvenir de vénération au bon M. Lecomte et à vous, tendre affection.

Votre frère en J.C.

Le Prevost

J'oubliais de vous dire pour M. Lecomte que le début de M. Joseph de Mirebeau, son élève, a été très brillant. Il n'a point prêché (je m'explique) au dehors, mais seulement devant sa Communauté. Les juges sévères qui l'entouraient ont été émerveillés. Du reste, sa régularité, sa piété fervente sont également édifiantes, on le regarde comme un homme de grande espérance.