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Jean-Léon Le Prevost
Lettres

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  • Lettres 101 - 200 (1843 - 1850)
    • 132  à M. Maignen
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132  à M. Maignen

Au chevet de sa mère qui se meurt. Dans son accablement, la pensée de M. Maignen le réconforte. Paternelles remontrances à son jeune frère trop sensible.

 

Duclair, 28 novembre 1845

Je vous écris encore, bien cher enfant, sans avoir rien de nouveau à vous dire sur l'état de ma pauvre mère; durant deux jours, elle avait un peu moins souffert et nous avions presque espéré un peu, mais elle est retombée depuis dans une faiblesse encore plus grande que précédemment et sa douloureuse agonie recommence. Elle a demandé que l'extrême-onction lui fût administrée et elle a reçu ce sacrement avec la piété et la résignation les plus édifiantes. Jusqu'ici, elle garde habituellement sa présence d'esprit et peut élever encore son cœur à Dieu; mais, du reste, sa faiblesse et son épuisement sont tels qu'elle demeure indifférente à tout ce qui se fait autour d'elle; elle ne se montre plus sensible à nos témoignages d'affection et n'aspire plus qu'au repos, le sommeil suspendant un moment ses souffrances. Elle n'aspire pas moins toutefois au grand et éternel sommeil qui mettra enfin le terme à ses maux; depuis hier, elle m'a demandé plusieurs fois de lui dire les prières des agonisants; je l'en ai dissuadée, ne voyant rien encore qui annonce l'approche assurée du dernier jour, je lui ai récité seulement les litanies de la Ste Vierge, salut des infirmes et consolatrice des affligés. Cependant le reste de ses forces s'épuise visiblement, les quelques cuillerées de rafraîchissement qu'elle acceptait encore lui deviennent insupportables, elle ne prend plus rien qu'avec dégoût et presque forcément. Voilà, cher enfant, la situation de ma pauvre mère; elle est comme, vous le voyez, bien triste, bien douloureuse pour ceux qui l'aiment si tendrement. Je ne quitte presque pas notre pauvre malade, mais vous pouvez, cher enfant, être sans inquiétude pour ma santé; hors quelques instants plus pénibles dans le service de notre bonne mère, ce qu'il lui faut ce sont des soins assidus plutôt que fatigants, et si la vie trop renfermée que je suis contraint de garder ne me donnait un peu d'inflammation, je n'aurais presque aucune souffrance. Quant aux nuits, ma sœur se couche près du lit de notre mère et la sert quand il est besoin, je n'ai pu la décider à me céder sa place, bien qu'elle soit très fatiguée, parce qu'en beaucoup de soins je ne puis la suppléer.

Si vous m'interrogez pour l'esprit comme pour le corps, je vous avouerai, cher enfant, que je me sens depuis quelques jours triste et abattu, je prie de mon mieux et fais quelques bonnes lectures, mais la tribulation obsède mon misérable cœur et dans ces longues heures passées au chevet de ma pauvre mère, les soucis déjà pesants de ma vie me reviennent encore plus accablants. Priez pour votre vieux père, mon bien-aimé enfant, afin que ses croix lui deviennent salutaires et qu'il les porte en union avec l'adorable croix du Sauveur.

Au milieu de mes peines, votre douce et consolante affection, très cher enfant, me calme et met un peu de baume sur mes blessures. Aussi, je m'en sens bien touché et vous fais une grande part dans mes plus tendres pensées. Aux premiers jours de mon arrivée, ma bonne mère, moins absorbée qu'aujourd'hui, me forçait d'elle-même à la quitter quelques instants pour prendre un peu l'air du dehors; quand je montais sur nos côtes et que dominant au loin la Seine et ses détours, je contemplais les paysages, si beaux encore à cette fin d'automne, un certain épanouissement se faisait en moi et me dilatait le cœur; comme l'image de l'enfant me revenait vite alors et que j'eusse voulu l'avoir là pour jouir avec moi d'un si beau spectacle! J'en détournais mes yeux, n'y trouvant plus de charme, parce que j'étais seul et que je ne sais plus rien goûter sans lui.

Dans mes lectures aussi, je ne manque jamais de lui faire sa part; je note les meilleurs passages pour les lui montrer plus tard et l'associer aux bonnes pensées qu'elles me suggèrent; enfin dans mes prières, à l'église et partout l'enfant me suit et se mêle au plus intime de ma vie. Pourquoi se plaint-il donc et cherche-t-il dans les expressions simples et vraies de mon affection des subtilités qui n'y sont pas? Je ne lui ai pas écrit en partant quoique j'aie bien songé à le faire, parce que je n'en ai pas eu le temps. S'il voulait se mettre à ma place, se représenter l'état de bouleversement où me mit la triste nouvelle qui me fût apportée, la précipitation de mon départ qui fut effectué à l'heure même sans préparation, sans adieux même dans ma maison, avec la pensée constante qu'un instant de retard me priverait d'embrasser encore une fois ma pauvre mère, je crois qu'il me saurait gré du tendre souvenir que j'eus pour lui-même à ce moment et qu'il n'en demanderait pas davantage. J'écrivis deux lettres en hâte, l'une à mon administration, l'autre à M. Dufresne, parce que des deux côtés il y avait devoir absolu, je n'accordai rien aux affections, parce qu'à défaut d'actes extérieurs, elles peuvent toujours au fond du cœur trouver la part qui les dédommage. Que l'enfant s'accoutume donc à mieux lire dans le mien, il verra que nul autre ne lui fait tort et qu'il n'a pas à se plaindre. J'éviterai, mon doux enfant, toutes les occasions de vous contrister, mais avec un peu plus de confiance vous trouverez que vous-même pouvez vous épargner ces petites blessures qui troublent souvent la paix de votre cœur et la sérénité de votre front.

Je fais effort, cher enfant, pour vous écrire ces lignes que j'ai interrompues hier, tant j'étais douloureusement ému de l'état de ma pauvre mère; elle ne prend plus absolument rien et s'affaiblit à vue d'œil; si quelque réaction ne s'opère, il est impossible qu'elle subsiste au delà de quelques jours. Nous allons essayer la glace comme dernier moyen de rendre aux organes un peu d'énergie, mais le médecin déclare que l'effet, fût-il heureux, ne peut durer que quelques moments seulement. Priez toujours, cher enfant, avec le frère, afin que le Seigneur assiste notre pauvre mère et nous dans ces dernières épreuves. Embrassez tendrement le frère pour moi, je ne l'oublie jamais, aux meilleurs temps surtout.

Priez, je vous prie, M. Roudé de passer chez mme Carlier (rue du Bac, 97) qui m'a écrit, afin de l'avertir de mon absence et voir si ce qu'elle désirait de moi est urgent.

Remettre le mot ci-joint chez mon portier. Je suis bien tendrement, cher enfant, dans les cœurs de J. et de M.

Votre dévoué père et ami

Le Prevost

 

Dites-moi le résultat de votre examen et votre position dans votre administration.

 

 




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