268  à M. Paillé

Projet de Conférence à St-Valéry-en-Caux. Le don total existe chez tous les frères, malgré les apparences. M. Paillé ne se donne pas sans réserve. Pour MLP. la qualité de l'engagement religieux se juge au don total: "dans la voie où Dieu vous a mis, on n'est heureux que quand on a tout donné".

Vaugirard, 30 août 1854

Mon cher enfant,

Vous m'avez écrit une bonne lettre, dans laquelle vous avez mis toute l'ouverture possible et tous les bons désirs de votre cœur; je vous en remercie et vous en sais un gré extrême; j'ai dit à nos frères vos affectueux souvenirs, et aussi votre recommandation en faveur de la future Conférence de St-Valéry, rien de tout cela n'a été oublié; nous avons prié pour le succès de cette bonne œuvre, nous espérons que le bon Maître la fera réussir, si elle doit tourner à sa gloire. Je vais tâcher d'arranger mes affaires pour aller passer quelques jours avec vous, et de là faire une visite de 3 ou 4 jours à ma sœur. Je ne pense pas du tout qu'une si courte apparition aux bains puisse le moins du monde m'être utile, mais j'irai pour que vous ne soyez pas entièrement isolé pendant votre absence. Je tâcherai de partir samedi par le convoi de 7h. du matin, ou par celui de midi, si je n'étais pas en mesure de si bonne heure. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous rendiez visite à l'ami Folluc. Les suites du projet de Conférence me donnent bien quelque inquiétude; il faudra organiser des quêtes, se donner beaucoup de mouvement, entretenir des relations avec un nombre considérable d'étrangers et d'habitants de St-Valéry; ce sera loin de la paix que vous cherchez; pourtant, s'il en doit résulter un bien réel, si l'on peut réunir quelques éléments de bon aloi, je pense qu'il faudra passer outre et marcher. J'ai quelques règlements et manuels que je vous porterai.

Vous abordez dans votre lettre plusieurs questions que je n'avais envisagées que d'une manière générale, sans faire d'application bien particulière à personne; je voulais seulement poser ce principe que, sans un dévouement vrai, sans réserve, sans partage, on ne peut rien établir de solide et de persistant; que, grâces au Seigneur, cet esprit généreux, signe bien certain de la vocation et des desseins de Dieu, vivait dans notre petite famille et qu'elle devait le garder comme son plus précieux trésor. Vous m'objectez que le sacrifice absolu, et de soi-même et des choses de la terre, n'est pas pleinement consommé pour plusieurs, qu'il reste donc douteux si Dieu nous appelle à un dépouillement complet et à une abnégation entière. J'ose vous assurer formellement que ce doute n'existe pour aucun de nous; tous sont dévoués par le cœur sans restriction volontaire et s'il existe, pour les uns ou pour les autres, quelque réserve apparente, elle est dans la position, dans les circonstances, non dans la volonté ni dans le cœur; dès lors, le sacrifice est vrai, pur, complet, digne de Dieu, car la victime s'immole tout entière et ne se réserve rien. Ce sont ces réserves de la volonté et du cœur qui m'affligent et m'inquiètent, quand je crois les apercevoir, car elles sont essentiellement contraires à la vraie perfection, à la vraie charité, partant à la vie religieuse qui aspire à l'une et à l'autre. Saint Vincent de Paul a toléré que le dépouillement extérieur des biens ne fût pas absolu, on le tolère aussi en divers lieux de notre temps, mais c'est pour l'extérieur seulement, pour ménager l'esprit antireligieux des familles, prévenir les imputations contre les Communautés et les mettre, autant qu'il se peut, en dehors des intérêts temporels; mais, au fond, le principe reste immuable, le dépouillement indiqué par le Sauveur doit être consommé de cœur, franchement et sans détour, et pratiqué réellement au degré où il est possible sans inconvénient; les règles ont été posées par la Sagesse éternelle, elles restent immuables et ne fléchissent point; ce qui paraît à l'œil peut varier dans la ferme, mais ce qui se fait dans le cœur est toujours le même; le Seigneur a dit: Mes paroles ne passeront point.¹⁹⁸ Je l'affirme dans une conviction profonde, ces principes sont ceux de tous les membres proprement dits de notre petite Communauté et vivent dans toutes les âmes. Tous pratiquent le détachement absolu par le cœur et le suivent dans la pratique, sans autre réserve que celle des circonstances auxquelles ils doivent céder. Tout est bien ainsi, Dieu n'en demande pas davantage, Il veut le cœur et, quand Il en est bien sûr, tout le reste est secondaire à ses yeux.

Pour l'abnégation de la volonté, le sacrifice de la personne, il en est de même aussi; ce n'est point avec restriction, c'est sans nulle réserve mentale que nos bons frères ont compris la parole du Sauveur: Qu'il se renonce lui-même¹⁹⁹; franchement, généreusement, ils se sont jetés tous dans le sein de Dieu; ils ont dû, sans doute, accepter les conditions d'une œuvre qui se forme et qui n'a pas encore les privilèges d'une fondation consommée; mais, dans la plénitude de leur cœur et dans toute l'étendue de leurs puissances, ils se sont dédiés et consacrés à toujours; les uns, auxquels on l'a permis, par une parole formelle, les autres, au moins intérieurement, par le vœu de leur cœur. Si nous n'avions pas ce fond solide, nous ne serions rien, ni devant Dieu, ni devant les hommes, ni à nos propres yeux; mais, grâces en soient rendues au Seigneur, sa flamme a lui dans nos âmes et nous a consommés et unis dans sa divine charité.

Pour vous, cher enfant, vous êtes, plus que vous ne pensez, fondu à cette vie commune que le Seigneur a suscitée en nous, vos liens sont vrais et sincères aussi, seulement, par un peu de timidité, à vous naturelle, vous tâtonnez parfois et marchandez un peu dans la pratique. De là, pour vous, la source d'hésitations, de doutes et d'abattements de cœur; de là, des heures pénibles et pleines d'inquiétude. Avec un peu plus de hardiesse, vous seriez affranchi et goûteriez la liberté des enfants de Dieu qui vous a manqué jusqu'à ce jour.

Je ne désapprouve point les mesures que vous avez prises quant à votre temporel, elles sont bonnes au fond mais consommez en vous un détachement plus vrai, ne faites pas des quelques biens qui vous restent une perspective ou retranchement qui s'interpose entre Dieu et vous; je ne demande rien de plus; quant au sacrifice de votre personne, à mon gré vous le devriez à Dieu, à votre repos, à votre paix qui, je le crois sincèrement, est à ce prix. Sans cela, vous n'aurez pas le cœur content ni tranquille, parce que, dans la voie où Dieu vous a mis, on n'est heureux que quand on a tout donné. Vous hésiterez, vous reculerez, vous voudrez et ne voudrez pas; si vous n'allez pas là, vous serez sur la route, mais vous n'atteindrez jamais la fin. Sainte Thérèse dit: "Je ne serais jamais d'avis, quand Dieu montre quelque bien à faire, qu'on reculât par crainte de faillir dans l'exécution; j'ai éprouvé par moi et par bien d'autres que jamais la force ne manque à qui se donne en se confiant en Dieu."

Vous m'aviez ouvert votre cœur, bien cher ami, je vous ai ouvert le mien, je vous ai dit mon avis sur votre intérieur; je l'ai bien souvent examiné devant Dieu et je crois le bien connaître; mais, mon cher enfant, si ma persuasion ne passe pas dans votre cœur, croyez bien que je n'en aurai nul déplaisir, je continuerai à prier Dieu pour vous, sûr que son heure viendra; car le cœur est droit chez vous, aidé par la grâce, il triomphera, comme vous le dites vous-même, des résistances de la nature.

Quoi qu'il en soit, nous vous prendrons toujours tel que vous voudrez être; en nous unissant à vous, nous avons pensé que c'était pour jusqu'au dernier jour, je réponds de notre fidélité comme de mon tendre, vrai et paternel amour pour vous.

Votre ami et Père dans les Cœurs de J. et de M.

Le Prevost