81  à M. Pavie

La foi et ses richesses. Les petites œuvres de charité ne rebutent pas V. Pavie. Mérite de ces humbles et petites œuvres. L'amitié selon l'exemple du Christ.

6 janvier 1840

Mon cher Victor,

Vous m'écriviez au jour de Noël, je vous réponds au jour de l'Epiphanie, nous sommes quittes. Car, si Noël est la fleur, l'Epiphanie est le fruit. Qu'il m'est doux, mon cher Victor, que toutes ces bonnes et pieuses pensées, inspirées à votre excellente âme par le grand mystère de notre foi, s'épanchent tout naturellement vers moi; non pas que j'en prenne de l'orgueil et que je m'en croie digne, mais parce que cela me prouve toujours de plus en plus que l'union de nos cœurs fondée sur une pareille base est à tout jamais assurée, tant que la base elle-même n'aura pas branlé. Or, qui de nous n'espère, malgré sa faiblesse permanente, rester jusqu'au bout sur cette pierre de la foi; nous lui devons nos plus pures joies et nous savons que, hors de là, il n'y en aurait plus pour nous de véritables désormais, parce que qui a goûté celles-là a le cœur trop grand pour les autres. Je me réjouis aussi bien vivement à cause de vous en particulier. Vos dernières lettres sont pleines d'une ardeur fervente qui me prouve que votre âme va s'exaltant de plus en plus; que ni les affaires de ce monde, ni les joies du ménage, causes trop ordinaires de l'affaiblissement des nobles inspirations, n'ont de prise sur vous, la flamme tend en haut et surmonte tout obstacle; ainsi fait l'élan sublime de votre cœur. J'en bénis Dieu et lui demande qu'il me fasse pareille grâce pour que nous marchions côte à côte et gagnions ensemble le but. Nos petites œuvres de charité ne seront pas sans influence pour nous y aider réciproquement; mon cœur a bondi de joie, je vous l'avoue, quand j'ai reconnu que la simplicité de ces petits travaux ne vous rebutait pas. Dieu m'a montré qu'il a d'immenses grâces pour ceux qui, en son nom, acceptent d'humbles et petites entreprises et les trouvent grandes, parce qu'elles se font à cause de Lui.

Persévérez, mon bien cher ami, notre affection déjà grande par là s'en accroîtra encore et ce ne sera point le moindre des heureux fruits qui en viendront. Non, certes, notre bien-aimé Maître n'a point proscrit les doux et tendres sentiments pour les âmes qui sont siennes: Il usait de caresses pour les petits enfants, de vives effusions pour ses amis et de prédilections intimes pour quelques-uns. Il veut que nous l'aimions avant tout et c'est de droit, mais qu'à cause de lui nous aimions aussi tous les autres, non uniformément, mais en ordre et degrés, selon l'affinité de nos âmes. Celles-là doivent nous être les plus chères qui nous attirent le plus⁸⁹ Dieu a mis en elles ce qu'il nous faut, ce qui doit nous soutenir, nous élever au-dessus de nous-mêmes et doubler nos forces pour avancer vers lui. Ceci, je l'ai trouvé en vous dès l'abord, cher ami, et à cette heure, je l'y trouve encore. Saint Jean s'appuyait ainsi sur le sein du Maître bien-aimé; que je vous sais gré de rappeler cet aimable souvenir. Saint Jean est mon patron. Que de fois l'ai-je prié de m'enhardir et de me conduire lui-même jusqu'au cœur de notre divin ami! Je lisais dans une Vie de S^te Thérèse (par M. Leboucher, curé de St-Merry que vous lirez tout de suite, si vous m'en croyez, avec une autre vie plus rare du même auteur, la vie de la Bienheureuse Marie de l'Incarnation, fondatrice du Carmel en France) je lisais ceci: elle priait pour une âme droite, mais égarée pourtant, et, dans un élan de sublime familiarité, elle disait: "Attirez-le à vous, ô mon Jésus, vous le voyez, il serait digne d'être de nos amis!" C'est ainsi que nous devons traiter avec lui et par retour, aussi, avec ceux qu'il nous a donnés. Allons en cette voie, cher ami, j'y marcherai à grands pas, je vous assure, car je croirais suivre ainsi l'exemple et la volonté de notre Dieu.

Dites bien à votre douce amie qu'elle sera de moitié en tout cela. Je la crois aussi, comme vous, bien chère à Dieu et bien digne de lui.

Mille choses affectueuses à tous nos amis, à Bruneau en particulier qui m'accuse, je le crains, de négligence, quoiqu'il n'y ait vraiment rien de tel en moi à son égard. Affection aussi à tous les autres, à Adrien, à Godard et à ceux encore qui veulent bien se souvenir de moi.

Merci de votre zèle pour le débit de S^t-Vincent, je vous serai obligé de me faire toucher aussitôt qu'il se pourra l'argent reçu. (5f par exemplaire seulement).

Adieu encore, cher ami, unissons nos prières, nos actes et toute notre vie; les meilleurs comme vous paieront pour les autres et tous ensemble arriverons au but.

Votre dévoué frère en J.C.

Le Prevost

P.S. Tendre respect à votre bon père.