Comptes à régler avec les entrepreneurs de Nazareth. La
prière est indispensable dans les embarras financiers. Directives
pour des démarches charitables. Zèle des frères ecclésiastiques. La vie
quotidienne de MLP. et du frère Paillé à Vernet. Privations spirituelles.
Le Vernet, 28
novembre 1855
Très cher enfant en N.S.,
M. Myionnet m'a fait rédiger hier tout d'une haleine une
longue note pour M. Carboy, je m'en sens encore tout moulu aujourd'hui; je ne
répondrai donc que bien sommairement à votre lettre, pourtant si affectueuse,
si filiale, mais vous savez dès longtemps que tout ce que je ne vous dis pas
n'en est pas moins au fond de mon cœur.
Je m'occupe d'abord des affaires qui, à juste raison,
absorbent en ce moment vos principaux soins.
Il faut examiner quels sont strictement les droits de M.
Georges d'après les termes de son marché qui est dans le petit tiroir à gauche,
dans l'armoire de ma chambre. (Ne pas trop brouiller les pièces et reçus qui y
sont, de peur de n'y plus rien retrouver ensuite).
On doit donner à M. Georges le tiers du montant des
travaux après la pose du comble, et les deux autres tiers dans l'espace de deux
ans, sans termes déterminés pour les paiements. Mais il me semble que les comptes
ne sont pas réglés et que le montant des mémoires de M. Georges pourra être
beaucoup réduit par le règlement, surtout si M. Cabaret, que nous trouvons
jusqu'ici bien mou pour soutenir nos intérêts, met un peu de fermeté et de bon
vouloir. S'il faut absolument payer 4.000f à M. Georges, les termes que propose M.
Leblanc me paraissent convenables et M. Georges ne pourrait, ce me semble, les
refuser. Il est rude et peu traitable en apparence, mais je ne le
crois pas mauvais. M. Boutron est en relation d'affaires avec lui et a sur lui
une certaine influence, on peut le faire intervenir.
Pour M. Cabaret, il peut être juste de lui donner un
acompte, mais il se pourrait réduire à 300f et je crois qu'il serait encore très
content ainsi; il ne peut en l'état des choses exiger davantage.
Quant aux intérêts à payer, vous avez le petit livre que
je vous ai remis, étudiez-le avec un peu d'attention et vous verrez les époques
de paiement. Je crois qu'il est dû à M. de Kergorlay un semestre échu en
juillet ou août dernier, dont vous ne faites pas mention. Pour les intérêts dus
à MM. Guillemin et Terray, c'est une chose moins précise pour moi, parce que,
depuis le dernier règlement d'intérêts que j'ai fait, avec le concours de M.
Boutron, à M. Guillemin (voir la date de ce paiement au petit registre), M.
Guillemin a fait de nouveaux paiements à M. Terray; il faudrait prier M.
Boutron de vous aider à faire nettement le compte de ce qui est dû à M. Terray
et à M. Guillemin pour intérêts, vous auriez peine à faire seul cette petite
opération.
Mais ce n'est pas assez de parlez paiement, il faut aussi
songer aux moyens de payer. Le plus sûr, le plus immanquable, c'est la prière,
c'est le recours au Cœur du divin Seigneur, c'est l'invocation des miséricordes
de Marie, de saint Joseph, de saint Vincent de Paul. Notre situation est
difficile, nous ne pouvons faire face que par une grande et généreuse confiance
dans le Dieu de bonté qui ne nous a jamais abandonnés. Donc, cher enfant,
prions; ne faisons rien, ne commençons rien sans élever nos yeux en haut:
levavi oculos meos in montes, unde veniet auxilium mihi.221 Je vous
soutiendrai ici de mon mieux, nos bons abbés surtout et tous nos frères vous
assisteront et le Dieu Tout-Puissant vous donnera son secours.
Quant aux moyens d'action, il faut employer grands et
petits, tous ceux que vous pourrez avoir. M. Mullois, le Ministre de
l'Intérieur, M. Decaux, s'il le voulait, pourrait représenter à M. Baudon
l'importance de notre entreprise et son haut intérêt pour la société, les
complications et difficultés qu'y ajoute ma maladie et l'opportunité d'une
aumône généreuse de sa part. Notre bien dévoué Confrère (M. Decaux) pourrait
faire les mêmes ouvertures au Conseil de Paris qui, en conscience, devrait
aussi nous assister dans une opération si utile pour les œuvres de la Société de
Saint-Vincent-de-Paul.
Je crois que si M. Boutron écrivait à M. de Montaud pour
lui faire part de ma maladie et lui rendre compte de la situation de l'œuvre de
Nazareth, maintenant mise à fin et présentant de si belles ressources pour les
pauvres, logements, etc., chapelle, M. de Montaud, quoiqu'il m'ait déjà aidé,
enverrait encore 500f.
M. le Mis de St-Seine, rue de Vaugirard 57, je
crois (en face les sœurs), qui m'a donné l'an dernier 250f, m'a laissé espérer qu'il
en ferait autant cette année.
Si Mme de Gontaut voulait dire quelques mots à
M. Thayer (on prononce Ter) qui m'a déjà aidé de 500f, assurément il ferait
encore quelque pareille aumône.
J'ai écrit à M. de Lambel; à son retour, vous pouvez
compter qu'il vous aidera par tous les moyens possibles.
On pourrait enfin chercher si quelques Confrères, non
encore intéressés dans la chose, ne pourraient faire le prêt de quelques mille
francs. M. Leblanc ne pourrait-il en parler à M. de Verneuil, en lui montrant
que l'immeuble donne un gage qui met à l'abri de toute inquiétude? M. Guillemin
pourrait, de son côté, en parler à quelques autres Confrères. M. Cochin ne
pourrait-il être sondé? M. Guillemin a-t-il revu, comme il l'avait promis, Mme
Dufour, veuve de l'héritier de notre ami Bouzani? Il faudrait le presser
vivement de le faire: nous avons là 4.500f qui nous feraient grand bien.
Il ne faudrait pas négliger les images, les petites
surtout; si vous alliez vous-même, tantôt chez une dame, tantôt chez une autre,
en vous faisant recommander, vous auriez certainement des résultats; cela vous
ferait d'ailleurs des connaissances et relations, ce qui est un point immense
dans les œuvres. Et au milieu de tout cela, cher enfant, restez calme autant
que possible et revenez souvent à Dieu; priez en chemin, en montant les
escaliers, en sonnant aux portes, les anges gardiens vous introduiront. M.
Hello pourrait beaucoup vous seconder pour les images.
Je suis bien heureux de tout ce que vous me dites sur
notre petite famille, heureux du zèle et du bon vouloir de chacun, du
dévouement de nos ff. ecclésiastiques, que nous trouvons toujours les premiers
quand il s'agit de s'immoler pour le bien; c'est un frappant exemple qui double
la vie de la Communauté.
Embrassez-les bien fort tous pour moi, je ne pense jamais
à eux sans que les larmes me viennent aux yeux, car cette pensée vient toujours
en même temps: les reverrai-je encore?
Recommandez bien à mon f. Myionnet de veiller sur les
santés et aux besoins de tous; quoique j'en eusse sollicitude, ce n'était pas
encore assez, il faut qu'il fasse plus et mieux. La chapelle est trop froide,
trop livrée aux vents; avec un jour ou deux d'ouvrier, on pourrait calfeutrer
toutes les fenêtres. Il ne faut pas non plus qu'on abuse de ses forces, Dieu
fera ce que nous n'aurons pu faire; la confiance en Lui sera notre salut.
Vous voulez qu'en terminant je vous dise deux mots sur
nous. Mon f. Paillé va bien et soutient admirablement le rôle du fidèle et
dévoué compagnon que la
Communauté lui a donné à mon égard; on ne saurait mieux
remplir sa mission. Pour moi, je crois que l'air, qui me rend plus d'appétit,
me peut fortifier un peu mais ma poitrine est tout aussi malade et irritée
qu'au départ; un petit froid, il y a quelques jours, m'a rendu les
accidents qui avaient disparu depuis un mois; les crachats sanglants sont
revenus en abondance; aujourd'hui ils semblent disparaître.
Il ne faut pas vous figurer d'ailleurs notre séjour ici
comme une promenade et un aimable délassement; c'est un exil dans la rigueur et
la sévérité du mot. Le Vernet est un trou, un pauvre village avec des habitants
déguenillés, logés dans des huttes ou perchoirs à peine habitables. Le pays est
beau mais il faudrait avoir force et santé pour le parcourir; pour les malades,
il n'y a comme promenade toujours la même dont on ne s'écarte point parce
qu'elle est abritée et au soleil quand il y en a. L'air est plus pur que doux;
quand le soleil est absent, il faut rester à la maison. Il pleut de temps en temps
et ce n'est pas pour un peu. Il neige assez souvent, hier en particulier; il
faut garder la chambre. Durant le jour, on s'occupe encore et le temps passe
vite mais après le dîner, de 6 à 8h., il y a deux mortelles heures de digestion
qui sont rudes à passer; nous nous promenons et nous assoyons alternativement
mon f. Paillé et moi dans une grande salle éclairée par une seule bougie, fort
sombre conséquemment, nous y sommes seuls d'ordinaire; nous faisons des
pèlerinages dans les coins, en les transformant par l'imagination en la
chapelle de Vaugirard et en autres lieux chers à notre piété, et le temps
s'écoule ainsi tous les jours de la même sorte; la conversation est peu animée,
parce que parler m'épuise; ne trouvez-vous pas que mon f. Paillé a, en tout
cela, un grand mérite? Je suis là, pour moi, forcément, en expiation de mes
fautes et subissant les épreuves du Seigneur; mais lui, il y est par
dévouement, c'est généreux et chrétien assurément. L'hiver se fait sentir ici
peu de temps, du 10 décembre environ jusque vers la fin de janvier; nous y
arrivons, cela m'effraie un peu. Mais ce qui m'est par dessus tout pénible,
c'est d'être en grande partie sevré des secours spirituels. Jusqu'ici, le
médecin avait toléré que j'allasse à la messe à une petite chapelle près de la
maison, mais un peu grâce aux insinuations et négociations multipliées du f.
Paillé, il m'interdit absolument cette sortie du matin. Je suis donc privé de la Sainte Messe et de
l'adoration du Saint Sacrement qui n'est pas réservé dans la petite chapelle.
M. le Curé a eu la bonté, ce matin, de m'apporter la Ste Communion
et a promis de le faire trois fois par semaine. C'est une grande condescendance
du divin Maître, mais la chapelle de Vaugirard nous a gâtés.
Adieu, bien cher enfant, je pense bien souvent à
vous, ce pays est pittoresque et vous donnerait bien des dessins à faire, mais
le Seigneur vous veut à d'autres travaux. Adieu tendrement.
Votre ami et Père en N.S.
Le Prevost
P.S. Ci-joint une petite légende que j'ai entendu
raconter; elle peut servir aux patronages, Saintes-Familles, Petites Lectures.
Voici une lettre pour Mme Récamier.
Informez-vous chez Mme la comtesse de la Bourdonnaie, 20, rue
de la Paix et Mme
de Monsaulmin, 12, rue St-Guillaume; si elles sont revenues, je vous enverrai
alors une lettre pour elles.
|