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Jean-Léon Le Prevost Lettres IntraText CT - Lecture du Texte |
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152 à M. MaignenNouvelles de sa soeur, Mme Salva, et de ses enfants. La mauvaise santé de MLP. est une lourde épreuve. Son zèle ne peut donner toute sa mesure. Fécondité de cette croix que le Seigneur lui impose. Il comprend mieux que l'union à Dieu permet la fécondité apostolique. Les désirs d'action sociale de M. Maignen ne manquent pas d'idéal, mais MLP. lui en montre les limites et les illusions. Pour porter remède aux misères du temps, il y faut un plus grand réalisme et surtout être remplis, comme les Apôtres au Cénacle, de l'Esprit de lumière et de force.
Je vous remercie, bien cher ami, de l'aimable sollicitude avec laquelle vous étudiez mes dispositions intérieures, afin de porter remède à ce qui vous paraît en souffrance; cette attention d'un cœur sur un autre est un des plus touchants offices d'une véritable affection. Je ne suis pas néanmoins aussi triste que vous le pensez, cher ami. Je vois avec bonheur que notre petit foyer de famille, que je croyais pour longtemps renversé par la mort de ma bien-aimée mère, se reforme un peu et ne sera pas tout à fait détruit. J'ai retrouvé en ma sœur ces sentiments si tendres et si dévoués qui nous ont invariablement attachés l'un à l'autre depuis notre enfance et que jamais le moindre nuage n'a troublés. Ses enfants ont grandi et prennent de l'aplomb; son fils en particulier, est bien avantageusement changé, il est studieux et posé; à 17 ans à peine, il a déjà la taille d'homme, et tout, dans sa voix, dans son regard, dans ses actes, décèle ces premiers rayons de l'intelligence qui prend connaissance d'elle-même et de l'éveil du cœur au souffle du sentiment. Cet instant est décisif dans la vie et ne passe pas sans vif intérêt dans le sein d'une famille. Malheureusement, réunis pour quelques instants seulement, nous allons nous séparer bientôt; et moi qui, tout débile que je sois, devrais être le point d'union de cette petite société, je vais m'en éloigner pour longtemps peut-être. Souvent ma sœur s'arrête à la pensée que je pourrais me fixer près d'elle et lui donner, sinon un grand appui, au moins les consolations d'une vie intime et commune, mais moi je sais bien les obstacles invincibles qui s'opposent à notre réunion, je me tais donc et m'abstiens d'encourager un projet qui ne peut concorder avec d'autres obligations. Ne vous alarmez pas, cher enfant, de l'abattement trop ordinaire de mon corps et de mon esprit, tant de coups m'ont frappé à la fois en cette terrible année que j'ai fléchi sous le choc; mais, s'il plaît au Seigneur que je vive encore un peu de temps et travaille, selon ma portée, à son oeuvre, il me rendra quelque force avec les dons que sa sagesse me voudra départir. Plier sous sa main, quand elle nous frappe, n'est pas faiblesse, mais soumission; alors l'activité et les élans de vie sont hors de temps et superflus, il faut languir et attendre. Si l'heure vient de se relever, il soufflera de nouveau au cœur l'inspiration, la force et l'amour. Je vais revenir bien frêle encore de corps, mais décidé à faire tout ce qui ne me sera pas impossible et à compenser ma faiblesse par ma bonne volonté. Je ne cherche pas si un séjour prolongé ici me pourrait être salutaire; l'approche de l'hiver ôtera aux champs beaucoup de leurs avantages; d'ailleurs, de graves raisons que vous savez me rappellent à Paris; j'irai donc au plus tard vers le milieu de septembre, plus tôt, si le f. Myionnet, dont j'attends une lettre, le juge à propos. Vous vous étonnez, cher enfant, que le pas franchi par moi n'ait pas été le moment d'une transformation lumineuse qui ait agrandi mon être et doublé en moi les puissances d'action et de dévouement. Je ne saurais pénétrer les secrets du Seigneur ni lui demander compte de ses conduites à l'égard de ses serviteurs. J'ai désiré dès longtemps me donner tout à Lui, j'ai fait ce qui dépendait de moi pour lui appartenir sans réserve; a-t-il agréé le sacrifice? Intérieurement, je le crois, quoiqu'en apparence il me traite avec sévérité. Qui sait, cher ami, si les amertumes qui ont plu sur moi ne sont pas les gouttes précieuses du divin calice, les premiers pas dans la voie royale de la croix, le sceau de l'alliance plus intime avec le Céleste Epoux. Une voix secrète et consolante l'a murmuré au fond de mon cœur, durant ces jours d'abattement et de tristesse, et j'ai quelquefois goûté la douceur encore inconnue de la croix; à ce signe, j'ai cru reconnaître mon Maître et je l'ai béni de n'avoir pas dédaigné ma misère. Que les pensées de Dieu sont autres que les nôtres et que nous avons de peine à entrer dans son esprit! Je n'avais rêvé comme vous que dévouement, travaux, ardentes charités, et, quand vient enfin le jour du sacrifice, mon corps s'abat, mes facultés s'engourdissent, mon élan tombe, l'action extérieure m'est presque interdite; mais, en revanche, je supporte en moi l'opération intérieure du Seigneur, heureux, cher enfant, si je me souviens maintenant de cette parole que vous écrivîtes pour moi, vous le savez, sur une image perdue: Sustinuit te dilectus, sustine tu dilectum.150 Ce qui s'est déjà passé en moi en ce sens, cher ami, me porte à penser, entre autres raisons, que les idées contenues dans votre lettre ne sont pas entièrement justes. Je ne crois pas que nous soyons en souffrance, M. Myionnet et moi, parce que nous donnons trop à l'oraison, à la méditation, à la lecture des vieux livres et que nous négligeons d'étudier les besoins, les misères profondes de notre temps, soit en nous mêlant à toutes les douleurs morales et physiques de ceux qui souffrent, soit, au moins, en les contemplant dans les livres qui, selon vous, les retracent. C'est un fait incontestable et non contesté, même par vous, qu'on ne connaît Dieu et soi-même et le monde que par l'oraison; en Dieu on contemple le type infini de toute beauté, de toute perfection morale, de toute vertu; en soi-même, on retrouve le germe et commencement de toutes les erreurs, de tous les vices, de tous les crimes. Qui n'a pas longtemps étudié dans ce double livre, qui n'y revient pas souvent ne comprendra jamais bien le monde, n'aura jamais force et lumière supérieure pour influer sur lui. La condition essentielle et première de toute action extérieure est donc là, pour les mystiques comme pour les hommes de dévouement; c'est une loi invariable qu'ont suivie nos devanciers, que suivent aujourd'hui les serviteurs de Dieu dans les plus hauts degrés de la sainte hiérarchie et que suivront encore ceux qui voudront comme eux glorifier Dieu et servir leurs frères. Vous ne niez pas ce point, mais vous demandez qu'entre l'Evangile, l'Imitation et les autres livres ascétiques, nous trouvions place pour les œuvres d'imagination du temps, afin d'y voir les plaies hideuses de l'humanité dégradée, de nous animer pour elle d'une vive compassion et nous porter avec plus d'ardeur et de lumière à son secours. Je ne crois nullement, cher ami, que les rêves d'une imagination en délire, les conceptions monstrueuses ou fantastiques d'esprits dépravés, en dehors du vrai quand ils aspirent au beau, également exagérés et faux dans leurs idéalisations du mal, non, je ne crois pas qu'ils soient les sources choisies où se doive étudier le monde en ses misères, comme en son beau côté. S'il faut sortir de l'étude contemplative et vérifier dans les applications réelles les révélations de la spéculation intérieure, c'est dans les récits qui courent les rues, c'est dans les tribunaux, c'est dans les tristes repaires du vice et du crime qu'on peut faire d'utiles et profitables observations, car là est, non plus la fiction, ni les fantaisies bizarres de l'esprit, mais le fait et le réel de la vie. Du reste, du jour où il plairait au Seigneur de grossir notre nombre, d'agrandir notre tâche et de nous envoyer aux malheureux pécheurs comme instruments de sa miséricorde, Il ouvrirait nos yeux au contact de la matière confiée à nos labeurs; Il donnerait à nos cœurs la compassion immense qui se prend d'amour pour les âmes noyées dans la fange; alors, croyez-moi, les prétendues révélations de vos auteurs seraient bien misérables devant les clartés du réel et les illuminations de la grâce, et nous regretterions bien l'attention, peut-être dangereuse, que nous leur aurions accordée. Pour aujourd'hui d'ailleurs, et revenant à la sphère de notre vie actuelle, qu'avons-nous à faire de vues ambitieuses sur un avenir dont Dieu seul a le secret; qui de nous sait ce à quoi Il nous destine et qui peut prévoir avec quelque précision ses vues sur nous? Je n'aurais garde de blâmer, cher ami, votre pensée, si saisissant nettement un but pour les âmes de zèle et de dévouement, vous croyiez devoir le leur marquer avec les signes qui manifestent la vérité et font reconnaître l'esprit de Dieu. Quant à présent, je ne saurais voir encore dans votre opinion qu'un pressentiment lointain, un désir, une aspiration du cœur vers une amélioration vague et indéfinie de l'état social; telle qu'elle soit néanmoins, je l'ai accueillie avec sympathie, comme un témoignage de la préoccupation de votre esprit pour tout ce qui tend au bien; j'y vois aussi cette douce habitude que nous nous sommes faite l'un et l'autre d'ouvrir simplement notre cœur pour y laisser lire à l'ami ce qui s'y passe; faites toujours ainsi, cher enfant, et soyez sûr que vous serez toujours compris. Aujourd'hui, le f. Myionnet et moi n'avons qu'à faire humblement les œuvres modestes et déjà lourdes pour nous que le Seigneur nous a confiées; s'Il daigne nous prêter vie, nous agréger quelques amis, nous nous efforcerons d'établir au milieu de nous un véritable esprit d'union, de zèle et de dévouement et de cimenter le lien de vie qui assurera notre avenir; alors, alors seulement, pour ceux qui verront cette heure, le moment sera venu d'aller, comme les apôtres sortant du cénacle, aux diverses missions que le divin Maître ouvrira devant eux; car, vous le savez, cher ami, au cénacle seulement fut donné aux disciples du Seigneur la lumière, la flamme intérieure et l'invincible courage; nous aussi nous devons passer par ce saint lieu. Que cette lettre est longue et sérieuse, cher ami; j'aurais voulu la terminer par un peu de doux épanchement pour que vous retrouviez le cœur de votre ami près du vôtre et sentiez un peu cette affection dont vous et moi avons besoin; mais je suis bien fatigué et demain, dès le matin, je pars pour passer tout le jour à la campagne avec les miens. Car, gardez-vous de croire, après avoir lu cette grave épître, que je sois austère à faire peur, toujours méditant, priant, lisant; nullement, je fais peu de chose sinon des promenades et des entretiens joyeux avec ma sœur et ses enfants, nous parlons parfois un peu raison ou tendresse, le plus souvent nous conversons en passe-temps, nous chantons des cantiques, celui de la Sainte-Famille en particulier qui fait fureur ici, ou bien nous lisons des livres de délassement; le soir, nous jouons quelque partie et nous allons dormir. Vous le voyez, cher enfant, j'ai repris vite la vie de famille et, à voir comme les jours coulent, je sens bien que c'est la plus commune, la plus facile, celle de tous; j'ose pourtant aspirer à une autre plus austère et plus haute; j'espère que Dieu ne m'en repoussera pas. Je n'ai pas besoin de dire que sa part est réservée dans ces journées que je vous esquisse ici un peu incomplètement; les miens, d'ailleurs, à ma grande joie, n'oublient pas non plus ce qui appartient au Seigneur. Adieu, ami, enfant aussi, car je ne puis si vite oublier ce nom, je demande pour cela un peu de temps. Adieu, très cher enfant, je prie toujours et beaucoup pour vous, priez aussi pour moi, c'est une si douce manière de se ressouvenir de ses amis et de raviver sans cesse notre affection pour eux. Je vous embrasse tendrement et suis en J. et M. Votre affectionné frère Le Prevost
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150 Le Seigneur bien-aimé t'a pris en charge, à ton tour de "supporter" le bien-aimé. |
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